Sur l’exposition Soulèvements de Georges Didi-Huberman au Jeu de Paume, Paris

— Giovanna Zapperi

Tina Modotti, Épi de maïs, guitare et cartouchière (composition pour une chanson mexicaine), 1927, épreuve gélatino-argentique, tirage moderne,  29,5 × 22,3 cm

Tina Modotti, Épi de maïs, guitare et cartouchière (composition pour une chanson mexicaine), 1927, épreuve gélatino-argentique, tirage moderne, 29,5 × 22,3 cm

Quelle est la portée politique de ce qui advient dans la sphère des sensations ? Comment penser l’articulation entre l’esthétique et la politique dans le cadre d’une exposition qui interroge les formes du soulèvement dans la modernité ? « Comment les images puisent-elles si souvent dans nos mémoires pour donner forme à nos désirs d’émancipation[1] ? » Ce sont quelques-unes des questions qui ont amené Georges Didi-Huberman à concevoir l’exposition Soulèvements au Jeu de Paume à Paris. Ce n’est pas la première fois que le philosophe et historien de l’art s’essaie à cet exercice, mais c’est la première fois qu’il se met au défi de tracer les liens qui tiennent ensemble image et politique dans l’espace d’une exposition.
Lorsque je me suis rendue au Jeu de Paume, j’avais en tête la photographie choisie pour la communication de l’exposition, que j’avais vue sous forme d’affiche dans les rues et dans le métro. Deux jeunes, photographiés de dos, sont en train de lancer des pavés. Le noir et blanc, leur jeune âge, les gestes, les pavés : tout dans l’image rappelait une iconographie bien reconnaissable de la révolte, qui fait référence aux soulèvements urbains qui ont ponctué les années 1960 et 1970 en Europe et en Amérique du Nord. Si cette image ne résume pas, à elle seule, le propos de l’exposition et l’hétérogénéité des images qui la composent, il est néanmoins significatif qu’elle ait été choisie parmi d’autres. Je me suis à nouveau interrogée sur ce choix une fois dans les salles parce qu’il soulève, me semble-t-il, un ensemble de problèmes que l’on pourrait adresser à l’exposition dans son ensemble. Contrairement à ce que l’on aurait pu penser à un premier regard, la scène n’a pas été photographiée à Paris en mai 1968. Il s’agit en réalité d’une photographie que Gilles Caron a pris en 1969 en Irlande du Nord, à Londonderry, lors de violentes émeutes contre la minorité catholique du pays qui ont provoqué des nombreuses destructions, plusieurs morts et des centaines de blessés. Dans son ambivalence, le cliché de Gilles Caron fait figure d’exception dans une exposition qui puise essentiellement dans un imaginaire clairement orienté à gauche. L’image est toutefois présentée dans une séquence qui l’associe à d’autres clichés de Caron pris à la même occasion ou l’année auparavant en France, mais aussi à d’autres clichés. Un peu plus loin, une photographie de Leonard Freed montre les habitants de Guernica, les bras levés devant la célèbre toile de Picasso.
Ce que l’on voit donc est essentiellement une série de gestes et d’attitudes corporelles qui se ressemblent, selon une méthode fondée sur le montage qui s’intéresse donc davantage aux relations visuelles qui s’établissent entre les images, qu’aux images en elles-mêmes. S’intéresser à la « vie » des images implique en effet de sortir d’une temporalité linéaire au profit d’une hétérogénéité temporelle dans laquelle retours, hantises et après-coups coexistent : dans son étude consacrée à Aby Warburg, Didi-Huberman écrit notamment que « le temps de l’image n’est pas le temps de l’histoire en général[2] ». Si la séquence proposée permet de projeter un désir d’émancipation dans le cliché de Gilles Caron, sa mise en relation avec les autres photographies produit en revanche l’effet de refouler le contexte. Dans ce cas précis, ce refoulement transforme la signification de l’image et fonctionne comme un retournement, qui devient rédempteur : un pogrom anticatholique se mue en image de la révolte.
Comment penser donc l’articulation entre l’histoire et les images, ou, pour le dire autrement, entre l’évènement et ses résonnances à la fois politiques et sensibles ? Dans certains de ses ouvrages, Georges Didi-Huberman a retracé de façon exemplaire l’histoire matérielle des images photographiques, les circonstances dans lesquelles elles ont été prises, pourquoi et comment elles ont été disséminées, exposées et reproduites, pour ensuite explorer leurs résonnances et transformations à travers le temps.[3] Cette complexité est pourtant remplacée dans l’exposition par la mise en place d’un récit qui oriente et organise le regard, à travers un ensemble de thèmes qui remettent en circulation une méthode iconographique que l’on pensait révolue. L’accrochage de Soulèvements est organisé en cinq chapitres qui définissent autant de typologies ou de motifs visuels renvoyant à des attitudes et à des gestes, plus ou moins précis, qui scandent le parcours de l’exposition : « par éléments (déchaînés) », « par gestes (intenses) », « par mots (exclamés) », « par conflits (embrasés) », « par désirs (indestructibles) ». Ces titres au fort impact émotionnel permettent d’articuler ensemble des objets et des images de nature disparate : œuvres d’art, documents d’archive, photographies de presse, coupures de journaux, films et vidéos sont présentés sans aucune hiérarchie entre époques, matériaux et supports. Parfois le soulèvement est simplement évoqué par un mouvement capturé par la caméra, comme dans Sculpture mouvante, montrant des draps agités par le vent, photographiés par Man Ray en 1920. Dans d’autres images, ce sont les gestes et les postures du corps qui suggèrent le mouvement de la révolte, comme dans une photographie de la danseuse Jo Mihaly prise par Germaine Krull (Die Tänzerin Jo Mihaly in « Revolution », Paris, 1925). L’effet est celui d’une constellation de gestes qui se répondent selon une temporalité non-linéaire, centrée sur une série de thèmes déclinés à travers des modalités qui peuvent être extrêmement hétérogènes entre elles. L’évocation du soulèvement ouvre un espace à l’imaginaire et se déploie à travers un ensemble de fils qui s’entrelacent et qui traversent l’exposition toute entière. De façon générale, l’exposition emprunte son ton au pathos et à une forme d’expressivité qui apparaissent parfois détachés de l’évènement dont il est question dans les images exposées, c’est-à-dire du moment où fait irruption le geste de la révolte, au point qu’il arrive souvent de perdre de vue le lien entre l’image, le geste et le soulèvement. Le pathos tend en effet toujours à prendre le dessus, avec le résultat de contenir gestes et images dans une dimension en premier lieu affective et émotionnelle, au risque d’en évacuer les liens avec leur dimension politique qui est aussi production de sens, conflits et puissance d’agir. L’ambition de proposer une vision, pour ainsi dire, encyclopédique de la forme-soulèvement produit en outre un résultat qui apparaît en réalité assez partiel. Les choix du commissaire émanent de ses intérêts spécifiques et laissent de côté des aspects importants dans le cadre d’un questionnement des formes du soulèvement dans la modernité. Certes, on ne peut pas tout inclure dans une exposition, mais on peut légitimement s’interroger sur les choix et sur ce qu’ils signifient, notamment du point de vue de la représentation du sujet de la révolte et de ses résonnances dans le présent. En tant que féministe, je ne peux pas m’empêcher de remarquer que les luttes féministes sont totalement refoulées de l’exposition[4]. À vrai dire, qu’elles soient féministes ou pas, les femmes apparaissent rarement comme les sujets de la lutte, et lorsqu’elles le sont, elles deviennent souvent des caricatures, comme dans les lithographies de Honoré Daumier (par exemple : Les Divorceuses, 1848). Ce vide est d’autant plus évident si l’on considère que l’exposition fournit une sorte de catalogue des révoltes qui ont eu lieu dans la modernité. La révolution française, la commune, la révolution zapatiste, la guerre civile en Espagne, mai 1968, les soulèvements qui ont enflammé les pays arabes ces dernières années composent ainsi les chapitres d’une histoire déjà écrite.
À l’intérieur de cette série de soulèvements, les femmes apparaissent rarement en mesure de se révolter, et lorsqu’elles le font, c’est toujours pour une cause dans laquelle leur oppression en tant que femmes est subordonnée à l’intérêt général, à savoir masculin. Dans la perspective adoptée par l’exposition, la femme peut représenter la lutte en tant que symbole, à l’image de la Femme avec drapeau de Tina Modotti (1928), mais la subversion des relations patriarcales n’est jamais traitée comme un but en soi, ce qui empêche de penser les femmes comme un sujet politique à part entière. Mises à part les hystériques photographiées à la Salpêtrière, l’unique sujet féminin capable de se soulever en raison de son appartenance de genre est représenté par les madres de la place de Mayo en Argentine. Interrogé sur cette absence, Georges Didi-Huberman expliquait dans un entretien qu’il s’intéresse aux révoltes des femmes seulement lorsque celles-ci se situent dans un mouvement dialectique, à savoir lorsqu’elles ne défendent pas « juste » la condition féminine, mais participent à une cause commune (avec les hommes[5]). Le combat contre l’oppression que l’on subit en tant que femme n’est donc pas dialectique. En effet l’absence du féminisme dans l’exposition n’est pas étonnante : les luttes féministes ne peuvent pas trouver leur place dans le récit proposé par l’exposition, précisément parce qu’elles risqueraient de le mettre en crise. On pourrait affirmer, avec la féministe italienne Carla Lonzi, que le féminisme est, précisément, l’imprévu de l’histoire, telle qu’elle est racontée dans Soulèvements : il interrompt une conception dialectique de l’histoire dans lequel la femme est exclue du domaine de la conscience, et donc de la subjectivité[6]. Tel qu’il est présenté dans l’exposition, le sujet de la révolte est en effet pensé à travers la grille d’un universalisme qui contient et marginalise la différence.
Les révoltes anticoloniales et postcoloniales sont tout aussi refoulées de l’horizon de ces soulèvements, sans doute pour les mêmes raisons. Si l’exposition prend en compte des contextes historiques et géographiques différents, le parcours s’appuie sur un modèle du soulèvement qui apparaît calqué sur une ligne directrice qui va de la révolution française à mai 1968. Il est frappant à ce propos de remarquer que les révoltes qui impliquent d’une manière ou d’une autre le fait colonial n’apparaissent qu’en creux. Leur présence prend, à la limite, la forme d’un fantôme qui rappelle le processus encore actif du refoulement du passé colonial français, avec les effets catastrophiques que l’on connaît. Ainsi la figure de Frantz Fanon est par exemple à peine évoquée dans l’installation photographique de Bruno Boudjelal, Sur les traces de Fanon (2012), telle une ombre dont on distingue mal les contours. La guerre d’Algérie est, quant à elle, seulement sous-entendue dans une œuvre de Raymond Hains, OAS. Fusillez les plastiqueurs de 1961, qui suggère, précisément, refoulement et censure. Aucune trace des émeutes postcoloniales qui ont enflammé la France en 2005, et lorsqu’il s’agit de migrants, ils apparaissent non pas en train de se révolter contre les conditions inacceptables qui leur sont imposées, mais lorsqu’ils traversent calmement la frontière entre la Grèce et la Macédoine, dans la vidéo de Maria Kourkouta qui clôture l’exposition (Idomeni, 14 mars 2016. Frontière gréco-macédonienne). Cette image contraste avec les nombreuses révoltes qui ont ponctué l’histoire des migrations de ces dernières années, bien avant les évènements impulsés par le conflit syrien. À partir de leur rôle crucial dans les luttes sociales des dernières décennies, jusqu’aux soulèvements qui ne cessent d’enflammer les centres de rétentions – qui pourraient faire penser aux marronnages de l’époque coloniale, tout aussi absents de l’exposition – les migrants se sont affirmés en tant que sujet politique à part entière.
De ce point de vue, ce n’est peut-être pas un hasard si, dès que l’exposition s’intéresse au présent, on y voit moins clair, à l’image de l’œuvre d’Ismail Bahri, Film à blanc, de 2012, où une feuille de papier blanc placée devant l’objectif empêche d’observer la foule rassemblée lors d’une manifestation tunisienne. Fini les barricades, le pathos, les corps qui se soulèvent et les gestes chorégraphiques : la question de l’actualité, ou plutôt de l’actualisation, reste en suspens dans une exposition qui apparaît résolument tournée vers le passé, avec l’effet d’une mise à distance des conflits qui caractérisent notre présent. En effet, il ne s’agit pas tant de trouver les failles dans une constellation inévitablement incomplète des soulèvements depuis la modernité, mais d’interroger un ensemble de choix qui inscrivent le soulèvement dans une histoire « classique » de la révolte, qui tend à rendre illisible une série de conflits qui semblent avoir bien plus de répercussions dans le présent. Cette perspective contribue sans doute à l’impression d’une exposition « en noir et blanc », dans laquelle le soulèvement se fige dans le passé à travers une narration qui prend la forme héroïque de l’épopée. C’est précisément là que la dimension esthétique intervient, non pas simplement pour « esthétiser » la révolte, comme on a pu l’écrire, mais pour l’inscrire dans les grandes narrations que les soulèvements essaient au contraire, incessamment, de démanteler.

Tina Modotti, Woman with Flag,  Mexico, 1928, silver gelatin print, modern print, 8.6 × 6.3 in.

Tina Modotti, Woman with Flag, Mexico, 1928, silver gelatin print, modern print, 8.6 × 6.3 in.

  1. [1] Georges Didi-Huberman, Soulèvements, catalogue d’exposition, Paris, Jeu de Paume, 2016, p. 18.
  2. [2] Georges Didi-Huberman, L’Image survivante, Paris, Minuit, 2002, p. 39.
  3. [3] Voir, à titre d’exemple : Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Minuit, 2003.
  4. [4] Je ne suis pas la seule à avoir remarqué cette absence. Voir par exemple la critique d’Elisabeth Lebovici : « Sous-lévements » publiée le 7 décembre 2016 sur son blog : http://le-beau-vice.blogspot.fr/2016/11/sous-levements-jeu-de-paume-paris_19.html (consulté le 8 février 2017). Voir aussi le compte-rendu paru dans le blog de Lunettes Rouges le 24 octobre 2016 : « Des soulèvements bien encadrés » http://lunettesrouges.blog.lemonde.fr/2016/10/24/des-soulevements-bien-encadres/ (consulté le 9 février 2017).
  5. [5] « Images et gestes du soulèvement », entretien conduit par Joseph Confavreux pour Mediapart, publié le 30 décembre 2016, disponible sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=g7gplyZAd34 (consulté le 9 février 2017).
  6. [6] Carla Lonzi, Sputiamo su Hegel, Milano, Scritti di Rivolta Femminile 1970. [Et al. / edizioni, 2010]. Pour une traduction partielle en anglais voir : « Let’s Spit on Hegel », May, n° 4, juin 2010, pp. 101-119.