Postface

— Florence Bonnefous

Ce texte a été initialement publié dans Circles, Individuelle Sozialisation und Netwerkarbeit in der zeitgenössischen Kunst Austellungstellung Reihe, Christoph Keller (éd.) (Éditions Revolver, 2002).

J’ai supposé que la question de départ, qui est hors-texte, c’est l’identification de scènes parisiennes / françaises par extension. Ou la spécification d’une scène française…? Je suis assez d’accord quand Alison qualifie la notion de scène de spéculative; dans le domaine des arts visuels, les scènes successives qui ont été éclairées d’un coup de projecteur l’ont été pour des raisons évidentes de stratégies mercantiles à partir de places fortes du marché: New York et Londres principalement, pour ensuite se nourrir, sur un mode opératoire équivalent (coupe franche et sélection d’une dizaine d’artistes / producteurs) à « l’étranger » (scène scandinave par exemple). Un faux-semblant qui permet principalement de conforter la domination implicite des précités, une façon de noyer le poisson… Et bientôt le tour de France… Si la question est «pourquoi la France n’est-elle que peu ou prou identifiée comme une scène artistique riche à l’étranger, c’est-à-dire à Londres, New York, Berlin et Milan», alors la discussion devrait porter essentiellement sur les structures de diffusion, et la provenance de l’argent, institutionnel privé, étatique ou libéral… à partir des années 1950. Il faudrait pour cela convier Raymonde Moulin [1]. Petit bout de la lorgnette alors: une scène suppose un lieu, ou plusieurs. La scène, c’est surtout les coulisses. Ce sont des lieux où des gens se sont rencontrés, des liens se sont noués. Ces centres se croisent et se déplacent. En ce qui concerne Air de Paris par exemple, il y a un lieu; avant la création de celui-ci, à son origine, il y a le Magasin à Grenoble, où j’ai rencontré Édouard [Merino], à qui j’ai alors présenté Éric Troncy qui était déjà un ami, qui a ainsi rencontré Nicolas Bourriaud, qui était déjà ami d’Édouard, et nous avons tous ensemble rencontré Philippe Parreno, Pierre Joseph, Bernard Joisten, Dominique Gonzalez-Foerster, Philippe Perrin. Il est plus intéressant de se rappeler de ces artistes non pas comme les starlettes de Grenoble, mais pour tout ce travail de collaborations qu’ils ont mis en place, un modèle bien particulier et innovant par rapport à la notion de groupe d’artistes qui existait alors, qui n’était pas si évident à l’époque [2]. Ni si répandu. Donc, il y avait un truc à Grenoble à ce moment, avec deux pôles, l’école et le centre d’art qui lui aussi abritait une école. Puis on est partis ouvrir la galerie à Nice, et ce choix était bien en effet d’aller au soleil et au bord de la mer, donc loin de Paris. Loin du centre. À l’époque, on a longuement cherché un bunker, un vrai, que l’on voulait rénover pour s’y installer, mais on n’a pas trouvé et donc en fin de compte la galerie était un peu moins isolée que prévu. Premier ricochet : Parreno, Joseph et Perrin s’installent à Nice en même temps que nous, de nouveaux liens se créent avec un deuxième centre d’art et une école, la Villa Arson. Les Ateliers du Paradise ont été notre première exposition, qui a été assez programmatique dans ses genres : collaborations d’artistes, rapport de l’art au décoratif, valeur d’usage de l’œuvre d’art (dans un lieu aménagé comme un appartement), interactions entre différentes disciplines (la psychanalyse, la cuisine, le sport… pas encore la mode!), exposition dans l’exposition, temps d’exposition / temps libre, jeu et jeux de rôles… Liam Gillick déboule inopinément, et il reste… Après les Grenoblois, les Niçois ! : Verna, Dellsperger, Serralongue, Magnin, Lesueur, Blazy, Ramette, Mayaux, Art Concept… Troncy vient aussi vivre à Nice quelques mois, après quoi il organise No Man’s Time. Deux années (fin 1989 à fin 1991) et deux lieux qui voient de très nombreuses rencontres qui se développeront en collaborations de travail et en amitiés qui durent encore aujourd’hui, entre des artistes, galeristes, critiques d’art, curators, directeurs d’institution… En effet, c’est probablement plus « facile » en province, on est plus isolés (surtout en hiver!), cela génère une nécessité de regroupement, et puis il y a moins de bars ou de clubs, donc on prend les mêmes et on recommence chaque soir puis chaque matin avec encore la gueule de bois… Nous sommes partis de Nice pour une raison de marché, c’est clair, mais nous avons préservé le même mode de travail assez nonchalant, et basé sur des liens réels entre des gens, c’est plus agréable… On va peut-être éviter mon cancer, ma jaguar… Tout ça pour dire que probablement une scène peut absolument être mise en œuvre comme un produit (YBA) mais aussi naître assez spontanément et se cristalliser autour de quelques pôles, qui en effet sont plus éclatés à Paris. Pour nous maintenant c’est plus difficile de «participer» à plusieurs scènes à la fois, de faire plus que de venir aux vernissages, il y a un problème de temps c’est sûr, mais il me semble que le fonctionnement de Glassbox[3], quand bien même leur budget serait essentiellement institutionnel (je n’en sais rien en fait, ce n’est qu’une supposition) correspond à un vrai modèle de scène «cool», celles qui existent pour elles-mêmes et pas pour répondre à une nécessité extérieure, de légitimation institutionnelle ou de capitalisation agressive. Enfin, je l’espère! Toasting[4] aussi, on voit des liens entre des gens, un truc réel, mais ce qui apparaît comme une volonté au départ, de non-lieu, affaiblit sans doute la perception que l’on peut en avoir de «l’extérieur». Il faudrait louer le Sushi Bar à plein temps pendant un an par exemple, ça pourrait être intéressant, un groupe de gens dont le travail se voit plutôt dans des lieux d’art, mais dont le lieu propre serait un club de nuit, un night-club… On veut bien être colocataires…!

  1. [1] Historienne de l’art française qui s’est particulièrement intéressée à la sociologie des arts et au marché de l’art contemporain. (NdE)
  2. [2] Huyghe vient d’un autre groupe (Les Ripolin, avec Closky), et ne commencera à développer des liens avec ces artistes que bien plus tard (enfin pas tant que ça, mais disons à l’échelle de la décennie, dans sa deuxième moitié seulement !).
  3. [3] Espace d’exposition indépendant créé par des artistes à Paris en 1997. (NdE)
  4. [4] Toasting Agency, collectif curatorial et éditorial, fondé par Eva Svennung et Alexis Vaillant en 1998. (NdE)