Entrée en matière

— Fulvia Carnevale

Le choix qu’on y trouvera n’a pas eu de règle plus importante que mon goût, mon plaisir, une émotion, le rire, la surprise, un certain effroi ou quelque autre sentiment, dont j’aurais du mal peut-être à justifier l’intensité maintenant qu’est passé le premier moment de la découverte.

Michel Foucault, Les Vies des hommes infâmes, 1977.

« Les choses les plus déconcertantes ne sont pas celles que nous n’avons jamais sues, mais celles que nous savions et qu’ensuite nous avons oubliées. » Voici ce qu’on peut lire dans le quatrième chapitre de Non credere di avere dei diritti (Ne crois pas avoir de droits) publié en 1987 par La librairie des femmes de Milan. Cette phrase nous paraît refléter la condition même des documents que nous présentons ici, tous prisonniers des limbes d’un oubli sélectif contre lequel ils se battent sans succès. S’il faut isoler un trait qui les apparente, on dira que ce sont des extraits de livres écrits par des femmes sur des femmes. Plus que des affirmations d’un point de vue ou des articulations d’une position politique, on y trouvera des explorations de zones de fragilité, des problèmes irrésolus et des épreuves de force existentielles.

Le choix de ces textes ne répond pas à un critère philologique, ni à l’ambition de rendre compte d’une partie plutôt que d’une autre d’une nébuleuse politique trop complexe pour qu’on la réduise à ses rares traces écrites. Si nous avons un désir ici, c’est que ces mots surgissent, en dehors de leur possible classement au sein des taxinomies universitaires, dans leur ignorante beauté, dans leur précarité littéraire et dans leur puissance d’évocation d’un possible toujours fragile et parfois juste inventé pour se survivre.

Notre intention est aussi celle de contribuer modestement à une histoire visuelle et verbale du présent, de restituer quelques fragments des tentatives que certaines femmes ont faites en Italie à partir des années 70 pour se réapproprier elles-mêmes et transformer ainsi le monde.

Il ne s’agit pas de textes exemplaires, mais de textes mémorables, grevés par toutes les limites des élaborations de leur temps, composés dans un langage arraché à des silences embarrassés.

D’autres pratiques de liberté non moins importantes coexistaient avec celles dont il est question ici, à la même époque, dans ce même pays, parfois en conflit ouvert avec ces vécus de révoltées au sein de la révolte. Nous ne traçons pas ici une cartographie détaillée de cet état de choses, nous ne souhaitons pas non plus nous élever au dessus de ce passé, encore palpitant et blessé, pour en donner une vision clinique et détachée. Nous avons par contre voulu extraire, tout en luttant avec les difficultés de la traduction, des sensations exactes, des bribes d’intensité des temps où l’on a goûté à une liberté qu’on s’était soi-même fabriquée.

L’auto-production des circonstances dans lesquelles devenait possible la transformation de soi et des autres est un des aspects qui nous paraît le plus actuel dans ces écrits et en même temps le plus éloigné de notre présent. Certainement le terrain de la subjectivité était, pendant que ces textes s’écrivaient, moins colonisé par toutes les sortes de techniques de soi, qui commençaient à peine à éclore, mais il était aussi, en tant que tel, plus difficile à aborder dans une visée non thérapeutique, plus dur à restituer à son statut de champ de bataille.

Il y a toutefois dans ces savoirs précaires, nés de l’autoconscience et des collectifs féministes, quelque chose qui continue de rester nouveau et ouvert à n’importe qui, quelque chose de réfractaire à l’autorité des maîtres, de proche de l’euphorie pionnière de ces découvertes qui ne deviendront jamais colonialistes.

Le souffle de liberté qui traverse ces écrits vient justement de leur désordre et de leur fraîcheur, que le passage du temps n’a pas entamé. Il y a du vol, du détournement d’usage : rien n’était pensé pour que les femmes puissent s’en servir comme outil d’émancipation d’elles-mêmes –encore moins la psychanalyse. Et rien, si ce n’est la mise en commun de leur propre désir, ne les a aidées à se libérer d’une image à laquelle elles ne voulaient plus ressembler.

Depuis lors, trop peu de choses ont changé. Le refus de rendre compte dans cette courte introduction de l’inscription historique et culturelle de ces essais se justifie par le fait que ces derniers sont autant d’attaques de ces fictions que dans les universités on appelle l’Histoire et la Culture. Les lecteurs et les lectrices feront ce travail eux-mêmes, s’ils le souhaitent, ou bien ils mettront les mots en résonance avec leur propre histoire et tout ce que constamment ils en oublient.

Vue depuis le prisme de ces expériences, l’Histoire se révèle en fait comme une masse obscure et viscérale d’instincts de guerre et de viol, de désirs de femmes pour les hommes et pour les autres femmes, de ségrégations et de rapports de force jusque dans l’amour, jusque dans la maternité. C’est l’Histoire toute entière, dénudée des honneurs et des médailles, vidée de la gloire des héros et trainée dans les cuisines crasseuses, dans les nuits sans sommeil près des berceaux, dans les « lits-postes-de-travail », dans les « maisons-usines ».

L’Histoire racontée comme un trauma est bien ce qu’on devrait enseigner dans les écoles pour que l’on ne puisse pas ignorer que les génocides, les guerres, et les exterminations sont des affaires de famille avant de devenir des événements à l’échelle d’un pays ou d’une planète. Pour cela il faudrait rouvrir un chantier de recherche rien qu’autour des mots qui servent à nommer le tunnel dans lequel le féminin est constamment refoulé. Ces mots sont plus proches de lames à affûter en permanence que d’acquis qui s’accumulent et peuvent se transmettre comme des biens mobiliers.

L’autobiographie a été, en tant que voyage entrepris à plusieurs avec des moyens de fortune, la seule aventure possible pour accéder à ce que Luisa Muraro appelle l’ordre symbolique. Le poids de l’individualité dans les dynamiques collectives a acquis une autre valeur dans ces récits que personne ne voulait entendre, où prenaient forme des corps faits de paroles et de sens à regarder, désirer autrement et enfin à comprendre.

Le vocabulaire n’avait pas été jusqu’ici l’arsenal des femmes, ni parfois même leur boîte à outils, de même que l’Histoire ne sera pas leur histoire jusqu’à ce qu’elles puissent systématiquement explorer les points de contact, secrets et nombreux, entre les événements de leurs vies et ceux dont il est question dans les livres, dans les tribunaux, dans les universités.

L’histoire des vaincus n’est pas simplement celle que les protagonistes eux-mêmes ne savent pas raconter, comme l’explique très précisément Foucault [1] : elle est aussi l’histoire d’une perte aussi bien morale que matérielle, la déportation d’un vécu, une obligation, jamais formulée et toujours imposée par la force, à être racontée et administrée par d’autres, à devenir des collaborationnistes d’une classe, d’une race, d’un sexe ou d’une situation pour pouvoir survivre au prix d’être neutralisés et détruits. C’est l’histoire, en somme, de comment on crée les conditions pour l’impossibilité de l’amour, en mettant à sa place la pauvreté la plus extrême : la peur indéracinable d’être rejeté. En ce sens la légende de la complémentarité entre féminin et masculin a enjolivé la paix romaine du patriarcat. La vérité est que pour déclarer une guerre, il faut pouvoir se permettre d’avoir des ennemis, ainsi les femmes  restèrent pendant des millénaires chargées de la conciliation et de la paix domestique.

Le non-politique – écrivait Lia en 1976 dans un des Sottosopra – creuse des tunnels que nous n’avons pas à remplir de terre, car c’est la dénomination même de politique qui est en jeu à chaque insurrection, à chaque mouvement social. Les gens ne se battent au fond pour que élargir le spectre de cette définition, parce que dès que des faits et des sentiments se mettent à porter le nom de politique, ils tombent dans les mains miraculeuses du commun, ils deviennent partageables, accessibles : ils sont transfigurés.

« Je me souviens, dit une femme nommée Ma, de certaines compagnes d’école qui m’étaient montrées du doigt comme des modèles de féminité, pareilles à leurs mères, comme des boîtes gigogne. […] C’est comme si pour certaines femmes cet œuf ne s’était jamais ouvert, comme si elles étaient passées d’une nuit à une autre, de mère à fille et puis encore de fille à mère, dans une chaine continue dans un tunnel sans issue [2]. » Ce sont les éclats qui ont brisé cette nuit que ces textes capturent, par exemple dans des discussions qui prennent place après-coup dans un groupe hétérogène réuni autour de Lea Melandri, où l’on ne parle pas seulement d’un passé, mais de son degré de réalité une fois que le présent en a effacé les conquêtes.

Comment vit-on dans un monde qu’on a pour un temps changé mais qui ensuite s’est replié sur son ignorance et ses certitudes en ruine ? Comment accepte-t-on la défaite de quelque chose qui n’a même pas pu éclore, telle la maladie mortelle d’un enfant en bas âge ? Ces questions rôdent, se répètent, font des tours et des détours, parfois sans grâce mais pleins d’intérêt, dont nous n’avons rien coupé, en sachant qu’il s’agissait déjà de résumés, de transcriptions, et que l’insuffisance de l’oralité rendait d’une certaine façon présents les corps parlants.

On peut lire dans des extraits du recueil A zig zag de 1978 publié dans le cadre du travail du Groupe Sexualité et Ecriture de Milan, et commenté par Lea Melandri : « Nous étions conscientes d’utiliser des mots d’autrui, en les forçant à la tâche interprétative de souligner le non-dit – le savoir mûri dans l’oppression –, mais aussi ces lueurs d’un savoir produit par la très lente transformation de nous-mêmes dans la relation entre nous et d’autres femmes. Dans cette analyse d’écriture, nous nous sommes aperçues que nous avions pillé les cent ordres de la culture analytique de l’homme mais aussi que le pillage avait été individuel et désordonné : chacune avait utilisé souvent inconsciemment les mots qui lui étaient le plus familiers, compte tenu de son histoire et de sa culture [3]. » Ici, on a essayé de redistribuer une partie de ce butin.

Si le féminisme est une chose que l’on doit évoquer comme un amant disparu, s’il est un point de vue qui, en tant que tel, n’existe pas – comme on pouvait le lire sur une pancarte pendue à la porte de la Librairie des femmes de Milan à l’époque – ou s’il est quelque chose qui ne concerne que le petit comité des femmes qui l’ont créé, parce que l’on crée toujours sa propre liberté et qu’on ne la reçoit jamais d’une autorité compétente, ces questions ne trouveront pas ici leur réponse.

Autonomie et besoin d’amour, le texte qui tourne autour du livre de Carla Lonzi Vai pure, nous paraît essentiel parce qu’il met en cause le rapport entre travail artistique et désir, qu’il rend visible le fossé qui sépare le travail d’amour du travail valorisant aux yeux de la société. Cela est fait de manière simple et brutalement autobiographique : une rupture devient un cas, un paradigme d’intérêt public, au point qu’au lieu de faire le deuil de la fin d’un amour on en vient à se questionner sur les illusions qui l’ont rendu possible et nécessaire et, quitte à devenir aussi vulgaires que la vie elle-même, sur le prix qu’il nous faut payer pour que l’amour continue, tel qu’il existe encore aujourd’hui entre les hommes et les femmes.

La ligne qui partage le personnel du collectif, le sentimental du politique est constamment effacée tout le long de ces écrits. Le texte d’Antonella Nappi, « La nudité », nous paraît exemplaire à cet égard : se réapproprier son propre corps de femme est une activité de groupe et elle passe par une injection de réalité qu’on s’administre, et qui, seule, peut contraster la propagande des corps publicitaires.

Le matérialisme commence par la connaissance de son propre corps, par la conscience du fait que l’image du corps influence la pensée ainsi que la pensée affecte notre apparence physique. On devine alors les contours du cercle visuel-voyeuriste duquel les femmes, depuis que l’image peut être reproduite, sont prisonnières ; chacune seule avec ses milliards de « sœurs » photographiques, dont aucune ne lui ressemble et auxquelles elle se doit de ressembler. Pour briser ce sortilège il faut se refaire un miroir, se regarder et se prendre pour son propre objet d’étude telle que l’on est en refusant systématiquement de se changer. Et c’est paradoxalement à partir de ce moment que le vrai changement commence à prendre place.

Nous terminons cette brève introduction avec les mots de Lea Melandri elle-même, chargés de doute et lourds de modestie : « Il est difficile, écrit-elle, de dire à quel point la pratique de l’inconscient a progressé, cette idée aurait pu s’élargir et donner lieu à un discours plus général sur le monde. Nous avons entrevu, dans une saison brève et très intense, qu’un changement dans les vies pouvait se produire, et que de ce changement pouvait naître un savoir qui n’était pas seulement spécifiquement féminin. Quelque chose de nouveau était en train d’émerger par le mélange de la pratique et de la théorie, au moyen d’une généralisation qui partait à chaque fois de fragments d’expérience racontés et transformés en objets de réflexion [4]. »

Le pari que nous faisons ici est que ce quelque chose soit encore en puissance, encore dormant, et prêt à se laisser activer.

  1. [1] Michel Foucault, Dits et écrits, III, La torture, c’est la raison, Paris, Gallimard, 1994, p. 390-391.
  2. [2] Lea Melandri, Una visceralità indicibile, Milan, F. Angeli, 2000, p. 116.
  3. [3] Ibid., p. 127.
  4. [4] Ibid., p.104.
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(ENG) The Emancipated Reader in May N°1