L’Homme de l’anthropocène (tel que dépeint dans le film Gravity)

— Stephanie Wakefield

  1. Introduction

L’anthropocène, l’Époque de l’Homme. Alors que les montagnes de données toujours plus importantes, les projections concernant l’évolution du littoral et autres explications informelles proposées ne sont pas en mesure ne serait-ce que de commencer à exprimer d’un point de vue phénoménologique l’expérience de vivre à une telle époque ; le film Gravity récemment sorti en salle parvient à dépeindre de manière spectaculaire l’état de folie, d’épuisement dans lequel nous, les héritiers de l’anthropologie catastrophique du libéralisme, nous trouvons. Il est facile de voir dans le mot « humanité » l’homme prométhéen, l’humanité humaniste ou le sujet libéral, et de réagir à grand renfort d’arguments prévisibles fondés sur tel ou tel substitut de ces fictions (géographies plus qu’humaines, hybrides humains/non-humains conviviaux, la vie des choses, matière vibrante, réseaux d’acteurs, Internet des choses, la singularité, etc.), mais cela revient à complètement passer à côté de l’aspect le plus décisif du concept des stratigraphes (des métaphysiciens critiques ?) : l’anthropocène définit l’humanité libérale, mais elle le fait uniquement au moment de sa chute diachronique. (Y a-t-il déjà eu une civilisation qui aurait emprunté son nom au principe qu’elle vénère le plus, pour finalement appeler le tout « désastre » ?)

  1. Rétrospectivement

Un point flotte dans le vide de l’espace, il observe le monde d’en haut, comme s’il s’agissait d’une image. « Magnifique, non ? »

La combinaison spatiale protège une astronaute des éléments extérieurs tout en lui fournissant tout ce qu’il faut pour survivre, et en la transportant dans les entrailles de ce monde sans qu’elle ait à entrer en contact avec lui. Cette combinaison spatiale n’est pas vraiment, comme le dit Sloterdijk, une métaphore pour toute existence humaine. C’est plutôt l’image par excellence de la vie libérale qui n’est ni une illusion épistémologique, ni une donnée transcendantale, mais le produit historique de plusieurs siècles de gouvernements occidentaux ; leurs dispositifs œuvrant non pas en imposant l’ordre sur une existence préétablie, mais en produisant et en agençant l’existence elle-même, la produisant comme une dualité en accord avec la philosophie des Lumières et les Écritures chrétiennes. D’un côté, nous avons les êtres humains simultanément détachés de leurs conditions de vie et poussés à identifier la liberté et le bonheur avec ce même détachement (l’Homme) ; et de l’autre, le reste du monde, une réserve permanente, un vivier obéissant qui encercle l’Homme, mais ne le touche jamais. La somme constamment renouvelée de ces deux aspects, la vie libérale, est le dispositif récursif global au sein duquel des montagnes sont transformées en fournisseurs de charbon qui alimente usines et réseaux de distribution, ce qui, il fut un temps, était en lien avec les vies entretenues par ces infrastructures : des lampadaires pour prévenir l’insurrection et le crime, des appareils domestiques pour consolider les ménages, des voitures et des autoroutes pour acheminer les travailleurs.

Mon vieux, ils pensaient vraiment qu’avec un monde parfaitement ordonné, on aurait un avenir radieux…

  1. Comment je me suis décomposé

L’Homme « prométhéen » ou « humaniste » requis par cette civilisation incarne l’anthropologie que tout le monde s’empresse de critiquer de nos jours, et cette attention portée sur l’Homme nous ferait oublier ce qui lui est arrivé au cours des quarante dernières années, durant lesquelles il a été affaibli, quasiment démoli. Il y a tout d’abord eu la réorganisation horizontale du travail et de l’existence post-1968 dans le monde occidental ; après avoir tout fait pour nous créer nous-mêmes, constamment, à chaque moment et à tout prix, pour survivre ou simplement exister, nous avons pu aller au-delà des murailles qui nous séparaient de l’existence dans sa globalité. L’hyper-individualisation a été concomitante au démantèlement de l’édifice fordiste, qui a coupé l’herbe sous les pieds de l’individu, annulé le futur, et généré d’insoutenables nouveaux désirs tout en rendant leur satisfaction de plus en plus difficile.

Vient ensuite la cybernétisation du pouvoir. De l’Internet à la construction de gigantesques infrastructures et de systèmes automatisés gérés en réseaux, l’art de gouverner est depuis plusieurs décennies devenu une histoire de création et de gestion de l’information et des systèmes, au détriment des sujets. La création de systèmes interconnectés a d’une part rendu les entreprises plus résilientes face aux travailleurs, et d’autre part fait surgir de nouvelles menaces liées à ces mêmes systèmes : gazoducs et circuits de transmission endommagés, raccordements souterrains perturbés, problèmes de réseaux électriques ou échec des systèmes de contrôle qui assurent leur suivi – la moindre petite anomalie laissant présager une réaction en chaîne désastreuse affectant des réseaux entiers. Par conséquent, aujourd’hui, chaque gouvernement fait face au même problème, à savoir comment designer des infrastructures résistantes qui s’adaptent, répondent ou absorbent mieux les événements perturbateurs. Des centaines de milliers de kilomètres de câbles en fibre optique, des lignes aériennes et souterraines, des fermes de serveurs, des trajectoires de vol ; ports, autoroutes, satellites, mines de charbon, réseaux intelligents et gazoducs : ce système de « systèmes vitaux » global géré avec vigilance, constitue la seule chose que nous pourrions appeler la « Terre entière ». Nous sommes juste censés suivre, transmettre et tweeter, constamment – et si jamais le simple fait d’interrompre un instant cette frénésie de communication est devenu déboussolant, c’est bien car le fait d’être implique dorénavant d’exister en tant qu’information, et non plus vraiment en tant qu’individu.

L’explosion accidentelle d’un satellite de télécommunications a coupé les réseaux de communication terrestres et provoqué une réaction en chaîne qui a envoyé valser un nuage de débris dans l’espace. Stone : « Tu penses que c’est inquiétant ? » Kowalsky : « Laissons ça aux gars restés en bas. »

Pauvre Homme, la situation ne va faire qu’empirer ! Le mythe de l’homme triomphant face à la nature est récemment tombé en disgrâce, non pas à cause de ses implications dévastatrices, mais plutôt de ses tentatives échouées de dompter la nature ou tout simplement, de gérer chaque système. Fukushima, les blackouts, la marée noire du Deepwater Horizon : non seulement les infrastructures qui étaient supposées permettre de maîtriser et d’améliorer le monde n’ont pas rempli leur rôle, mais c’est de plus en plus souvent de ces infrastructures en réseau que naissent les catastrophes qui engendrent une avalanche de nouvelles catastrophes face auxquelles l’homme est devenu un simple observateur impuissant.

  1. Oh, humanité !

Tout cela pour dire que l’Homme est en piteux état. Aujourd’hui, ceux qui s’organisent de manière sérieuse en vue de donner forme au futur savent déjà que quoi qu’il advienne, l’humanité de demain n’aura pas grand-chose à voir avec l’anthropologie humaniste. Que ce soit le sanatorium pour « erreurs 404 » de Google qui croule sous les données (la fin logique des années 1960, « la possibilité d’une île »), accompagné du refrain « mais tu sais bien que tu ne peux pas revenir en arrière », et de photos absurdes – comme celles où, vêtus d’une combinaison spatiale, on rebondit sur des astéroïdes – ou les tentatives, à New York comme à Paris, de transformer l’épave humano-technologico-naturelle qu’est devenue la ville moderne en un réseau résistant ayant la capacité de s’auto-réparer, capable d’éviter l’ingérable et de gérer l’inévitable – plus personne ne croit en cette anthropologie.

Sauf nous, qui baignons encore dans cette fiction. D’où l’incroyable confusion, le délire qui règne partout. Reiner Schürmann utilisait l’expression « principe d’anarchie » pour définir le seuil temporel contradictoire qui correspond aux limites du champ métaphysique, dans lequel les principes premiers – les différentes manières d’accéder à la connaissance et d’agir qui ont donné sa forme et son sens à notre civilisation – sont toujours fonctionnels, mais disloqués, en pleine déliquescence.

Des décennies de « travail » en vue de démontrer la nature métaphysique de la catastrophe, voilà le sommet (un tas de débris parmi tant d’autres) qu’ont gravi les stratigraphes pour nous placer succinctement, directement, dans le présent. En se basant sur les ruines de son principe premier pour baptiser notre ère, ils nous ont forcés à faire face à cette ère dans toute sa schizophrénie.

  1. Comment se sent-on quand on expérimente la fin du monde ? Triste/confus/excité ?

En tentant de tenir debout sur un sol qui s’effondre, Kowalsky et Stone se font le miroir de l’expérience insensée de l’Homme dans l’anthropocène.

Kowalsky : « Ils ne financent pas les prototypes, même pour vos beaux yeux bleus. »

Stone : « J’ai les yeux marron. »

[…]

Stone : « C’est le premier jour, je joue des coudes sur Bourbon street… »

Houston : « Abandon de mission ! »

Kowalsky : l’astronaute vétéran qui dirige sa dernière mission, play-boy sûr-de-lui d’Ocean’s Eleven, toujours prêt à se dépêtrer de n’importe quelle situation ; l’Homme prométhéen dans un piteux état : les blagues qui charmaient autrefois tombent à plat ; il se trompe de couleur en parlant de ses yeux ; ses récits sont interrompus, ou graduellement mis en sourdine jusqu’à ce que le silence tombe : nous le regardons, au sens littéral comme au sens figuré, se désagréger progressivement, sans fanfare ni trompette. Comme déconnecté de la réalité, il réapparaît sans cesse avec un bon mot qui sera vite oublié et dans un dernier effort héroïque, il sauvera même la vie de Stone, comme pour nous dire « Je suis toujours là », alors qu’il est manifestement en train de disparaître dans le vide, dans le reflet que l’on voit sur l’écran de la montre de Stone. Comme les calottes glaciaires, comme les forêts, ainsi va l’Homme.

Ou alors Stone/machine à survivre résiliente : de Miss Congeniality la-fille-qui-enchanta-le-monde à Dr Stone, nostalgique d’un rêve désormais lointain, usée, stressée au plus haut point, faisant son possible pour se maîtriser. Elle prend sa voiture pour aller travailler toute la journée dans un laboratoire souterrain, rentre chez elle seule le soir (« Là, tes yeux sont injectés de sang. ») Regardez-moi ce corps : elle est la femme d’âge moyen un peu mélancolique qui mange une salade géante (persil, amandes, kale, poires, citron, pommes oméga-6, et acide gamma-linolénique (AGL), œufs et graines de courge bourrés de zinc, mélangé à de l’huile de chanvre). Toujours au premier rang pendant le cours de spinning, elle pédale toujours plus vite, essayant sans cesse d’avoir une longueur d’avance sur le monde, de tromper la mort. (La voix de son prof. hante ses écouteurs, « Plus vite, plus vite, les zombies sont derrière toi ! Le tsunami aussi ! Tu cries, sauve-moi ! Je te réponds, sauve-toi toi-mêêêêmmmmeeee !!! »). Sculpter un corps aux contours lisses pour braver la mort, le chaos ou l’instabilité, pour mieux se fondre dans les surfaces lisses de nos écrans. Mais ce qui était censé être un monde mesurable refuse la mesure et les ridules, les fissures, sur la peau, sur le sol, sur les rivières, sur les calottes glaciaires, continuent d’apparaître – mais qui sait, peut-être que ce nouveau sérum, ce morceau d’astéroïde ou encore ce banc d’huîtres, changeront la donne…

« GPS en panne » « Je peux pas… je peux plus respirer… »

Du « trouble anxieux écologique » à un gouvernement en perpétuelle crise de management, l’anxiété se répand partout, elle nous envahit. La calamité nous menace, partout. Vortex polaire, démantèlement de gouvernements, fourmis folles, précipice budgétaire, neutralité du net ; crise économique, crise immobilière et un règlement de compte de bikers ; je fais attention à ce que je mange, je me lave les mains après avoir touché quoi que ce soit dans un lieu public, je prétends que le niveau des océans ne monte pas, je ne fais pas l’andouille avec mon smartphone, j’essaie de ne pas finir comme une statistique de faits divers, coincé sur les rails du métro, m’y faisant pousser, ou en glissant sur une plaque de verglas. Rats cannibales !

Gravity nous révèle avant tout ce que gouverner veut dire aujourd’hui : pas d’objectif, pas de futur conjecturable ou porteur d’espoir pour l’humanité – juste un présent précaire à maintenir à flot, d’une infrastructure critique à l’autre. Le maintien en vie d’une civilisation moribonde, d’une planète submergée par des révoltes humaines et non-humaines, Occupy/Sandy, Gezi/Fukushima. L’effroi que procure les crises et les reportages présageant de l’effondrement imminent de la civilisation sont en réalité une projection sur nous-mêmes de l’ontologie de la résilience : un monde de moments de basculement, un paysage futur peuplé de cadavres, de souffrances et de catastrophes en chaîne ; comme Stone, nous allons devenir des rescapés hypocondriaques. Autrement dit, nous sommes déjà ce que nous allons devenir de manière explicite.

  1. La quête

Stone : « Ok, je ne vois que deux fins possibles. Soit j’arrive en bas saine et sauve et j’ai une sacrée histoire à raconter, soit je flambe dans les dix minutes. Mais de toute façon, ca va être une virée d’enfer. Je suis prête. »

Nous sommes en chute libre, et il ne s’agit pas seulement d’une extinction de masse des coraux, des chauves-souris et des forêts – sa nature est spirituelle, métaphysique, éthique. La catastrophe n’est pas un ouragan à venir, c’est notre violente absence de ce monde au quotidien qui l’est. La dévastation ne peut être décrite avec des données et ne peut être expliquée par des concepts – elle est du domaine du sensible. Il faut désormais faire face à cette réalité, jadis enfouie sous les produits pharmaceutiques, les garanties et le boulot. Être en vie aujourd’hui, c’est être en quête de réponses, et d’idées, de solutions pour éviter la dévastation et revenir au monde, que ce soit comme avec Glenn Beck et sa commune texane ou dans le cas de l’exode anti-Fukushima vers l’Ouest du Japon. Mais cette quête n’amène que davantage de désespoir et de confusion, car les réponses et les chemins que nous découvrons ne sont que les restes fossilisés de la civilisation agonisante.

Toute l’intrigue de Gravity repose sur la tentative de Stone de revenir au monde, une quête qui enclenchera une avalanche de désastres, puisque visiblement chacune de ses actions ne fait qu’empirer la situation. Elle court à sa perte, vers le néant, impuissante, tandis que des fragments de villes, d’humains et de satellites tourbillonnent autour d’elle, et que le reflet de la Terre apparaît dans un va-et-vient sur sa visière… elle parle, parle, espérant que quelqu’un finisse par l’entendre… « Il y a quelqu’un ? N’importe qui… quelqu’un me reçoit ? »… un barrage volant de débris de tous les objets qui nous permettent de vivre, que nous ne comprenons pas et que nous ne pouvons pas contrôler. Stone atteint la station spatiale internationale, un incendie se déclare sans attendre. Stone et Kowalsky tentent de s’accrocher l’un à l’autre, mais ne parviennent pas à se toucher, à entrer en contact, à cause des gros gants bouffants de leurs combinaisons spatiales. La jambe de Stone s’emmêle dans les cordes du parachute du Soyuz, elle attrape une sangle de la combinaison de Kowalsky. En dépit des protestations de Stone, Kowalsky se libère de la corde pour l’empêcher d’être emportée avec lui et elle flotte vers la SSI qui semble l’aspirer, tandis que Kowalsky part à la dérive… (Si le toucher nous rappelle que nous vivons dans un monde en trois dimensions, nous sommes spectateurs de nos vaines tentatives de retrouver ce sens avec des lunettes 3D.)

Quand Stone entre finalement en contact avec quelqu’un sur Terre, elle tente désespérément d’expliquer la situation à son interlocuteur, mais il est impossible d’identifier la langue qu’il parle, et ils ne peuvent pas se comprendre. Un court métrage de Cuarón dépeint l’autre versant de la discussion : un pêcheur inuit du Groenland lui explique qu’il est lui aussi en détresse. Un de ses chiens de traîneau est gravement malade et il va devoir la sacrifier. Il lui explique : « Je sais que c’est normal, elle est très vieille, mais je ne peux pas l’abandonner, je ne peux pas lui dire au revoir, je l’aime tellement. » Ce à quoi Stone répond « arf ». Le pêcheur se lamente. Elle lui dit qu’elle va probablement mourir et il raccroche. Deux personnes tristes qui ne peuvent absolument rien faire pour s’entraider.

Quand nous tentons de nous battre, nous nous retrouvons très souvent coincés, perdus, ce qui a pour effet de démultiplier notre détresse. « La fuite est l’engendrement de l’espace sans refuge. Fuyons – cela devrait dire : cherchons un refuge, mais cela dit : fuyons dans ce qu’il faut fuir, réfugions-nous dans la fuite qui retire tout refuge. Ou encore : là où je suis, “je” ne fuis pas, la fuite seulement fuit, mouvement infini qui se dérobe, se dérobe et ne laisse rien où l’on puisse se dérober. » – Blanchot.

  1. Un détail à ne pas négliger

Aujourd’hui, être vivant c’est exister sous le règne d’une culture et d’un dispositif infrastructurel totalement infantilisant, être l’otage de millions d’appareils qui nourrissent, transportent, divertissent, apaisent, et ne demander en retour que le prolongement de l’anthropologie de l’Homme, ou plutôt de l’être nécessiteux, ne demander qu’à rester fondamentalement idiots. (Souvenez-vous qu’en réalité, dans sa combinaison, tout astronaute porte une couche pour adulte.) La prise de conscience qui s’abat actuellement sur notre civilisation a quelque chose de déchirant, un peu comme un enfant qui ne comprendrait pas ce qui lui est arrivé, ce qui lui arrive ; l’inconsolable tristesse qui résulte de la réalisation soudaine de l’étendue du désastre qui s’est produit. C’est comme quand un enfant dessine sur le mur, que ses parents entrent dans la pièce, sont furieux et hurlent de rage, et que l’enfant ne comprend pas pourquoi. Comme le disait un ami, la révolution ne prendra peut-être pas la forme de ces gros soulèvements. Peut-être qu’un jour les Hommes se retrouveront sur toutes les places du monde, pour pleurer. Ensemble, ils se souviendront des aliments qui, bouchée après bouchée, finissent par tuer, chanteront le nom des salades, des fruits et des viandes ; des centrales nucléaires, des manifestes. Shape-ups.

Mais ne se passe-t-il pas autre chose ? Ne sentez-vous pas cet étrange vent impertinent ? Il n’était pas là avant ; c’est pourtant évident. Quand nous étions enfants, nous étions ouverts aux nouvelles expériences, nous nous laissions absorber, car le monde qui nous entourait était suffisamment riche et fascinant. Confrontés au blizzard du siècle, les présentateurs météo font une sorte de crise mystique face à la réalité crue, se jetant dans la neige, la lançant en l’air, « REGARDEZ-MOI ÇA, N’EST-CE PAS FASCINANT ?! » Ou encore l’absurde redécouverte du « non-humain », la stupéfaction face à la vie des « CHOSES ELLES-MÊMES ». (« Putain d’aimants comment collent-ils ?! ») Ou ce gamin flippant à Zuccotti Park, qui a inventé cent manières de se servir d’un fût de bière pour l’occupation.

Notre époque contredit chaque âme accablée à l’idée que rien n’est possible. Des dizaines de centaines de milliers de gens prennent les parcs d’assaut et refusent de les quitter. Ils y campent, construisent des barricades, font face à des incursions et à des attaques au péril de leur vie et de leur intégrité physique, forment des alliances, s’occupent des blessés, des stocks de nourriture, défendent leur terrain comme s’il s’agissait de leur maison, de leur pays ou de leur territoire. « La vie d’un enfant est insaisissable, non pas parce qu’elle transcende vers un autre monde, mais parce qu’elle adhère à ce monde et à ce qui le forme d’une manière que les adultes trouvent intolérable. » – Agamben (Confuse, dérangée, démolie par l’anxiété, mais toujours en quête : c’est en plein cataclysme que l’humanité comprend et découvre un million de choses, comme si personne ne les avait encore jamais inventées – ne souffrant ni du cynisme du militant, ni du détachement ironique du hipster – et se comporte comme si elle venait de retrouver sa dignité et jouissait d’une extraordinaire fluidité spirituelle, non pas grâce à des idées ou des principes préconçus, mais en réagissant en fonction du moment, en jouant avec tout ce qu’elle trouve. Comment voulez-vous piloter une capsule si les instructions sont en Chinois ? Comment communiquer sans langue commune ? Si l’astronaute qui va et vient dans l’espace est l’image de l’humanité libérale du xxe siècle, Stone incarne l’anthropocène coincé dans sa combinaison, haletante, emmêlée dans une corde de parachute, utilisant un extincteur en guise de jet pack pour tenter de regagner la Terre.

Αἰὼν παῖς ἐστι παίζων πεσσεύων· παιδὸς ἡ βασιληίη. L’âge : un enfant qui joue.

Traduit de l’américain par Michèle Veubret