Sur Heji Shin au Consortium Museum, Dijon

— Benoît Lamy de la Chapelle

Heji Shin, Vue de l’exposition Blood Bath, Consortium Museum, Dijon, 2021

Heji Shin, Vue de l’exposition Blood Bath, Consortium Museum, Dijon, 2021

Heji Shin, Blood Bath
Consortium museum, Dijon
7 juillet 2021 – 9 janvier 2022

Découvrir, regarder et suivre d’un projet à l’autre, dans un espace d’exposition ou dans un magazine de mode, le travail photographique d’Heji Shin, revient à se demander constamment si les outils conceptuels existant pour étudier une photographie ou, plus largement, une image, sont encore pertinents aujourd’hui. Si ses photographies dérangent et ont pu choquer ces dernières années, c’est justement parce qu’elles ne sont pas subversives au sens habituel du terme, à savoir une subversion d’emblée absorbée par la communication néolibérale, politiquement correcte, stéréotypée et grotesque. Chacune des photographies d’Heji Shin est un choc visuel avant tout parce que, grâce à une savante utilisation des codes historiques du médium (ceux de la mode, du portrait, de la publicité, des selfies, du photojournalisme, de la pornographie, etc.), elle donne à voir ce que l’œil – ayant digéré la violence, la morale, la beauté, l’horreur et le sexe – refuse encore de voir dans un monde où tout est visible, ou semble avoir déjà été vu.

S’il est certain que ses photographies n’inventent rien de plus, c’est dans ses cadrages, dans la position de ses sujets, dans ses couleurs, ses contrastes, ses gros plans que l’artiste parvient à dépasser le supportable, alors même que les limites du tolérable sont depuis bien longtemps franchies par de nouvelles vagues de normalisation culturelle. La démarche d’Heji Shin choque tout d’abord parce que s’installe progressivement la conviction que la photographie, à l’heure de la circulation décomplexée des images, n’a désormais plus rien à nous apprendre sur nous-mêmes. Et c’est justement là que, sans crier gare, ses photographies nous rattrapent pour nous dire que si des conflits socio-politiques s’accumulent dans le monde que celles-ci représentent, les plus graves ne sont peut-être pas nécessairement ceux auxquels nous pensions en priorité. La captation du réel d’Heji Shin creuse en profondeur les surfaces des images médiatiques et des réseaux sociaux, elle s’enfonce dans les strates d’un système économique totalisant et colonisant les esprits, pour en extraire toute la violence et la pornographie contenue, celles que tout un chacun s’accorde consciemment ou non à produire dans le régime actuel de prosommation des images.

Intitulée Blood Bath, son exposition au Consortium s’ajoute de manière plutôt logique à ses projets précédents. Si ce « bain de sang » n’en a pas vraiment le goût ni l’apparence, et cède plutôt la place à un accrochage de photographies assez sobre (les sujets n’y sont pas aussi sexuellement, socialement ou physiquement explicites que dans certains travaux antérieurs), le visiteur plonge néanmoins dans une salle plus haute que large, donnant effectivement l’impression de se trouver au fond d’un bassin dans lequel s’égrènent les images des deux séries exposées : l’une présentant un singe sur fond rose manipulant un appareil photo Supreme et l’autre, des militaires au combat. Plus concrètement, Blood Bath renvoie à la guerre, celle que l’artiste représente, une fausse guerre, une mise en scène de la guerre en Irak, saisie dans des terrains vagues et autres zones en ruine, quelque part en Ukraine. Ces photos sont celles de jeunes gens vêtus en GI ou en combattante (irakienne ?) voilée, à qui il a été demandé par l’artiste de se mettre en scène afin de simuler un conflit militaire à la manière des jeux de rôle Grandeur Nature (GN). Heji Shin a choisi le genre photographique qui lui semblait le plus évident pour cette série : le photo journalisme de guerre, noir et blanc, légèrement désuet, dans la tradition de Robert Capa. Falling Cursed Soldiers (2021) ne peut que rappeler Mort d’un soldat républicain (1936), Dickey Chapelle ou encore Don McCullin. Comme à son habitude, l’artiste maîtrise son sujet et en manie subtilement les codes. Ainsi élaborées, les photographies sont crédibles, l’observateur peut se projeter et reconnaître les gestes des personnages, leur posture au sol, leur gestuelle de guerre, etc. Certains détails restent néanmoins assez visibles pour induire un questionnement sur le degré de vérisme de cette série. Les GI ne portent pas de galons ou de signes distinctifs les raccrochant à leur bataillon. Leur physique rappelle les policiers de la série Men Photographing Men (2018), beaucoup trop beaux et stéréotypés pour être vrais. Mais seul un militaire de métier pourrait remarquer ces détails. Une guerrière voilée porte des sneakers, ce qui arrive couramment dans de nombreux conflits impliquant la participation des civils. Aussi, si l’artiste laisse consciemment ou non des indices de la simulation en cours, la confusion entre le vrai et le faux demeure, rappelant que l’on peut faire dire tout et n’importe quoi à une photographie. Il s’agirait pourtant d’une observation liée à l’époque moderne, période où le réalisme avait encore un sens, quelque chose de fondamental auquel se raccrocher pour être dans la réalité. Il faudrait alors s’extraire de l’analyse photographique pure pour voir comment ce médium a évolué technologiquement, ce qui nous conduirait à l’image numérique, encore plus facilement retouchable et manipulable. Mais cela supposerait encore l’existence d’un original, d’une base tangible. Ici, Heji Shin parle de manipulation là où il n’y a plus de réel, là où le réel ou l’original sont eux-mêmes des produits dérivés. L’artiste produit des images contemporaines d’une époque où les puissances dominantes se font la guerre à coup de fake news et de deepfakes, de manipulation de l’opinion et de fabrique du consentement, grâce à des technologies médiatiques de distorsion de la réalité d’autant plus perverses qu’elles sont invisibles. Ainsi, le travail d’Heji Shin dépasse la critique de son médium pour répondre à cette réalité globalisante. Son intérêt ne se situe pas dans la représentation des phénomènes mais dans leur plurivocité dissimulée.

Le communiqué de presse de Blood Bath rappelle avec à propos la célèbre observation de Jean Baudrillard selon laquelle « la guerre du Golfe n’a pas eu lieu[1] ». Le théoricien écrivait que si ce conflit avait bien sûr eu lieu, la couverture médiatique de ce court évènement l’avait néanmoins précédé ; que du conflit réel, rien n’avait vraiment été montré ; que la guerre avait été gagnée d’avance par une armée américaine suréquipée, qui n’a d’ailleurs subi aucune perte. Tout ce que les téléspectateurs ont appris sur la guerre fut transmis sous forme d’images de propagande. S’il en fût tout autrement de la guerre d’Irak (ou seconde guerre du Golfe) qui dura assez longtemps pour apporter un contenu médiatique plus lisible – et donc analysable d’un point de vue critique –, la manipulation politique à l’origine de ce conflit laisse aussi penser qu’il n’a pas eu lieu en tant que guerre, mais pour des raisons qui, aujourd’hui encore, demeurent obscures. Ce qui fait de ces conflits des « simulacres », pour reprendre le concept de Baudrillard, c’est qu’ils ne reposent sur aucune réalité. S’ils sont vrais, ce n’est que dans la mesure où ils produisent leur propre vérité à partir de rien. Ils appartiennent à ce que le théoricien a nommé ailleurs la « disneyfication » du monde, dans lequel chacun est acteur et performe un rôle prédéfini par le système politique, économique, médiatique et culturel, « où l’art s’est substitué à la vie sous cette forme d’esthétique généralisée : une forme de Disney, capable de tout racheter pour le transformer en Disneyland, se substitue au monde[2] ! ». Cette vision de l’évolution des sociétés postmodernes transformant le monde en parc d’attraction (le tourisme, souvent fondé sur des récits historiques fallacieux, est aujourd’hui ce qui permet en grande partie aux pays désindustrialisés de survivre économiquement), où réel et fiction ne font qu’un, est fortement incarné par les jeux de rôle grandeur nature, tels que mis en scène dans les photographies de Blood Bath. Nous pourrions penser que, comme ses aïeux de la Pictures Generation, du mouvement Néo-géo, voire Jeff Koons, Heji Shin interprète esthétiquement les théories de Baudrillard, en se figurant que l’art peut encore se permettre d’adopter une distance vis-à-vis du monde pour se considérer comme un seuil de vérité. Baudrillard s’était pourtant étonné de la manière dont les artistes new-yorkais avaient reçu son concept du simulacre et avaient souhaité s’en faire les prophètes : « Ce marquage de distance fut l’objet d’une exposition au Whitney, à New York, à laquelle je fus mêlé malgré moi. En effet, des artistes se réclamaient de moi à travers mes écrits et mes idées sur la simulation. [] Ces artistes ont de la ruse et de la prétention, ils disent voir les choses au deuxième degré, et se qualifient d’encore plus nuls parce qu’ils sont les « vrais simulateurs » dans la pure réappropriation, le pur recopiage. [] J’ai servi malgré moi d’alibi et de référence et, en prenant à la lettre ce que j’ai dit et écrit, ils sont passés à côté de la simulation[3]. » Le théoricien révèle l’impasse dans laquelle les stratégies de nombreux artistes post-conceptuels, souhaitant révéler les paradoxes odieux générés par le capitalisme tardif, se sont trouvés et continuent de se trouver. De cette manière d’articuler images de guerre et univers de la mode dans Blood Bath, il existe de nombreux précédents chez ces artistes connus pour être « engagés politiquement ». Nous citerons la série Bringing the War Home: House Beautiful (2004-2008) de Martha Rosler remettant à jour Bringing the War Home (1967-1972) qui reste un modèle du genre et peut toutefois se défendre vis-à-vis du contexte technologique dans lequel elle est apparue, à savoir un contexte de circulation massive des images encore à ses prémices. Mais il convient surtout de parler ici de l’exposition 3 Easycollage and 6 Collage-Truth (2015) de Thomas Hirschhorn : l’artiste helvète semblait encore croire qu’associer des images de mode avec des images brutales de corps en morceaux calcinés « représente une stratégie consciente qui vise à inverser le processus d’atténuation/hypersensibilité induit par les médias[4] ». Thomas Hirschhorn représente l’exemple parfait de l’artiste croyant que son travail peut conduire à « la vérité » et peut aider le public à mieux saisir le monde : « Les œuvres de Thomas Hirschhorn visent à sensibiliser les spectateurs quant à leurs expériences visuelles, à appréhender leur sensibilité et à reconnaître la nécessité d’une réflexion critique attentive face au monde des médias et, plus généralement, aux réalités géopolitiques et aux conditions sociales d’aujourd’hui[5] ». L’artiste semblait s’imaginer à travers cette série que le public surinformé avait encore besoin, en 2015, des artistes pour accéder à « la vérité ». La prétention de Thomas Hirschhorn et sa confiance en l’artiste qu’il est ont dû l’empêcher un instant de voir qu’une telle stratégie de collage était vouée à terme à prendre sa place dans le flot incessant des images et des signes, pour ne plus rien signifier et tourner à vide comme le reste de ces contenus en ligne… En ce qui le concerne, l’art d’Heji Shin ne prétend pas appliquer les stratégies adéquates pour se penser en dehors du flot médiatique. Il admet faire de la simulation, être dans la simulation et ne s’imagine pas en sortir. Sans ambages, l’artiste produit des images dans le système, générées par lui (à l’instar de ses photos de mode), sans être dupe pour autant. Son art ne prétend rien et ne souhaite rien laisser croire, « faire croire » étant déjà la tâche des images circulant quotidiennement. Et si, parfois, quelques orientations vers certains sujets d’ordres moraux, éthiques ou politiques apparaissent, son travail n’est jamais l’étendard de telle ou telle cause. De façon assez ironique, lucide mais jamais cynique, Heji Shin mène une sorte de combat qui ne se laisse pas nommer.

Installé de manière à faire face aux photos de guerre, le singe de la série Embedded photographer (2021) tient dans ses mains un appareil photo qu’il est en train de manipuler et de détruire. Le visiteur est ainsi invité à penser que le singe pourrait être l’auteur des photos de guerre. Cette série vient en réalité d’un shooting publicitaire commandé par la marque Supreme, dont des tirages rejetés ont été exploités par l’artiste à des fins artistiques. Comme dans la série #lonelygirl (2016), l’artiste considère que les animaux représentés dans son travail fonctionnent tels des autoportraits. Il est ainsi significatif qu’il s’agisse d’un singe puisque dans la tradition populaire, cet animal est toujours celui qui imite l’homme de manière caricaturale, le verbe « singer » ayant d’ailleurs comme synonyme « simuler ». Et s’il est juste que son art se moque souvent de certaines attitudes se voulant progressistes, l’artiste n’oublie pas de se moquer d’elle-même, au sein de la mascarade sans fond qui se joue actuellement dans le monde. Ce singe est celui d’une publicité, sur fond rose, avec un appareil photo estampillé Supreme. Ce contexte de production d’une grande trivialité commerciale et le grotesque de la situation annulent de fait toute la dramatisation des photographies de « guerre » lui faisant face : on ne peut plus les prendre au sérieux. Le faudrait-il d’ailleurs ?

Heji Shin laisse flotter dans Blood Bath une impression de flou dans laquelle il semble vain de tenter de dissocier le vrai du faux, l’humour de l’horreur ou la morale de l’indécence. Pourtant, tous les signes ne semblent pas au même niveau et, d’une série à l’autre, chacune possède sa propre force, sa propre irréductibilité. Ce n’est pas à la récupération marchande que son travail semble résister : on l’a compris, le travail d’Heji Shin l’intègre et ne saurait en avoir cure. Il résisterait plutôt à toute conception moralisatrice de l’art, celle s’imaginant vecteur d’un message politique progressiste, de changement social, épuré de toute corruption. Il s’agirait d’une manipulation supplémentaire contre laquelle l’art devrait justement se prémunir.

  1. [1] Il s’agit à l’origine de trois courts essais publiés dans Libération et le Guardian entre janvier et mars 1991.
  2. [2] Jean Baudrillard, Entrevues à propos du « complot de l’art », Paris, Sens & Tonka, coll. Dits & Contredits, 1997, p. 46.
  3. [3] Ibid., p. 15-16.
  4. [4] Communiqué de presse de l’exposition.
  5. [5] Voir le communiqué de presse complet à propos du projet : http://www.museoman.it/en/exhibitions/exhibition/Thomas-Hirschhorn/. La même année, l’artiste rapporte : « Plus que jamais, aujourd’hui, je crois aux notions d’Égalité, d’Universalité, de Justice et de Vérité. Avec mon travail d’artiste, je veux donner une forme qui insiste sur ces notions et les inclut. C’est ainsi que je définis ma mission et pour l’accomplir, j’utilise l’art comme un outil ou comme une arme. Un outil pour connaître le monde dans lequel je suis, un outil pour confronter la réalité dans laquelle je me trouve et un outil pour vivre dans le temps que je vis. » Extrait d’une conversation entre Thomas Hirschhorn et Nataša Petrešin-Bachelez, en février 2015, disponible sur ce site : https://www.crousel.com/exposition/thomas-hirschhorn-pixel-collage-2016.