Sur Morag Keil à Eden Eden, Berlin

— Nicholas Tammens

Morag Keil,  passive aggressive, 2016, 10:54 min, en boucle, photogramme

Morag Keil,
passive aggressive, 2016, 10:54 min,
en boucle, photogramme

passive aggressive

passive aggressive de Morag Keil présenté à Eden Eden se présente sous la forme d’un unique fichier vidéo, projeté simultanément sur six écrans dans les six pièces de la galerie. Projetée sur un écran plat standard accroché sur le mur nord de chaque pièce de la galerie, la vidéo consiste en un montage adapté à notre culture, en particulier à celle de notre déficit d’attention. Prise sur un iPhone, elle est composée de motos garées dans les rues de Berlin, d’images publicitaires télévisées animées, de bribes audio extraites du reality show Big Brother, d’une vidéo d’un fan de jeux vidéos et d’une animation d’un œil féminin clignant des cils (réminiscence d’une peinture de l’artiste qui avait été exposée à Real Fine Arts). Keil s’est exprimée au sujet des motos dans le communiqué de presse : « Je pensais à des objets ou des images qui puissent incarner le désir ou le fantasme et pour moi la moto incarne une certaine idée du fantasme, ringarde et semi macho. Une machine qui incarne la notion de désir, mais qui en elle-même est comme un corps. » Cette vidéo, comme dans la plus grande partie de son travail, atteste de ce qui est vendu au-delà de la valeur d’usage immédiate de son sujet, ainsi que de la manière dont cet échange pourrait être interprété. Là, elle fait allusion aux manières dont le corps – ainsi que toutes les généralisations dont il fait l’objet – est immédiatement employé à la fabrication publicitaire du désir. Que l’on puisse faire de l’anthropomorphisme sur une machine pour le sex-appeal est faire honneur à l’industrie ; qu’un animal animé (comme ceux des pubs intervenant dans passive aggressive), puisse agir comme une personne dans le but de voiler un message idéologique, aussi grossier soit-il, fait de même. Dans son contenu, cette vidéo trouve une signification socio-politique dans le corps, le corps comme site et dans ses représentations anthropomorphiques ; dans l’installation, cette question est élargie à la médiation de ce contenu, ainsi qu’à la réalité physique du spectateur.
Le titre passive aggressive était décrit dans le communiqué de presse comme « un équilibre entre deux approches dans la vidéo et dans l’installation, rebondissant du passif à l’agressif sans adhérer à aucun ». C’est une prescription intentionnelle, qui monte un cadre pour la lecture de l’œuvre, qui désigne une polarisation entre les tonalités passif et agressif (ou bien en toute sincérité, ou bien avec un certain malaise provoqué par le risque d’une lecture trop littérale). Si nous voulons donner suite à l’ambition du titre, l’installation entravait, de manière agressive, la passivité présumée du spectateur en l’obligeant à intervenir dans l’architecture de la galerie via le geste de répétition, puisqu’on rencontrait toujours la même vidéo d’une pièce à l’autre. Ceci anticipait les habitudes communes de vision, dans le but d’annuler le désintérêt pour laisser place au mécontentement. Dans le climat de l’art contemporain, où le spectateur libéral s’attend à que la vidéo satisfasse sa capacité d’attention limitée, l’agression de cette répétition pourrait être considérée à tort comme délibérément ennuyeuse. Mais en troublant la circulation passive du spectateur et en annulant ses attentes, cette œuvre cherchait à exploiter un engagement avec son contenu allant au-delà de l’indigence inhérente à l’estimation de jugements qualitatifs exprimés par des « semblables ». C’est un geste qui est conscient de la manière dont les spectateurs agissent, jugent et évaluent, pas seulement dans les galeries, mais par rapport aux médias en général.

Réception

Dans une interview précédant l’exposition, Fredi Fischli et Niels Olsen ont commenté le travail de Keil et de Georgie Nettell – sa fréquente collaboratrice – en disant que les œuvres des deux artistes possédaient « un certain sens d’agression passive, quelque chose de « doux-amer[1] ». Ce dernier terme est une curieuse élaboration de la description initiale. Affirmée et solidement fixée, l’addition adjectivale de Fischli et Olsen rappelle l’héritage du confort douillet de la bourgeoisie[2]. On pourrait se demander si la présomption genrée de l’interprétation des curateurs a besoin d’être soulignée. Mais même si on ne le fait pas, le titre de Keil fait toujours un bon travail de négation de son contenu.
En vérité ces artistes ne sont pas naïves au sujet de la codification présente dans leurs œuvres, et j’hésiterais à dire que la « mauvaise lecture » n’est pas quelque chose qu’elles ont délaissé. Les deux artistes ont souvent recours aux gestes qui sont « agressifs » dans le ton, avec une préférence pour l’appropriation qui regarde du côté de la subversion pour sa négativité allégorique. Prenez par exemple le Flour Babies de Keil, la transposition d’un outil pédagogique pour adolescents surchargés idéologiquement, ou ses reproductions à la main des publicités de PayPal qui parodient le style des « dessins au stylo mignons et loufoques[3] » utilisés par la compagnie financière pour humaniser son produit ; ou encore les peintures de Nettell qui mettent en scène des provocations entre le décor et la tradition de l’avant-garde historique en redessinant et en recadrant des motifs (nous y reviendrons). Et même si la négation peut être une charnière pour ce travail, son titre contient un degré d’ironie qui n’est pas une approche totalisatrice – comme il est indiqué dans le communiqué de presse : « sans adhérer à aucun. » On y trouve aussi une délectable quantité d’autocritique, insufflée avec sincérité, une indication que Keil est attentive à quand, pourquoi et comment on peut être amené à jouer le rôle d’artiste, selon les attentes dans un domaine qui a attaché des notions de « critique » et d’ « autoréflexivité » au fonctionnement de ses formes de marchandises – matérielles ou autres.
Que ce titre s’approprie entièrement ou non les commentaires de Fischli et d’Olsen, ou qu’il soit adressé comme un reproche, ces associations ne peuvent pas être rejetées en voyant le travail précédent de Keil et Nettell. Il fonctionne sur la présomption que la réception est un élément constitutif et pluriel pour déterminer la valeur et le sens d’une œuvre d’art. C’est-à-dire que la série de valeurs présentes derrière ces petits décalages patriarcaux est un prérequis pour l’attitude négative de leur travail. Cette attitude partagée souscrit à l’œuvre des deux artistes. C’est leur vision du monde, qui cherche à être palpable et qui invite à l’identification – des souhaits pour les spectateurs qui sont complices dans leurs motivations, en affirmant et reproduisant une communauté qui peut trouver ce qui est compréhensible pour elle.
Quand tout ceci est apparent dans les œuvres de Keil et de Nettell, cela indique la conscience de la manière dont fonctionne socialement la réception de l’œuvre d’art – comment une œuvre est évaluée et comment les réseaux dans lesquels elle circule lui donnent un sens, la manière dont elle fonctionne au sein de l’institution de l’art comme « champ social », et de plus la manière dont elle produit des jugements qui peuvent affirmer des dispositions critiques partagées et reproduire les goûts. Pierre Bourdieu qui informe beaucoup de ces affirmations, quand il écrit que le « sujet » de la production de l’œuvre d’art, de sa valeur mais aussi de son sens, n’est pas le producteur de l’objet de sa matérialité mais l’ensemble des agents engagés dans le « champ social ». Pourtant, ces dernières décades, ces acceptions sont devenues rien de moins que tacites pour les générations d’artistes qui se sont succédés depuis les analyses critiques de l’institution de l’art – en pratique, influencés par, ou bien impliqués directement dans la critique institutionnelle.

Décor

Maintenant, nous pouvons imaginer un agent immobilier cherchant à développer le décor urbain de Londres, Melbourne ou Singapour, relativement étranger au discours critique sur l’art contemporain tout en ayant une inclination raffinée vers les chaises Eames, ainsi que pour l’abstraction osée qui indique une certaine sensibilité « internationale ». Ceci nous rappelle que tous les goûts abritent une fonction instrumentale. Ensuite, imaginons que ce personnage découvre Punk is not Dead It’s Different de Keil et Nettell – une exposition collective à la Frieze art Fair de Londres — où elles présentaient un ensemble de pièces imitant le mobilier habituel des intérieurs idéalisés des publicités pour les showrooms de l’immobilier ou pour les publicités d’Airbnb. Le but de cette rencontre est d’illustrer que la tension de ces œuvres comporte le faible risque qu’elles puissent être confondues avec le décor criard de l’art des biens de consommation (si elles sont mises devant un spectateur qui n’est pas suffisamment équipé pour identifier son avant-gardisme pointu). Dans un espace qui s’attend à la performance d’un langage commun à la fois aux galeristes et aux agents immobiliers, les artistes ont attiré l’attention sur les qualités d’arrangement des stands des foires d’art par un geste parodique. A côté de cela, on peut noter que la possibilité d’une parodie confondue avec la sincérité est ce qui donne sa force à la critique sociale. Keil avait peint du mobilier ordinaire de couleur cuivre – une chaise, une guitare, un buffet – et elle avait uriné dessus pour affirmer sa qualité d’auteur – les transformant par l’oxydation en pastiches domestiques de l’expressionnisme abstrait. En répétant le geste de Warhol dans ses Oxidation Paintings – à la différence qu’elle n’a pas confié cette tâche à des assistants mais l’a fait elle-même, de son propre corps de femme – le geste de Keil se réfère autant à une critique féministe de ladite autonomie de l’art moderne qu’à la manière dont ce concept supporte l’imbrication de la propriété privée, la notion d’auteur et la division sociale du travail qui résiste à identifier les tâches domestiques comme du travail productif.
L’autorité de ce geste était comparable à la contribution de Nettell, avec sa production de dessins « abstraits », obtenus en récoltant et convertissant des fichiers jpeg des peintures éclaboussées de Hermann Nitsch, qui ne semblent pas différents de l’esthétique des marchandises de chez Ikea ou Walmart. Pour leur exécution Nettell s’était posée en chef d’entreprise, confiant leur production à un sérigraphe qui a imprimé le dessin en teintes décoratives neutres sur fond de coton préalablement teint. D’échelle modeste et de taille référentielle au domestique, ces peintures souscrivent aux dimensions idéales du tableau-comme-marchandise, un paramètre historique et déterminé matériellement (en référence à l’architecture des demeures de la classe moyenne européenne et justifié économiquement par les faits de la distribution des marchandises). Ce dont nous sommes certains est que ces peintures sont exactement tout autant des objets que des peintures.

Domesticité

Ecrivant sur les pratiques féministes des années 1970 engagées dans ce qu’on pourrait concevoir comme un contenu spécifiquement domestique, Helen Molesworth a dit que « ce qui n’a pas été entièrement apprécié ce sont les manières dans lesquelles ce contenu habituellement “dégradé” (la domesticité) permet en réalité un engagement dans les problèmes de valeur et d’institution qui critiquent les conditions de la vie quotidienne tout comme l’art[4] ».
Comme nous l’avons déjà noté, la grammaire de Morag Keil et de Georgie Nettell inclut une réciprocité entre le public et le privé par la transvaluation du contenu pré existant ou par l’esquisse d’une référence à celui-ci. La plupart des œuvres des deux artistes font référence à la maison : ce qui soutient son fonctionnement, ce qu’elle reproduit, ce qui est ignoré dans ses représentations, les relations de propriété, les dynamiques sociales, les dispositions esthétiques et les standards appliqués au genre qui sont dissimulés dans sa nature privée. Il s’acquitte de la tâche de remettre en question la sphère domestique, une tâche qui souligne son rôle de reproduire les relations productives de la société, l’infiltration du travail dans toutes les sphères de la vie, depuis les années 1970 et dans les manières dont cela a changé fondamentalement l’espace privé des maisons.
C’est à la surface de la vidéo produite par Keil et Nettell, The Facism of Everyday Life, où les deux artistes faisaient visiter leur maison en colocation dans un pastiche de « Cribs » (« Ma maison de star ») sur MTV. Dans cette pièce, le réalisme s’affiche avec une intention résolument sociale, car les artistes exposent leurs modes de vie partagés tout en cherchant sur un site internet d’immobilier quelles sont les estimations moyennes de la propriété dans leurs secteurs. Cette exposition de la vie privée à un public évaluateur est fondée sur le fait qu’il s’agit d’un mode de vie qui n’est que trop commun pour des artistes vivant dans des grands centres culturels (pour certains d’entre nous, c’est immédiatement reconnaissable, jusqu’à en devenir une banalité). En tant que vidéo, cela provient de sa forme même, imitant la manière aujourd’hui paradigmatique de distribuer et de regarder la télévision (même les émissions de téléréalité) via Internet. Le geste parodique est renforcé par une introduction imitant la téléréalité britannique, où l’on voit un montage de lieux de vie monogames idéalisés et leurs relations familiales. Ce montage fait office de document, et il répète le geste d’une vidéo de Keil, où elle avait photographié ses modalités de vie sous la forme du genre de représentations communes aux publicités de l’immobilier (voir par exemple Would You Eat Your Friends ? à Real Fine Arts). Rappelant les micro-agressions des cuisines partagées et les émanations de démocratie fragile et temporaire, il s’agit d’affecter le sens par identification.
L’imbrication entre l’espace domestique et la vie sociale du monde de l’art est soulignée dans les photos d’intérieurs de Nettell. Se présentant comme des images d’immobilier d’aspect granuleux destinées à la publicité de biens locatifs, les photos de Nettell dans Opportunity décrivent l’intérieur – généralement un living-room – de familles d’autres artistes (pour la plupart de la classe moyenne supérieure). Comme les photos de collections privées de Louise Lawler, ces images cherchent à être décodées tout en gardant leur donnée fondamentale secrète – les noms et adresses des occupants sont absents. Ces demeures, pour la plupart de Britanniques/Européens de la classe moyenne supérieure, montrent une certaine sensibilité esthétique et nous renseignent sur le lieu où leurs enfants artistes ont reçu leur héritage culturel. Là le capital culturel est pleinement en vue, et sa reproduction coexiste avec la reproduction de la famille et de son statut social. Les origines restent spéculatives. En reproduisant littéralement et en commercialisant les images de ces demeures – tout en se débrouillant pour tourner Vogue Living en dérision – Nettell souligne sa propre implication dans un ensemble de relations qui reproduisent le capital culturel et cherchent à trouver son expression dans la valeur d’échange sur le marché. Nous donnant l’idée que cette implication est la leçon de cette pièce, elle vise à rendre visible la dépendance socio-économique entre la vie privée du monde de l’art et sa surface publique.
Ces artistes posent des questions cruciales pertinentes sur ce que veut dire vivre en opposition aux pressions normatives de la société tout en continuant à faire de l’art (une tâche qui semble parfois presque épuisée). Oui l’œuvre est souvent agressive, souvent négative (pour une bonne raison). Mais elle n’est pas exempte d’un humour malin et libérateur. Quand elle aborde le réalisme, elle est confondante – quelque chose que nous pouvons attendre de l’art lorsqu’il traite du quotidien. C’est là où la vie se passe.

Traduit de l’anglais par Michèle Veubret

  1. [1] « Domestic Battlegrounds ; Morag Keil et Georgie Nettell in Conversation with Fredi Fischli and Niels Olsen », Mousse, n° 54, été 2016.
  2. [2] Dans la même interview les curateurs rappellent une pièce de Keil « réminiscence de cuisines accueillantes ». On pourrait leur opposer que cette pièce, d’un point de vue d’une autre classe sociale, pourrait rappeler le rapport la nourriture de certains enfants, l’absence des parents ou encore le symbole de « mauvaise éducation ». En cherchant un slogan contre les lectures unilatérales on pourrait se souvenir du jeune Allan Sekula, écrivant « Interpretation is ideologically constrained. » (‘Dismantling Modernism, Reinventing Documentary (Notes on the Politics of Representation)’ (1978), in Photography Against the Grain, 1984.
  3. [3] « Domestic Battlegrounds ; Morag Keil et Georgie Nettell in Conversation with Fredi Fischli and Niels Olsen », op. cit.
  4. [4] Helen Molesworth, « House Work and Art Work », October, n° 92, printemps 2000, pp. 71-97.