Sur Yuki Kimura au CCA Wattis, San Francisco

— J. Gordon Faylor

Yuki Kimura, Table Stella, 2016, C-prints mounted on Dibond, wood, chrome plated legs, ashtrays, detail

Yuki Kimura, Table Stella, 2016, C-prints mounted on Dibond, wood, chrome plated legs, ashtrays, detail

Inhuman Transformation of New Year’s Eve Decoration, Obsolete Conception or 2

Dans l’imaginaire populaire, la Saint-Sylvestre est associée au renouveau. Bien sûr, cette fête encourage aussi un comportement fait pour contrer les bonnes intentions.On affirme un désir spéculatif d’amélioration – une meilleure hygiène de vie, apprendre et progresser – qui aboutit à un départ dans le nouveau monde de cette résolution fatiguée, à soigner une gueule de bois plus ou moins forte, englué dans les profondeurs de l’hiver. Ce trébuchement initial peut être moins sévère mais son immédiateté est une leçon d’humilité, qui dément la fragilité et le manque de fiabilité de nos convictions. En d’autres termes, on se résigne à réaliser que cette année nouvelle sera une année comme les autres.
Yuki Kimura est la spécialiste de cette interrogation subtile sur ces faiblesses contenues dans le matériau (ou qui en surgissent), spécialement celui des photographies. Dans une conversation avec Andrew Maerkle en 2013, elle décrivait les débuts de cette approche aporétique : « Ma pratique a commencé par des doutes sur la spécificité de la photo et l’autorité du moment décisif[1]. » L’exposition des derniers travaux de Yuki Kimura au CCA Wattis Institute for Contemporary Art, intitulée Inhuman Transformation of New Year’s Decoration, Obsolete Conception or 2, suit cette ligne de réflexion jusqu’à un effet d’humour noir.
L’exposition en elle-même est relativement austère, constituée de quatre pièces – toutes de 2016 – disséminées élégamment dans la galerie. Dans cette répartition des œuvres, le spectateur se trouve d’abord face à Table Stella, un ensemble de six tirages couleur d’un « réceptacle pour aiguilles » mural et d’un distributeur de gants d’examen, séparé par trois paires de tables en Dibond, bois et acier, et les tirages couleur sont recouverts de multiples cendriers de tailles et de formes diverses, tous faits de matières naturelles (pour la plupart de ce qui semble être de la roche métamorphique). Derrière les tables on trouve trois autres pièces : Division and Revision # 2, deux tirages de couleur presque identiques qui montrent des bouteilles de vin et d’alcool placées sur une table à trois niveaux ; Table Matematica, une table de granit couverte de bouteilles de liqueur Jägermeister de différentes tailles et enfin Mirrors, deux grands miroirs identiques placés négligemment contre le mur.
Ce (re)doublement rend compte des nombreux parallèles et connexions potentiels que l’on pourrait faire entre les œuvres, que ce soit à partir de la répétition titulaire de la Table ou de l’inertie plane évoquée par Division and Revision #2 et Table Stella. Donc il y a ces simples outils, exemplaires, de réplication : les miroirs, qui montrent les spectateurs où ils sont véritablement, parmi ces vestiges de fête. Lorsqu’on est proche de Division or Revision #2 ou de Table Matematica, on peut facilement se scruter dans les miroirs ; en revanche, la proximité de Table Stella ne peut offrir cette opportunité. En réalité, un traitement des déchets.
Table Matematica est l’exemple de répétition le plus astucieux de toute l’exposition. Les arrangements en apparence précis des bouteilles sont grandement suggestifs, à la fois de la topographie, dans la diversité de leurs hauteurs et, plus ostensiblement, de la marchandisation – des bouteilles de différentes tailles pour des soirées d’importance différentes. Elles peuvent même suggérer la densité de la population à la fois dans le microscopique (le groupe qui a hypothétiquement utilisé les bouteilles, une population en soi) et macroscopique (comment ces différentes tailles sont mise en relation avec la distribution des liqueurs Jägermeister ?) Etant donné l’aura étonnamment festive qui entoure l’exposition dans son ensemble, on peut interpréter les agglutinations désordonnées comme des groupes émergents dans lesquels on se trouve, en se faufilant dans une fête ou un rassemblement.
Ce qui nous conduit à l’une des énigmes les plus excitantes que Kimura nous soumet avec le titre sous lequel elle a regroupé ces œuvres : pourquoi inhumain plutôt que nonhumain ? Les anthropomorphes sont ici totalement absents, excepté ceux « décrits » dans Mirrors ; cette terminologie résonnerait de plus avec l’ « obsolescence » de la deuxième moitié du titre. Il n’y a pas de mégots cigarettes dans les cendriers ni de traces de doigts qui maculent les bouteilles. Les bouteilles de Division or Revision #2 apparaissent de même indépendantes de la société, malgré leur relation évidente avec elle.
Est-ce que la « transformation inhumaine » est subséquemment la dissolution totale de la forme humaine, même si de celle qui laisse des traces de ses activités, de ses traditions ? Ou est-ce plutôt une bonne blague faite aux spectateurs eux-mêmes – ceux qui sont transformés inhumainement, attrapés dans leur proximité de (et leur complicité avec) ceux qui se sont enivrés ? Ou bien les cadavres de bouteilles sur Table Matematica, devraient-elles nous rappeler que, plus simplement, nous sommes nos déchets ? Nos habitudes, notre productivité, nos désirs sont inhumainement reflétés, inversés, dans la circulation comme dans l’aspect figé des déchets. A ce titre, l’œuvre rappelle aussi Yuji Agematsu, dont la collection et le catalogage des détritus ramassés dans les rues de New York font allusion aux habitants qui sont derrière.
« Inhumain » a traditionnellement été associé au cruel, au monstrueux, au bizarre. Cependant, l’œuvre de Kimura semble plus apparentée à la récente redéfinition qu’en donne Reza Negarestani : un « vecteur de révision » du fait d’être humain qui « préserve certains invariants » tout en « s’inscrivant comme une demande de construction[2] ». Le jumelage des images et des objets de Kimura semble faire référence au kagami mochi, une décoration japonaise traditionnelle pour le nouvel an, composée d’un petit gâteau de riz posé sur un autre plus gros, et une orange amère (daidai) avec une feuille attachée. Les kagami mochi peuvent être décorés et sont généralement mangés le second week-end de la nouvelle année. En tant que décorations ils symbolisent le passage du temps et des générations, et servent à encourager les gens à réfléchir sur leur vie. La cérémonie pendant laquelle ils sont mangés est même appelée Kagami biraki ou « ouverture du miroir ». A cet égard, les matériaux de Kimura ne sont pas de simples dispositifs pour une investigation globale de vacance, mais au contraire une information qui doit être analysée et conduire vers une vie plus contemplative, qui inclue la reconnaissance de sa famille et de ses amis – une évolution de l’humain au moyen de l’inhumanisme. Il pourrait y avoir une seconde obsolescence ; s’il en est ainsi, alors, nous sommes face à une marchandise comme n’importe quelle autre.
Mais si cette analyse est d’ « élaborer », il semble que les préoccupations esthétiques soient hors de propos ; ce qui importe est ce que font les décorations elles-mêmes, la manière dont le temps parle à travers elles et nous. Comme le dit Kimura, l’intention qui traverse toute son œuvre est en partie « d’expérimenter à la fois la fonctionnalité de l’aspect physique et l’irréalité de l’image[3] ». La fonctionnalité d’un miroir, d’une table ou d’une bouteille va de soi ; toutefois, ce que nous percevons dans ces objets est sujet à nos propres insuffisances, à la tension de la perception contre le temps. Pour Negarestani, l’inhumanisme « apparaît comme une force qui résiste à la fois à l’apathie de la résignation et à l’anti humanisme actif ». En d’autres termes, la fête est finie, mais elle est toujours sujette à transformation. Même les obsolescences ne sont pas sans leurs décorations, et si nos résolutions sont parfois fragiles ou trop ambitieuses, elles peuvent toujours se réaliser.

Traduit de l’anglais par Michèle Veubret

  1. [1] . Andrew Merkle, « In Focus : Yuki Kimura », Frieze.com, 13 avril 2016 (consulté le 15 février 2017. https://frieze.com/article/focus-yuki-kimura)
  2. [2] Reza Negarestani, « The Labor of the Inhuman, Part 1: Human », e-flux Journal 52 (consulté le 15 février 2017). http://www.e-flux.com/journal/52/59920/the-labor-of-the-inhuman-part-i-human/
  3. [3] Andrew Maerkle, « In Focus : Yuki Kimura », Frieze.com, 13 avril 2013 (consulté le 15 février 2017). https://frieze.com/article/focus-yuki-kimura