Matisse reboot

— Clément Auriel

Henri Matisse, Grande falaise, le congre, 1920

Henri Matisse, Grande falaise, le congre, 1920

Matisse, Paires et Séries
Centre Pompidou, Paris
7 mars – 18 juin 2012

Aujourd’hui, il semblerait que toutes les expositions se présentent comme un bonus dvd ; et ce depuis (les bandes-annonces de) 1990. Paires et séries rappelle un précédent plus lointain, en décembre 1945, à l’occasion d’une exposition à la galerie Maeght, Henri Matisse entreprend de dévoiler ce qui se trouve sous la surface de ses tableaux. Comment prendre cela ? Quel bien y trouve-t-il ? Doit-on y deviner une réponse à ses détracteurs qui le jugeaient par trop désinvolte ? Un exercice théorique, une réflexion sur les machines de reproduction – la photographie étant ce par quoi passent ses confidences ?

Des tirages noir et blanc montrent différentes étapes qui ont précédé l’apparence finale du Rêve, de La blouse roumaine, de Nature morte au magnolia… présentés eux, au centre de tout ce qu’ils furent un temps, de tout ce qu’ils ne sont nécessairement plus. Bien qu’encadrées de semblable façon, mais d’un format plus petit, les épreuves photographiques ne sauraient se confondre avec les peintures. Surtout, elles conservent la caractéristique de ce que seule peut la photographie : un voile gris mécanique abattu sur le monde. Des complications techniques expliquent-elles cela mais la couleur manquant, c’est faire aveu de peu et ne rien révéler de ce qui invite le plus souvent Matisse à reprendre le travail. Sans doute attend-il autre chose de la photographie. S’immisçant, se tenant entre les images, elle apporte la preuve du lent surgissement qui conduit au tableau. Lui ne saurait être un état transitoire, il est la somme de ces états transitoires. Chacun, semble t-il, étant satisfaisant pour Matisse qui aura pris la peine d’en conserver le souvenir. Mais les secrets d’un peintre, ainsi révélés, ne légitiment rien. Est-ce une leçon adressée aux jeunes peintres ? C’est une leçon pleine de pièges ! Et de ces pièges, quels usages ? Qu’auront retenu les jeunes peintres d’alors ? Que retiendront les jeunes peintres de 2013, c’est-à-dire ceux pour qui les hologrammes contrits indiffèrent peut être, ceux qui peuvent envisager production et diffusion en simultané ?

La série, la suite, est un système mis en place par Matisse par ailleurs, mais Le rêve, La blouse roumaine… interrompus, déployés, la suite est inscrite dans l’épaisseur même du tableau. Ici, la photographie a valeur de démonstration, bat la cadense, mémorise. Les couches anciennes existent, elles sont invisibles à l’œil nu, mais non plus à l’esprit. Présent et passé s’ajustent sur les murs de la galerie Maeght, les différés du tableau à venir apparaissent sur un même plan. C’est un des nœuds de l’exposition du Centre qui montre dans les autres salles ce saut temporel dans le tableau, mais par l’entremise d’un autre tableau. Ce sont chacune des paires, et c’est autant de livres ouverts. Ce qui les réunit varie. Le dire autrement, ce pourrait être dire : ce tableau-ci est mon œil droit, celui-là mon œil gauche et un troisième me pousse au front. Mais il faut songer encore que chaque tableau résout une situation qu’un monde minuscule – disposé sur une table, sur une commode, dans le coin d’une pièce – a posée. Que seul et pareillement dense à une tasse, un coquillage, une théière, un pot à tabac, un fauteuil rocaille, un tissu… est ce à quoi ils sont destinés. Dans l’atelier pourtant, un tableau est l’ombre d’un autre, sa doublure, le commentaire et/ou l’anecdote. La paire est un terreau étroit, mais bienveillant, opératoire et gracile ; par elle, c’est contourner la fascination des premières occurrences. Ainsi, que l’on voie le travail se faire, que se devinent les problèmes que les tableaux posent, que, de l’un à l’autre, on mesure ce qui les sépare… est une chose, mais il y a cette sorte de soulagement de voir venir deux fois de semblables images ; c’est-à-dire qu’elles ne sauraient apparaître seules, omnipotentes ; oui, soulagement de voir ainsi venir la beauté en mineur, puisque rien n’a su la fixer tout à fait.

Autre chose, il arrive que la césure qui sépare deux tableaux, parfois bascule à l’horizontale et qu’une vigoureuse saillie tranche un même tableau. Il y a au centre de l’exposition, cette enfilade de trois très relatives couronnes de poisson sous une mer immense, marmoréenne, déserte, trois tableaux farouchement coupés en deux, réunissant deux régimes d’image. La desserte avant lui, et d’autres. Mais de si franche façon c’est nouveau. Paysage sur le haut, nature morte dans le bas. Ce copier-coller étonne. Couleurs doucereuses, mentholées, crèmes,  rendues aux écumes, sèches et pâles. Les poissons : barres de fins cadavres, Chardin plus vif, sans précaution. Paysage lui-même changeant, caoutchouteux, tenu dans une coquille d’huitre. Les images s’échangent, elles n’ont d’importance que parce qu’elles s’échangent. Quand il y a inaccoutumance, la seconde de la paire prend le relais. C’est autre chose ici où il faut faire commerce dans l’espace même du tableau, commerce du genre. En 1905 Sieste et commerce des rêves et des couleurs. Plus tard, Intérieur rouge de Venise, baigné dans la lumière d’un laboratoire photographique, vidé de moitié, barré d’X, œufs peints et bouquets tremblants, collés au fond. Le bonus est dans le fruit.

Henri Matisse, Grande falaise, deux raies, 1920

Henri Matisse, Grande falaise, deux raies, 1920