Bienvenue à Girard

— Jay Chung

Heji Shin, KW3, 2018, impression jet d'encre, encadrée, 224 x 160 cm

Heji Shin, KW3, 2018, impression jet d’encre, encadrée, 224 x 160 cm

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les universités ont-elles toujours été des lieux aussi tristes ? Dans une interview pour The White Review, Elif Batuman, journaliste et autrice de deux livres de souvenirs de campus semi-autobiographiques datant de bien avant l’arrivée des médias sociaux, observe que, même alors, l’université américaine était réputée être une « usine à compétition ». « D’une certaine façon, écrit-elle, on pourrait penser que c’est une sélection pour les individus les plus aptes à l’auto-critique et les plus malheureux. » Batuman a toujours eu un regard aiguisé sur les mécanismes de la validation culturelle. Ses essais se sont intéressés à l’importance du MFA en création littéraire et au travail d’atelier des écrivain.es ; en d’autres termes : aux principales institutions qui produisent des auteur.es de fiction et, avec ses pairs également sceptiques, elle s’est interrogée sur leur validité et leur efficacité dans la création d’une littérature de qualité.

On peut ici faire un parallèle avec l’art contemporain. Que signifie pour un.e artiste avoir des ambitions, et quelles sont les voies à suivre pour les réaliser ? Qu’est-ce que ça signifie aujourd’hui de vivre dans un atelier-loft ? Est-ce que les artistes participent à un « culte du cargo » autour de leurs prédécesseurs, dans des jeux de rôles Grandeur Nature (LARP) de l’art ? Comme le souligne Batuman dans l’introduction de son premier livre, Les Possédés : mes aventures avec la littérature russe et ceux qui la lisent, les institutions qui promeuvent et canonisent les individus exceptionnels semblent le faire en effaçant le tissu des relations discursives dans lequel les œuvres répondent à la production contemporaine ou la développent. L’art n’est plus destiné à être un projet commun.

Heureusement, Les Possédés offre au lecteur une autre appréhension de l’art. Batuman admet franchement avoir voulu devenir écrivaine, mais ne pas se présenter comme telle. Étudiante diplômée en littérature russe, sa vie, qui consiste essentiellement à suivre des cours et à lire, manque de matériau pour une autobiographie conventionnelle. De même, les autres personnages du livre, des camarades aspirants universitaires et des chercheurs modérément excentriques, sont plus névrosés qu’exceptionnels. Mais, d’une certaine façon, l’existence des Possédés est en soi une preuve que le fait de définir sa propre relation à la littérature peut elle-même produire de la littérature. Comme ses ouvrages ultérieurs, qui pourraient inclure Les Détectives sauvages de Bolaño ou le Nécropole de Khodassevitch, les livres de Batuman racontent brillamment l’histoire de la naissance de la sensibilité littéraire chez une personne.

La critique littéraire, pour Batuman, fait de l’écriture une entreprise humaniste. « Ce n’est pas remplir votre maison avec des paniers d’osier de plus en plus beaux », écrit-elle, en remarquant que les œuvres de fictions littéraires, en étant ouvertement dévouées à la convention, ne semblent qu’accumuler, chacune n’étant pas fondamentalement différente de la suivante. Naturellement, ceci peut aussi s’appliquer à l’art contemporain qui ressemble encore plus à une collection de paniers s’il est privé de discours commun.
Un art de LARPers (joueurs de rôles) n’a pas de collégialité. S’il n’y a pas de moyens de faire avancer son propre art par le travail de quelqu’un d’autre, l’art se met en situation de gagnant-perdant, et toutes les autres formes sont un obstacle à la réalisation de son propre projet ou à la possibilité d’attirer l’attention du public. Cette organisation sociale tragique génère l’envie, la rivalité et même la violence pure et simple.

Batuman décrit ces cas litigieux à l’aide du discours théorique du philosophe René Girard, qui fut l’un de ses professeurs dans les années racontées dans Les Possédés. Selon la théorie du désir mimétique de Girard, les gens situent à tort l’origine de leurs désirs dans leur for intérieur, alors qu’il ne s’agit en réalité que d’une forme de conduite apprise et imitative. Plus simplement dit, la seule raison qui nous fait désirer quelque chose (ou quelqu’un, à cet égard) est le fait que quelqu’un d’autre désire aussi cette chose ou ce quelqu’un. Aucun objet, ni aucune personne n’est intrinsèquement attirant. De manière idiosyncratique, Girard parle de désir « métaphysique », entendant par là qu’il ressemble à un pouvoir étranger et inconnu qui nous contrôle totalement, corps et esprit.

Girard aurait été – ou était peut-être – un grand gourou. Il se présente lui-même comme tel, en nous offrant une vision d’une profondeur inconnue de nous jusqu’alors, mais qui semble parfaitement sensée. Dans Les Possédés, Batuman et son cercle d’amis voient leurs vies totalement bouleversées par les cours de Girard. (Personnellement, j’ai été aussi indirectement obsédé par Girard via ce livre. Pour mon associé Q Takeki Maeda et moi, ses idées ont changé notre vision de l’art et elles nous ont inspiré une série d’expositions s’y rapportant. Le principe du désir mimétique nous a aidé à structurer l’élément narratif de notre travail The Teeth of the Gears, et son concept ultérieur du bouc émissaire allait être la base de notre première exposition à Essex Street.)

Je crois que pour de nombreuses personnes, l’attirance vient du fait que la pensée girardienne nous invite à considérer la dynamique sociale d’une façon presque mécanique. Dans ce sens, on remarque une similarité avec les écrits de Bourdieu sur le capital culturel. Dans les deux cas, lorsque le lecteur adopte une certaine manière de penser, la métaphore devient littérale. Par exemple, lorsque Bourdieu décrit la compétence culturelle inculquée aux enfants, il considère le goût comme un héritage – littéralement, transmis par le sang :

Cela [la compétence culturelle] confère la profonde certitude qui accompagne la certitude de posséder une légitimité culturelle et l’aisance qui est la pierre angulaire de l’excellence ; cela produit la relation paradoxale à la culture faite de confiance en soi au milieu de l’ignorance (relative) et de la désinvolture au sein de la familiarité, ce que les familles bourgeoises lèguent à leur progéniture comme s’il s’agissait d’un bijou de famille.

Si l’on imaginait une personne hypothétique qui exsude cette légitimité culturelle, on pourrait aussi la décrire en termes de médiateur, selon la notion girardienne, c’est-à-dire celui qui impose, sans même chercher à savoir, ce qui est désirable pour l’individu. Cette personne confère un statut et une valeur aux gens et aux objets. Culturellement, on estime que l’expression individuelle et l’authenticité sont les valeurs fondamentales, et il semble quasiment impossible de réfuter leur importance. Elles définissent la personnalité. Mais pour Girard, nous sommes tous des suiveurs ; il n’y a pas de désir véritable. Nous héritons de notre désir de quelqu’un d’autre qui, pour sa part, suit probablement aussi celui d’un autre.

Le mois dernier, un vêtement « KW » de la ligne de produit du Kunst-Werke s’est trouvée en rupture de stock immédiatement après qu’une photo de Kanye West le portant soit postée sur Instagram. C’est un exemple quotidien du désir mimétique en action. On pourrait dire que les entreprises de la tech, parce qu’elles travaillent sur le modèle de la publicité, sont des instituts pour l’étude du désir mimétique. L’investisseur de capital-risque Peter Thiel se déclare publiquement girardien. Tout ceci est clair pour nous aujourd’hui, mais en 2010, à l’époque où paraît Les Possédés, on ne pouvait que vaguement distinguer les grandes lignes de ce que deviendrait notre présent. À quelle sorte de chaos peut-on s’attendre, si nous sommes tous en train de nous imiter les uns les autres, en poursuivant les mêmes choses ?

Même si Girard continuera à développer le concept du désir mimétique en tant que concept littéraire, il a consacré son travail ultérieur au domaine de l’anthropologie, et c’est dans ce contexte qu’il tentera d’articuler une connexion entre mythe et culture, violence et rivalité. Girard croyait que, en temps de crise, une société se sentant menacée projetterait inconsciemment son sentiment sur un bouc émissaire. L’accusé pourrait être une minorité, comme dans les persécutions religieuses, ou un individu, comme dans les régicides ou les chasses aux sorcières. Par le biais du désir mimétique, la recherche hystérique du blâmable pourrait également faire boule de neige, menant à des vagues d’accusations et à la panique morale.

L’intérêt que porte Girard au bouc émissaire réside dans le fait qu’aucun groupe n’a jamais revendiqué avoir victimisé qui que ce soit intentionnellement. Lorsqu’on lit des documents préparatoires à un procès en sorcellerie, par exemple, on trouve une nette disparité entre le point de vue du lecteur et celui des persécuteurs qui sont, dans le feu de l’action, pleinement convaincus de la culpabilité de l’accusée. Avec le bénéfice de l’objectivité, ainsi que de la distance historique, nous seuls comprenons ce qui est vraiment arrivé. Girard affirme que les mythes, la littérature, et même la culture dans son ensemble existent pour réconcilier ces deux points de vue. La société, après avoir compris qu’elle a blâmé à tort une victime innocente, crée un mythe qui transforme la victime en héros/héroïne en réécrivant principalement l’histoire pour dissimuler la violence infligée, et en s’acquittant de de toute responsabilité envers ses propres méfaits.

Comme l’a observé Girard, le bouc émissaire est une figure omniprésente en littérature et en art, en particulier dans l’Église Chrétienne, où il prend indéniablement une place centrale. C’est peut-être pour cette raison que le philosophe est devenu étroitement associé aux institutions théologiques, et l’on comprend que son œuvre puisse irriter de nombreuses personnes. Mais l’on pourrait aussi supposer que ce même ressentiment qui met les théories de Girard en accord avec l’Église les rende également fascinantes pour les acteurs du monde de l’art. Quoi qu’il en soit, elles semblent convenir à ceux qui essayent de trouver une place dans un monde où les individus semblent se livrer une guerre continuelle.

Traduit de l’anglais par Michèle Veubret

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