Néon vernaculaire. Sur Now Dig This! Art and Black Los Angeles 1960-1980

— Alex Kitnick


Exposition

Now Dig This! Art and Black Los Angeles 1960-1980
Hammer Museum, Los Angeles
2 octobre 2011 – 8 janvier 2012



Operation Teacup (Tower Easter Week Clean-Up), organisée par le Student Committee for Improvement in Watts, au Watts Towers Arts Center et 107th Street, Los Angeles, avril 1965

Surmonté d’une photo d’un supermarché en feu, un article non signé sur les émeutes de Watts ouvrait le dixième numéro de l’Internationale situationniste (mars 1966) : la révolte théorique virulente sur papier glacé de Guy Debord. L’article décrit la situation à Watts à partir du début – un incident de la circulation qui a conduit aux pillages et aux combats de rue (« 32 morts, dont 27 Noirs, plus de 800 blessés et 3 000 emprisonnés ») – et poursuit en exposant les motifs qui sont derrière la récente explosion de violence et de rage. « C’est le rôle d’une publication révolutionnaire, non seulement de donner raison aux insurgés de Los Angeles, mais de contribuer à leur donner leurs raisons, d’expliquer théoriquement la vérité dont l’action pratique exprime ici la recherche », déclare l’article d’un ton quelque peu paternaliste. Intitulé « Le déclin et la chute de l’économie spectaculaire marchande », le texte décrit les émeutes comme faisant partie d’une critique plus vaste de la société du spectacle mondiale, l’article suivant dans ce numéro étant consacré à une analyse des combats en Algérie. Cependant, Watts étant situé juste au sud d’Hollywood, ses problèmes avaient également leur valence spécifique. La communauté se trouve à proximité de l’usine à rêves américains, et, si on lui a toujours fait beaucoup de promesses, celles-ci ont toujours été repoussées. Lassés de ces reports incessants, « les Noirs de Los Angeles, dit l’article, prennent au mot la propagande du capitalisme moderne, sa publicité de l’abondance. Ils veulent tout de suite tous les objets montrés… parce qu’ils veulent en faire usage[1]». C’est précisément cette emphase sur la valeur d’usage, plutôt que la valeur marchande, qui a fomenté « la révolte contre le spectacle », insistait « Le déclin et la chute ». Pour critiquer le spectacle, il fallait créer de nouveaux rapports sociaux à l’extérieur et contre son réseau d’images médiatisées[2]. Et l’article conclut : « La communauté, dont l’individu révolté est séparé, est la vraie nature sociale de l’homme, la nature humaine : le dépassement positif du spectacle. »

Il n’est sans doute guère surprenant que de nombreux artistes travaillant dans le Los Angeles post-Watts prennent pour centre d’intérêt principal la communauté, comme le montre la récente exposition du Hammer Museum de Los Angeles, Now Dig This! Art and Black Los Angeles 1960-1980. Cependant, comme l’indique son sous-titre, l’exposition ne proposait pas d’identifier un « art noir », mais cherchait plutôt à retracer la circulation de l’art dans une ville noire et comment il aidait à la définir[3]. Dans beaucoup d’œuvres, l’impact de Watts se ressentait explicitement. Après les émeutes, l’artiste Noah Purifoy commença à ramasser les détritus dans les décombres des rues du quartier. Avec Judson Powell, Purifoy mit en place un programme d’éducation artistique aux Watts Towers, un extraordinaire agglomérat de céramiques et de ferraille commencé dans les années 1920 par le bricoleuritalo-américain Simon Rodia. Au début, Purifoy et Powell pensèrent qu’ils pourraient y déposer leur collection d’objets, et créer un « jardin de sculptures ». « En septembre, après avoir travaillé pendant l’heure du déjeuner et après les heures de cours, on avait ramassé trois tonnes de bois carbonisé et autres débris », se souvenait Purifoy. « Malgré l’engagement demandé par la direction d’une école d’art, on a fait très attention à l’étrangeté des choses collectées. Souvent, l’odeur des débris, lorsque nous étions à proximité de la zone de dépôt, nous faisait penser à ce qui était, et ce qui n’était pas une époque tragique à Watts, et à ce qu’il fallait faire avec le bric-à-brac de saletés que l’on ramassait, et qui commençait à hanter nos rêves[4]. » Comme la date du premier Watts Art Festival annuel approchait, Purifoy décida de monter une exposition de son matériau brut (« tel quel »), qui serait la base d’une nouvelle collection d’œuvres d’art. Il engagea une équipe mixte d’artistes et de diverses parties intéressées pour réaliser ce projet. Le projet devint finalement connu sous le nom de 66 Signs of Neon, en raison des soixante-six assemblages créés à partir du plomb fondu dégoulinant des enseignes au néon pendant les émeutes. Étranges totems chargés de pouvoirs talismaniques, les sculptures s’inspiraient également de l’esthétique des Watts Towers, et se présentaient comme un héritage de l’assemblage et des récents bouleversements. Le processus même de la fabrication de l’œuvre était important. Purifoy a noté : « Le but final de ce travail était de démontrer à la communauté de Watts, à Los Angeles, ainsi qu’au monde entier, que l’éducation par la créativité est le seul moyen qui reste à une personne pour trouver sa place dans ce monde matérialiste. »

Même si les soixante-six œuvres de Neon présentaient des ressemblances avec des mouvements de la pratique artistique (on pouvait penser au travail de Rauschenberg ou de Wallace Berman, par exemple), elles avaient l’ambition de susciter d’autres formes d’engagement. En tant que condensations d’événements historiques, elles étaient plus des objets fabriqués que des œuvres d’art, et leurs combinaisons inhabituelles inspiraient la discussion plutôt que la contemplation. « On devrait regarder l’œuvre 66, non pas comme des choses particulières en elles-mêmes, mais pour le plaisir d’établir une conversation et une communication, un engagement dans l’acte de vivre », soulignait Purifoy. Si les enseignes au néon des boutiques incarnaient une forme de communication, ces étranges objets en suggéraient une autre[5]. « Résistant à une logique de surfaces spectaculaires, les créations informes de Purifoy proposaient une forme d’interaction moins fascinante que celle qui impliquait une présence aux choses. En d’autres termes, ces objets pouvaient mettre à découvert une forme de matérialité qui pourrait soutenir la confrontation avec “ce monde matérialiste”. Comme l’Internationale situationniste le suggérait à propos des actions des émeutiers, Purifoy, lui aussi, cherchait à utiliser les choses littéralement, pour créer des objets “construits normalement”, et “sans exagération ni embellissement”. » L’idée était que ce mode de fabrication pourrait donner naissance à une communauté, en plus de lui servir de modèle en quelque sorte.

En fait, à cause du manque de support institutionnel, de nombreuses sculptures retournèrent à leur état originel après l’exposition et restèrent à la décharge. Mais quelques pièces ont cependant subsisté, comme Watts Uprising Remains (1965-1966) de Purifoy. L’œuvre, un épais agglomérat de scories de métal fondu avec une bible ouverte enchâssée au sommet, tirait justement sa force de sa qualité de mémoire retenue d’une histoire déjà ancienne. D’une matérialité obstinée, elle se tenait là, au Hammer, comme une sorte de relique chargée d’informations profondément ancrées. On pouvait sentir une qualité dialectique dans cet objet, comme c’était le cas avec beaucoup d’autres dans l’exposition. D’une part, il appartenait à l’histoire, et cependant, peut-être précisément pour cette raison, Remainssemblait inaccessible et lointain. Posée sur la moquette d’un musée, l’œuvre évoquait la nature inflexible du passé. En même temps, on ressentait fortement le désir de la faire parler, d’une façon ou d’une autre.

De manière frappante, un sens aigu de la résistance des matériaux – plutôt que la puissance des images – parcourait l’exposition, ce qui était étonnant dans une manifestation ostensiblement axée sur des questions identitaires dans un groupe d’artistes majoritairement noirs. Par exemple, beaucoup d’œuvres présentes à l’exposition avaient été montrées à l’origine pour soutenir des artistes noirs. En entrant dans les salles, on tombait directement sur deux œuvres du peintre et dessinateur Charles White et du sculpteur Melvin Edwards, lesquelles, même en utilisant des médias différents, faisaient ressortir des intérêts communs. Si le Birmingham Totem (1964) de White, une encre et fusain sur papier représentant un garçon accroupi perché au sommet d’une montagne de ferraille, véhiculait un peu de la tristesse du mouvement des droits civiques, The Lifted X de Edwards (1965), un mécanisme puissant, dans le cas où il est bien callé, qui émergeait d’une pile d’éléments de rebut, communiquait une impression similaire par d’autres moyens. Dépourvues de figuration, toutefois, la plupart des sculptures d’Edwards évoquaient moins la force musculaire qu’une accumulation de détritus effrayants et repliés sur eux-mêmes. Sa série ininterrompue de Lynch Fragments, commencée par l’artiste en 1963 et sur laquelle il travaille toujours aujourd’hui, ne communique pas la violence de l’expérience des Afro-Américains de manière directe, mais véhicule plutôt la force de la violence – et peut-être même de l’ennui – dans leurs épaisses accumulations de métal soudé. L’histoire est reliée à ces objets de manière complexe. Il en résulte un fatras dense qui paraît presque trop lourd pour être accroché au mur. Un effet semblable est porté à son paroxysme dans Cotton Hangup (1966), une sculpture qui, en bien des points comme le Contre-relief d’angle (1915) de Tatlin, s’attache à deux murs et au plafond d’une pièce, animant l’espace d’une menace meurtrière latente. De nombreuses autres œuvres de l’exposition s’adressaient au spectateur de la même façon, en incorporant des processus d’accumulation à de nouvelles fins surprenantes.

Remembrances of RSVP (2011) de Senga Nengudi, par exemple, présentait une qualité d’accaparement de l’espace similaire à Cotton Hangup, mais atteignait cet effet avec une matérialité différente, pour ne pas dire opposée. En troquant le métal lourd d’Edwards contre la légèreté d’une paire de collants, l’œuvre éphémère, consommable, de Nengudi semblait entraînée dans une sorte de danse frénétique, dans laquelle elle refusait d’entrer seule. Évoquant quelque chose du mouvement des propres performances de Nengudi, le titre de l’œuvre soulignait son désir d’obtenir une réponse de la part du spectateur, en même temps qu’il nous invitait dans un espace nébuleux. L’œuvre ne semble invoquer les termes que pour les rendre superflus : le corps est conjuré, mais absent, la couleur de la peau se faufile comme un fantôme, l’intemporalité de l’objet d’art est minée par l’incorporation d’objets de pacotille. (Puisque de nombreuses œuvres des années 1970 de Nengudi n’existent plus, l’artiste a réalisé de nombreuses variantes contemporaines pour l’exposition.) Ce qui était frappant, c’était la manière dont ces œuvres échappaient au piège d’une volonté identitaire essentielle par leur référence habile à l’aspect le plus superficiel de la race : la couleur de sa peau. Ces pièces objectivaient littéralement l’identité en la transformant en quelque chose qui pouvait être arraché. Dans leurs combinaisons inhabituelles de matériau, elles semblaient suggérer qu’un autre genre de corps (social) pouvait prendre place.

Même s’ils étaient déjà suggérés dans l’exposition par le travail de Nengudi, les précédents de ce que nous considérons comme typique du traitement artistique de la politique identitaire – le travail des artistes sur la critique de la représentation qui devint proéminente dans les années 1980, comme celui de Carrie Mae Weems et de Glenn Ligon – apparaissaient très nettement dans le travail de Betty (Betye en réalité) Saar et de David Hammons. Pour ces derniers, une auto représentation négative, l’image de son peuple vue par la culture dominante (sorte de communauté bâtie en négatif), figure comme la base incontournable du travail. Par exemple, Let Me Entertain You (1972), de Saar, prend l’image dégradante du minstrel[6] comme point de départ, et elle le place à gauche de son triptyque[7]. Dans le segment suivant, l’image est transposée en haut de la représentation de deux hommes lynchés, ce qui superpose en dégradé un personnage fictif sur un document historique. Dans la troisième partie de l’œuvre, une figure noire androgyne se tient devant les couleurs du drapeau nationaliste noir, dans une pose semblable à celle du « minstrel », sauf que cette fois il/elle tient une carabine à la place d’un banjo. La figure est ostensiblement plus forte, mais la similitude avec la pose du « ménestrel » met mal à l’aise. Comme telle, l’œuvre questionne les dangers de la représentation en général. La représentation positive, on le voit, peut rapidement devenir elle aussi une caricature.

Le travail de Hammons participe de la même investigation, même si elle se révèle divergente, au bout du compte, de celle de Saar. Travaillant avec des clichés dégradants historiquement associés à la culture noire, comme l’ivrogne (The Wine Leading the Wine, 1969), et en jouant sur des épithètes verbales comme « spade[8] » (Three Spades, 1971), les œuvres de Hammons sont souvent brutales et prises au pied de la lettre. Même si l’artiste, s’inspirant en partie de Purifoy, continua à travailler sur l’assemblage, sa technique à cette période était le body-print. Il s’enduisait le corps de margarine, s’enveloppait de grands morceaux de papier, qu’il couvrait ensuite de poudre de mine de plomb, ce qui donnait des impressions fantomatiques. Différant du medium indexical similaire de la photographie, l’empreinte corporelle se prête à d’étranges distorsions, met en évidence la matérialité obtuse du sujet, et permet à l’artiste de récupérer la rupture entre le corps spécifique et l’affront générique. Pour Hammons, les idiosyncrasies du corps ne peuvent jamais être réduites à un signe linguistique – que ce soit celui du « spade » ou du poivrot. Le corps est toujours en excès. On pourrait dire la même chose du travail de Nengudi. En effet, ce qui était frappant dans l’ensemble de l’exposition, c’était la manière dont l’emphase sur la matérialité opposait une résistance à l’identité, telle qu’on la conçoit traditionnellement. Le travail, l’acte même de fabriquer de l’art, était mis au premier plan tout au long du parcours, et c’est lui qui mettait l’accent sur la construction de la communauté – cette vieille parente oubliée du réseau social. Ainsi, la communauté construite dans l’exposition n’apparaissait pas seulement comme un musée des artefacts du Black Los Angeles, mais aussi comme l’exemple d’une situation proposant des contre-modes de conversation toujours valables aujourd’hui.

Traduit de l’anglais par Michèle Veubret

Affiche pour le Sapphire Show à la Gallery 32, Los Angeles, 1970

  1. [1] Deux ans plus tard, Guy Debord écrivait dans La Société du spectacle : « Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes médiatisées par des images » (Paris, Champ libre, 1971, p. 4).
  2. [2] Un grand nombre d’œuvres de l’exposition avait à l’origine été montré pour le soutien des artistes noirs, par exemple, et diverses généalogies pouvaient être reconstituées au travers de l’influence des enseignants de l’école d’art. Faisant abstraction de toute notion essentialiste, l’exposition comprenait également des œuvres de « sympathisants », non-noirs, ce qui offrait une vision plus large des préoccupations et des techniques partagées.
  3. [3] Junk Art: 66 Signs of Neon (Los Angeles, publication à compte d’auteur, 1966, non paginée).
  4. [4] « Qu’est-ce qui fait que la publicité est finalement supérieure à la critique ? Non pas ce que disent les lettres en néon rouge, mais la flaque de feu qui les reflète sur l’asphalte » (Sens unique, trad. Jean Lacoste, Paris, M. Nadeau, 1998, p. 207).
  5. [5] De nombreuses vidéos d’Ulysses Jenkins dont Remains of the Watts Festival (1972-1973) donnent du sens à ce contexte animé.
  6. [6] « Ménestrel », chanteur blanc déguisé en Noir aux États-Unis. (NdT.)
  7. [7] Il était difficile de voir cette œuvre, par exemple, sans penser à la pratique de Sara Walker, que Saar avait publiquement condamnée. 
  8. [8] « Spade » signifie « pelle » et aussi « pique », et par extension « négro ». (NdT.)
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(ENG) In Fashion. On Josephine Pryde in May N°4