Questions sur 4 Taxis

— Thomas Lawson

Couverture de 4 Taxis, nº 9/10, février 1983

Thomas Lawson : Commençons avec quelques informations sur votre histoire. Pouvez-vous me dire comment est né 4 Taxis, quand, pourquoi et comment ?

4 Taxis (Michel Aphesbero, Danielle Colomine) : Tu oublies où ! 4 Taxis démarre en 1978 à Bordeaux, où nous vivions, toujours notre port d’attache. C’était un lieu de correspondance de travaux d’artistes réalisés spécialement pour le magazine, venant de quatre villes : Bordeaux, Barcelone, Rome et New York. Échapper à l’ennui bordelais, utiliser la forme magazine comme projet d’artiste avec le ­désir de partir. Nous souffrions de dromomanie. Quand le fait de voyager est-il pathologique ? Cette question est abordée par Ian Hacking dans le livre Les Fous voyageurs. Il relate l’histoire d’Albert Dadas, premier fugueur inaugurant une ­véritable épidémie de fous voyageurs à travers toute l’Europe à la fin du xixe siècle et dont Bordeaux fut l’épicentre. On s’en inspirera pour un roman-photo en 2004.
Le premier numéro était un genre d’outil pour aller à New York et rencontrer des gens. Avec Edit deAk d’Art-Rite magazine, nous avons conçu à New York le numéro 2 qui présentait le travail d’artistes new-yorkais, et nous avons découvert la librairie Printed Matter qui se trouvait à cette époque à Lispenard Street.
Avec Muntadas et Bustos Domecq, elle devint un nouveau matériau pour une fiction publiée dans le numéro 3 sur un libraire assassin barcelonais. Ce numéro avait pour thème « le roman noir », il regroupait des travaux d’artistes des quatre villes.
À ce moment-là, les lecteurs pensaient que ce thème serait le sujet permanent du magazine, mais quand le numéro suivant intitulé « Cover Issue – Waiting for your taxi, taxi which never comes » apparut, ils étaient vraiment perturbés !
C’était un projet conceptuel fait maison, avec 94 % du magazine vierge et quelques images dispersées. Au centre du numéro, agrafé sur les yeux et la bouche, un portrait réduit de Beuys en couverture du Spiegel.
Dans les années 1980, le magazine se radicalise, le déplacement est physique. Danielle part à Berlin en 1980, dans une vieille 4L beige avec une porte verte, une bourse d’artiste et un nouveau statement : vivre dans une ville étrangère, six mois, un an, y concevoir un travail plastique dont le sujet est la ville et la forme le magazine. Comment intégrer l’art à sa propre vie et celle des autres ? D’entrée de jeu, la rencontre avec Kippenberger et sa bande d’amis, qui allait du gang des Autrichiens artistes/restaurateurs Michel Würthle, Oswald Wiener, à la scène punk Einstürzende Neubauten, Die Tödliche Doris en passant par Tabea Blumenschein, Michael Krebber et Gisela Capitain, introduisait le brouillage des classifications.

T L : Qu’est-ce que la cambrousse internationale ? Où la trouve-t-on?

4 T : Dans chacun d’entre nous… si vous vous sentez toujours un peu à côté de la plaque. La cambrousse internationale est dans la tête, ce n’est pas seulement une notion géographique. C’est l’idée de la singularité quelconque. Ça sonne comme un oxymore… une relation au monde avec de multiples appartenances. Internationale et vernaculaire, la « cambrousse internationale » renvoie à l’idée d’ultralocal.
Il y a aussi cette chanson des sixties de Joe South, « Down in the boondocks ». That’s the side of town I was born in. Our side of town too…
C’est de là d’où l’on vient, mais plus que de la cambrousse, des grottes ! Tarbes, au pied des Pyrénées et de la grotte de Lourdes, Mauzac, un village en Dordogne, près des grottes de Lascaux. Avec Bordeaux comme point de rencontre.
Nous nous déplaçons avec tout ce background, c’est la cambrousse que nous reconnaissons partout. En 1983, nous avons publié une édition spéciale, tête-bêche, d’un côté, le travail de Kippenberger/Dokoupil, « Homme Atelier Peinture à Cologne » et de l’autre, les grottes de Lascaux. Ces éditions de la série 4 Taxis Perpendiculaire sont des collisions monographiques de personnes et de sujets singuliers.

T L  : Le numéro de Los Angeles publié en 1984 était le n°9/10 de la série, quelles étaient les villes précédentes ?

4 T : 1980 : Berlin, 1981 : Barcelone.

T L : Quand êtes-vous arrivés à Los Angeles, et combien de temps y êtes-vous restés ?

4 T : Danielle arrive à L.A. en 1982, pour un an. Elle avait dégoté un boulot de prof d’art au lycée français. Vivant à Hollywood, et travaillant à Redondo Beach, elle traversait la ville, chaque jour ; aller-retour, du Nord au Sud, dans une Volkswagen avec un pot d’échappement d’Harley Davidson.
Michel est venu six mois. Nous vivions au cœur d’Hollywood, Carlton Way, dans la même rue où vécu Bukowski, à deux pas du Cathay de Grande et de la scène punk qui gravitait dans le quartier, coincés entre X et PIX, deux néons qui éclairaient les fenêtres Est et Ouest de la maison. À cette époque-là, le Pix affichait « El taxista asesinado ». Ces deux cinémas pornos sont aujourd’hui désaffectés, l’un tout blanc et muré, l’autre transformé en local de l’Armée du Salut.

T L : Êtes-vous venus avec l’idée de faire un numéro, ou l’idée est-elle juste apparue une fois sur place, quand vous avez commencé à rencontrer des gens ?

4 T : L’idée de faire un numéro était claire et nette. Danielle est partie à L.A. avec comme premier indice, un article de Philippe Garnier, journaliste à Libération, vivant à L.A., écrivain et traducteur entre autres de Fante, Bukowski, James Crumley. L’article parlait de la scène musicale, de vie quotidienne, de bouffe et de son quartier entre Silver Lake et Echo Park : « Bienvenue à Los Angeles. Français, ne venez pas m’emmerder. »
Bien sûr, il y avait aussi toutes les mythologies que trimballe cette ville, et nous avions en tête de rencontrer les Cramps, Ed Ruscha et Russ Meyer et d’épousseter la tombe d’Eddie Cochran.

T L : Le numéro donne une vision remarquable de Los Angeles en 1983, qui était votre guide, comment avez-vous appris à vous diriger si rapidement ?

4 T : C’était avant tout une aventure quotidienne. Comment réussir cet exploit : aller vite, et aller lentement simultanément ? Avec quelle boussole ?
Nous y allions à tâtons, la lumière faisait mal aux yeux, et la ville s’offrait comme un immense atelier à freeways ouverts, un paysage d’une inhospitalité amicale où l’on vous interpelle au guichet de la banque par votre prénom. Ou ce type sur Vine Street très calme, qui arrête la circulation, embrasse l’asphalte et puis s’en va.
Nos outils ? Intuition, culot et maladresse. Marcher, conduire, rencontrer des gens et lire des journaux !
Philippe Garnier est devenu un ami. Ses chroniques hors normes sur L.A., et sa posture de franc-tireur loquace nourrissaient tous les jours notre excitation.
Quant à Steve Samiof, nous l’avons rencontré dans sa galerie sur North Larchmont à l’angle de Melrose : Steve’s House Of Fine Arts, « Air conditionned. Its cool inside ». Une galerie régie sur le principe : « art de qualité, prix à emporter. » Structurée par des séries d’expositions de deux nuits qui étaient ­essentiellement des fêtes, shofa présentait le travail de talents locaux tel qu’Ed Ruscha, Gary Panter, Mary Woronov et Matt Groening.
Ce type avait 33 ans et avait déjà déménagé 66 fois dans Los Angeles !  Apprenti plombier, designer, fleuriste, marchand de bagnoles, éditeur du magazine punk Slash et de Stuff, il faisait visiter la ville en moto aux nouveaux arrivants. C’était le maître du « making as knowing », et un analyste pointu des scènes de L.A.. « Pour moi une scène, c’est vingt personnes qui travaillent ensemble dans un garage de réparation automobile. » Sans oublier, un attachement à une histoire du rock des fifties (qui à commencé par un fan-club Buddy Holly en Dordogne lorsque Michel avait quinze ans) et qui s’est poursuivi à L.A. avec la rencontre de Bob Keane, premier producteur de Sam Cooke, Bobby Fuller et Ritchie Valens, et Frank Zappa.
Cette avalanche de noms s’est retrouvée au sommaire de ce numéro.

T L : Y a-t-il un fil conducteur entre votre intérêt pour Steve Samiof de Slash, Gary Panter et les auteurs du L.A. Weekly ?

4 T : Chose imprimée et Corona ! Steve et Gary étaient nos voisins. Le L.A. Weekly, pendant la période de Jay Levin, n’était pas loin. Ils étaient au 5325 Sunset. Comme des guides parallèles, nous lisions les strips de Matt Groening, Gary Panter, Mike Kelley, et David Lynch publiés dans les deux journaux gratuits, L.A. Weekly et le Reader (aujourd’hui disparu).

T L : Vous vous intéressez à l’art bien sûr, mais aussi à la musique, aux cultures populaires, et aux publications. Y voyez-vous une sorte d’interconnexion ?

4 T : C’est toujours notre sport quotidien… et inscrit dans le projet du magazine. Mais le plus passionnant, c’est comment ces interconnections apparaissent dans le magazine. Le sommaire du numéro Los Angeles démarre sur la couverture avec une photo prise à travers le pare-brise en rentrant du travail, en remontant Gower Street. Une image quotidienne et banale. Le signe d’Hollywood est difficilement visible, accroché aux collines, dans le même corps minuscule que l’annonce des sujets.
L’idée de fatigue visuelle traverse tout ce numéro. Eye stress. C’est vraiment scénarisé et la concurrence est rude à L.A. ! [rires] Il s’ouvre sur une double page avec une image de Joshua Tree et son Hi-Desert Cultural Center, puis surgit un coyote traversant une freeway, pour illustrer l’histoire d’un fait divers ou un coyote a dévoré un bébé à Glendale. Quelques pages après, on se retrouve dans le bar Nickodell, tout près de Paramount, avec Russ Meyer pour un entretien fleuve en pidgin english. La connexion catalane rebondie avec Bigas Luna qui vient d’achever Reborn, avec Denis Hopper, et remet sur le tapis les difficultés et malentendus des cinéastes européens qui veulent bosser à Hollywood. L’entretien avec Ruscha relie (au sens même de relieur) les sujets : architecture, musique, peinture, typographie. Il réalise aussi une pièce originale.
Les séquences avec Gary Panter, Steve Samiof, Chris Burden, Ritchie Valens, L.A. Weekly, Philippe Garnier dessinent une cartographie fragmentée. Les décalages visuels et assemblages de typographies dissonantes (Futura et Fraktur Gothic, aujourd’hui banales) tentent de traduire une vision morcelée de la ville.
Quelle relation entre l’interview de « Frederick’s of Hollywood » et la proximité improbable d’une publicité gratuite pour Arts+Architecture ? Peut-être la platitude des désirs liée au relief des formes.

T L : Ed Ruscha était déjà un artiste connu à l’époque, comment l’avez-vous convaincu de faire un travail pour vous ?

4 T : Par notre force de conviction ! (rires) Notre moteur était un mélange de timidité provinciale, et de culot. Et il a vite compris l’idée du magazine. Nous l’avons interviewé dans son atelier sur Western en parlant de country (and western), de typographie, d’architecture, et de la manière de se déplacer dans L.A., et d’y être resté.
Faire une pièce spécifique pour 4 Taxis était vraiment magnifique ! Il nous a appris aussi un mot nouveau, « fickle ». Encore un mot sans échelle[1].

T L : Pouvez-vous nous parler un peu du graphisme à cette époque ? C’était avant que le Mac rende relativement facile le copier/coller des textes et images.

4 T : 1982. Le graphisme était à la déconstruction même si Emigre[2] n’était pas encore né. (Dans leur album du 10e anniversaire, il cite ce numéro Los Angeles comme une de leurs inspirations.)
Sans Macintosh et logiciel de mise en pages, nous participions à tous les stades de la fabrication, les mains dans le cambouis. Notre souris était le cutter et l’ennemi, la poussière ! Les interviews, les photos, les transcriptions de cassettes (par Françoise Aphesbero qui s’est payée des km de traduction), les crayonnés de maquette, les bouts de photocompo collés sur papier millimétré, le montage sur la table lumineuse, l’insolation des plaques offset et les nuits chez l’imprimeur à Bordeaux, étaient de purs moments de r ‘n’ r. Sans oublier les dépôts au compte-goutte chez les libraires. Cela engageait une chaine de relations et de discussions qui aujourd’hui est compressée par le numérique et parfois, la solitude.
Par la suite, les numéros devinrent des objets vraiment très différents. 4 Taxis Fads était construit avec des pages venant de plusieurs pays, dégrafées, découpées, trimbalées dans nos poches, orphelines et réunies dans le magazine.
4 Taxis Sevilla, « Un an à Séville pour toujours » prend la forme d’une éphéméride perpétuelle, 365 pages, à arracher, en noir et blanc. Une vision folklorique de l’éternité.

Traduit de l’anglais par 4 Taxis

Double page de 4 Taxis, nº 9/10, février 1983

  1. [1] Ed Ruscha : « Il y a des sujets qui n’ont pas de taille – c’est le domaine que j’ai vraiment choisi d’explorer –, et ce sont les mots. Car, après tout quelle est la taille d’un mot ? Est-ce du corps 6 ? du corps 12 ? ou bien grand comme un mur ? »
  2. [2] Créée en 1984, Emigre était une revue (1984-2006), très influente dans le champ du ­design graphique et une fonderie digitale de caractères typographiques expérimentaux liée à l’essor de la PAO qui poursuit toujours ses activités.