J’ai dansé avec un pingouin

— Enzo Shalom

© Jack Smith Archives, Gladstone Gallery, New York et Bruxelles

© Jack Smith Archives, Gladstone Gallery, New York et Bruxelles

Le son de la voix de Jack Smith, à la fois profonde et haut perchée, m’accueille à travers un haut-parleur au-dessus de la porte. « C’est bien d’être sorti du coffre-fort tous les dix ans, à chaque fois qu’il y a un programme de rétrospective », lance-t-il nonchalamment de son habituelle voix traî-nante. Présentée dans le cadre d’un programme cinématographique au Theater for the New York City en 1981 – puis dite « performance parlante » – What’s Underground About Marshmallows? apparaît aujourd’hui, dans sa demi-vie persistante, comme une pièce radiophonique d’autofiction qui structure l’exposition organisée par Jay Sanders et Jamie Stevens à Artists Space. Comme la plus grande partie du travail exposé, cette pièce rapproche documentation et re-présentation, offrant à apercevoir quelque chose, même si de loin et partiellement, dans un vertige auto-référentiel et déviant. Lisant manifestement un script, avec de longues plages de silence, Smith mets en scène le résidu des structures de base qui orientaient ses premiers films et les réinscrit au sein d’un psychodrame familial. Typique de l’atmosphère de ce genre – avec ses routines de rapport de force – son flux de pensée semble être induit et gouverné par des imbroglios.

Imbroglios et gouvernance seraient des voies possibles pour bien réfléchir aux récupérations elliptiques de Jack Smith, dont la logique interne se soucie peu de la vie au-delà de leur ici et maintenant. « Tu n’as qu’à Jack Smith (verbe) Jack Smith (nom) », me dit un ami, tandis que j’écris ceci. Dans les limites des points de vue et des orientations, une habitude structurante semblablement complexe se présente là où les performeurs semblent ne pas être distincts des endroits dans lesquels ils évoluent ; situés dans une masse aux contours flous, les membres imbriqués, il est difficile de dire ce qui appartient à qui. Dans le domaine indistinct des perso-nnages et des accessoires, les acteurs venus d’un fatras de productions (un pirate, un vampire, une infirmière, un bébé et Shéhérazade entre autres) se jettent d’un côté à l’autre, dans le cross-gender, le cross-genre.

Cela pourrait nous éclairer au sujet du clickbait de la « cancel culture » que de se souvenir comment Flaming Creatures (1963) – censuré par la Cour Suprême pour des raisons qui dérange-raient encore aujourd’hui malgré l’évolution de nos standards puritains – éclipse souvent le reste de la production de l’artiste malgré sa censure. Au lieu de cela, l’exposition d’Artists Space prend le déplacement de Smith du film au théâtre à son point de départ (en 1968), un aspect souvent négligé, moment où sa Gesamtkunstwerk décousue devient baroque et fonctionne davantage de manière opérationnelle, moins à la manière d’un tableau. Se situant à la fois dans et hors de l’unité centrale, les performances mises en scène pour la caméra furent ramenées à la maison, au « theâtre », et projetées sur des diaporamas de vacances pour servir de toile de fond lors de performances nocturnes, dont les avant-plans auraient pu être des images réinjectées par le projecteur, comme des fonds réutilisables. Ces performances étaient définitivement provisoires, non systématiques – un échaffaudage tenace à partir duquel toute modélisation de leur expérience semblerait partielle.

Mais contrairement au festival baroque, les rituels de Smith ne gravitaient pas autour des saisons autant qu’ils encourageaient une construction ouvertement artificielle, a-historisée, dénaturée. Etant irréductibles dans leur artificialité, ces rituels fonctionnent comme un remplaçant fabriqué pour détourner des impulsions essentialistes – avant que le camp n’eut été consigné comme le style d’une époque.

Dans une partie de l’exposition dédiée à la Plaster Foundation of Atlantis – son théâtre à domicile autogéré – les éléments de sa mise en scène semblent conditionnés et charriés par le flot d’un milieu, d’une atmosphère, d’une ambiance, d’un environnement. Entre-temps, creusant plus profond – et remplissant le sous-sol d’Artists Space, où la moitié de l’exposition prend forme – les années post-éviction étaient séparées des scènes antérieures, plus intimes, et plus interconnectées, plus peuplées. Tenant la micro-communauté d’acteurs, de performeurs et de créatures à distance, Smith quittait sa position derrière la caméra pour glisser dans le cadre, dans les performances avec des objets inanimés qui assumaient les postures d’autres individus (pensons à la peluche Yolanda la pingouina par exemple). Ce qui est apparu plus tôt comme un festival théâtral se transforme en simulacre de sacrifices. Pour invoquer Bataille, à la fin d’une conférence au Collège de sociologie : « Il est difficile de savoir dans quelle mesure la communauté n’est que l’occasion favorable pour un festival ou un sacrifice, ou dans quelle mesure le festival et le sacrifice témoignent de l’amour offert à la communauté. » En se déplaçant parmi les artefacts restant, on remarque une sorte de structure narrative bipolaire fondée sur les relations sociales qui ont donné « forme » au travail de Smith.

Costumé en Homard (The Lobster), il arrive pour collecter les « loyers », dans diverses scènes figées jouées dans une décharge sablonneuse du Lower West Side de Manhattan qui sert à représenter le Sahara dans le système des studios hollywoodiens. Les diapositives se succèdent lentement et selon le degré de soumission, sa pose peut relayer celle du locataire ou du propriétaire. Ce fut à peu près à cette époque, au début des années 1970, qu’ayant été expulsé, Smith se mit à parler de « monde loué ». Les propriétaires sont montrés de manière générique, et ils n’amènent que rarement, sinon jamais, l’immobilier per se. Au lieu de cela, ils sont la caricature de l’intrusion des principes de la propriété dans le domaine des relations, des idées, du langage et des comportements. Comme beaucoup d’œuvres de Smith – pensons

à ses institutions par procuration (Hyperbole Photography Studio, Plaster Foundation of Atlantis, Reptilian Theatrical Acting Company) – les choses ne s’élèvent pas au niveau du concept ou du symbole, mais elles se posent par énactement.

Carnets de voyage
Diaporamas de vacances
Repérages
Films d’aventure

La liste ci-dessus est une note que j’ai écrite lors de ma visite de l’exposition. En quittant les lieux, j’ai réfléchi à la manière dont Smith s’éloignait de l’utilisation quotidienne du langage au moyen d’une sorte de tourisme permanent ; à la manière dont on se met à distance et où le fait d’être à bord n’est pas thématisé autant qu’il devient le principe d’apport de forme ; et à la manière dont ceci peut marquer le glissement entre le langage que nous utilisons et ce que nous décrivons réellement.

J’en reviens à mon ami, celui qui me disait de Jack Smith (verbe) Jack Smith (nom) : ce qui est implicite dans la sincérité de Smith ce sont les mouvements récursifs et labyrinthiques entre un verbe et un nom. En dépit des parallèles entre le langage brouillé de ce travail et la rhétorique fantasque du moment, rapprocher ces deux mondes serait une forme brutale à conquérir.

Traduit de l’anglais par Michèle Veubret