La pratique de Transmissions : conversation avec Nick Mauss

— Helmut Draxler & Megan Francis Sullivan

Quenton Stuckey et Brandon Collwes dansent dans Transmissions, Whitney Museum of American Art, 2018

Quenton Stuckey et Brandon Collwes dansent dans Transmissions, Whitney Museum of American Art, 2018

Cette conversation s’est déroulée en avril 2021 dans le cimetière Georgen-Parochial Friedhof de Mitte à Berlin.

Helmut Draxler : Eh bien nous voilà au cimetière à parler de l’au-delà. C’est bien de cela dont il s’agit. Donc, lorsque nous avons écouté les lectures de ton livre Transmissions, que tu as récemment présenté en ligne à After 8 Books à Paris et à la Public Library à New York, une certaine sorte de méta-niveau a attisé ma curiosité. Parce que ces présentations étaient fortement liées au contenu, presque exclusivement, pour ce que j’en ai compris, et qu’elles étaient en cela extrêmement intéressantes, à savoir en parlant de danse, des sous-cultures queer et de leur influence sur le haut modernisme. En même temps, cela me faisait rater quelque chose. Je me demandais en quels termes tu aimerais te décrire ou vous refléter, toi et ton travail, non pas au niveau du contenu mais à un niveau pratique et artistique. Que signifie ta propre pratique artistique par rapport à ces contenus, et dans quelle tradition la situerais-tu ? Ou, peut-être plus précisément, comment vois-tu ta propre pratique d’atelier en relation avec tes projets plus spécifiquement curatoriaux ?

Nick Mauss : La question de la situer dans une tradition est intéressante. Je pense que ça a commencé pour moi avec le besoin impulsif de tracer des généalogies avec lesquelles je pourrais travailler de manière productive en tant qu’artiste, parce que j’étais frustré par les histoires reçues qui me semblaient déficientes, partiales ou répressives. Donc j’essayais de mettre en forme un sujet auquel me confronter, mais je me rendais compte que ce sujet serait toujours mouvant et en expansion. Cette idée généalogique est devenue une façon d’exercer une pression sur des méthodologies existantes qui documentaient également le genre de travail que je faisais, et, à un certain point, j’ai compris que cela devrait aussi être ce travail.

Tu as raison, les présentations que j’ai données autour de Transmissions ont été très axées sur le contenu, et d’une certaine manière c’est involontaire et trompeur, parce que cela suggère que je travaille avec une thématique déjà définie, alors que c’est le contraire, en réalité. Et si je devais parler de ma pratique d’atelier, le contenu ne serait pas au premier plan. Je parlerais de l’espace et du caractère indirect de l’influence, de la poésie, de la manière de créer des images. Mais Transmissions était unique en matière d’expositions parce qu’elle faisait émerger un tel excès d’information culturelle nouvelle pour moi, et qui s’harmonisait aux histoires que la plupart des gens ignoraient, que je me suis attardé sur cet aspect, plutôt que de ramener Transmissions au geste de l’artiste, comme tu le fais avec ta question. À la fin, la parenthèse historique qui est devenue la manière dont le public entrait dans l’exposition passait au second plan pour moi. Ou bien, pour être plus précis, c’était une tactique de diversion, parce que Transmissions à la fois était et n’était pas l’analyse d’une certaine idée du corps en performance dans un moment et un lieu historiques spécifiques. Il s’agissait avant tout de développer une méthode artistique opératoire et de générer des structures et des cadres.

HD : Pour moi, cette question de pratique devient de plus en plus intéressante, parce qu’il semble évident que nous ne vivons plus dans un monde formaliste, mais dans un monde profondément orienté par le contenu. Lors de ton exposition à la Kunsthalle de Bâle par exemple, Megan et moi avons eu une discussion avec le curateur d’une autre exposition au Museum für Gegenwartskunst qui parlait exclusivement au niveau du contenu, et qui défendait donc son exposition comme étant la plus « politique ». Cependant, je défendais la tienne en termes politiques, parce qu’elle était extrêmement intéressante formellement, ouvrant un espace que l’on pouvait expérimenter de nombreuses manières différentes, où l’on pouvait découvrir des choses que personne ne connaissait déjà à l’avance.

NM : L’exposition de Bâle se détournait d’un sujet apparemment central, en mettant délibérément l’accent sur cette méthode que j’ai développée, sur l’interaction multiple des idées et des tensions. Je présentais ces coordonnées très différentes qui se recoupent d’une manière pas toujours immédiatement apparente, et un parcours bien plus orchestré dans les espaces de la Kunsthalle, qui permet au spectateur de penser et de repenser à la manière dont les œuvres fonctionnent, et ce qu’elles font.

HD : Tes présentations au Whitney Museum et à la Kunsthalle de Bâle étaient d’une certaine façon très différentes mais elles comportaient des éléments similaires dans leur manière d’aborder les aspects du design de l’exposition, les éléments pédagogiques ou simplement une structure rythmique – comment se déplacer dans l’exposition. En comparaison, l’exposition au Museum für Gegenwartskunst se focalisait sur des œuvres singulières qui, en dépit d’être de bons et purs exemples d’art politique, portaient la charge de tout le contenu, tandis que ton exposition à la Kunsthalle se chargeait de relier les œuvres et les matériaux, ce qui impliquait une instigation constante à se promener dans l’espace d’exposition et à générer son propre contenu en tant que spectateur. Comme exemple concret, je voudrais citer tes pièces « seuils », placées dans la dernière salle, des pièces à part entière mais qui ont en même temps une fonction de présentation ou d’intersection entre d’autres œuvres ou d’autres éléments exposés. Elles montrent un intérêt spécifique dans la connexion – une autre sorte de transmission – de différentes sphères sur le pur plan pratique.

Vue d'Installation, Bizarre Silks, Private Imaginings and Narrative Facts, etc., Kunsthalle Basel, 2020 Premier plan :  Nick Mauss, Transcript, 2020,  Derrière le filet, de gauche à droite :  Rosemary Mayer, Galla Placidia, 1973, Ketty La Rocca, J,  Rosemary Mayer, Hypsipyle, 1973

Vue d’installation, Bizarre Silks, Private Imaginings and Narrative Facts, etc., Kunsthalle Basel, 2020
Premier plan : Nick Mauss, Transcript, 2020
Derrière le filet, de gauche à droite :
Rosemary Mayer, Galla Placidia, 1973, Ketty La Rocca, J, 1970
Rosemary Mayer, Hypsipyle, 1973

NM : C’est très utile, car les gens ont tendance à vouloir séparer l’œuvre en fonctions distinctes, où le ceci est l’opération curatoriale, et le cela le travail de l’atelier, comme s’ils n’étaient pas engagés l’un envers l’autre. Bien sûr, comme tu l’as dit, le tout circule dans les deux sens, et souvent d’une manière que je ne comprends pas d’emblée. Par exemple, même si cette façon de travailler que j’ai pu développer au travers de Transmissions est ce à quoi je me cramponne, je n’aurais pas pu arriver à cette méthode indépendante du matériau que j’exposais, lequel définissait une certaine connexion entre histoire de l’art, histoire de la performance et histoire sociale queer que j’avais déjà atteint dans mes œuvres précédentes. Ainsi, les choses que j’avais regardées, que j’avais contournées, les questions qui m’avaient agacé, me conduisaient à cette synthèse particulière, et donc la dimension affective et matérielle des œuvres d’art et des documents m’amenaient à penser à la manière dont ils devaient être présentés et situés, ce qui reconduisait à de nouvelles formes de présentation, et générait de nouvelles façons de travailler.

En ce qui concerne ce sens du display, j’ai toujours été attiré par la fantastique histoire de ses applications commerciales et d’avant-garde au cours du XXe siècle, mais aussi par des formes plus anciennes, telle que l’architecture festive, etc., des manières contingentes de définir l’espace et les événements qui s’y produisent, ou qui le perturbent temporairement, ce qui est habituel. Même les jobs que j’ai exercés – étalagiste pour vitrines de grands magasins par exemple – entrent en jeu car j’ai appris plus tard que ce métier, du moins à New York, a une histoire particulière en tant que lieu de formation pour les artistes, et en tant que cadre pour une présentation très impure de l’art et ses dérivés. Le geste ouvert d’afficher, de montrer, a toujours été présent dans mon travail, d’une manière ou d’une autre. Initialement, cela me permettait de suggérer de multiples voies pour traverser une exposition, pour indiquer au public certaines conditions de visualisation : par exemple, si vous voulez voir cela, il faudra le scruter par-dessus autre chose, ou regarder cette surface obliquement – et vous devrez vous déplacer de telle manière. Cette manipulation de l’espace et des déplacements du spectateur dans cet espace était ma manière d’élargir le Spielraum (la marge de manoeuvre) de mon travail mais aussi de confondre mon propre statut de « producteur » avec celui de « spectateur ». Et c’était aussi l’introduction d’un élément qui pouvait ne pas être lu comme de l’art, ou qui accueillerait une incertitude quant à la fonction des divers éléments de l’exposition. J’étais très accoutumé, en visitant diverses expositions, à me poser des questions telles que : Quels sont les dispositifs d’encadrement ? Quelles sont les manières de présenter une œuvre pour qu’elle ne soit pas qu’une simple étincelle ? Ou autres choses du même ordre, et je ne parle pas seulement des œuvres négligées, mais aussi de celles qui sont grandement visibles et qui souvent ne sont pas réellement vues – c’est un malentendu. Je me suis beaucoup intéressé à ce qu’il est possible de faire pour que l’œuvre se montre, ou pour la rendre lisible avec un nouveau regard.

Megan Francis Sullivan : Le terme « encadrer » me vient plutôt à l’esprit, depuis que j’ai travaillé avec Hannes Loichinger sur une traduction en allemand du texte de Craig Owens “From Work to Frame”. La construction sociale de l’art y tient une place centrale, et Owens l’expose en relation aux œuvres d’art et aux pratiques, par exemple celles de Marcel Broodthaers, Daniel Buren, Michael Asher, Hans Haacke, ou Louise Lawler, qui ont finalement été associés à la critique institutionnelle. Tu es arrivé à Cooper Union quelques années après moi à la fin des années 1990. Le milieu général comprenait des enseignants comme Hans Haacke, Doug Ashford et Julie Ault, Laura Cottingham, etc. Artclub 2000 était peut-être encore actif. En gros, la pratique d’atelier n’était pas quelque chose qui allait de soi. À Bâle, j’ai dû aussi réfléchir à la récente exposition sur les années 1990 au mumok à Vienne où la scénographie de Ken Saylor accentuait l’« encadrement » des murs et la manière dont les œuvres reflètent le thème de la critique institutionnelle. Comme nous venons d’en discuter, ton travail opère sur divers niveaux de cadrage et de visualisation, comme si c’était – j’aime le ton sur lequel tu as dit cela – une méthode, la création d’une méthode. Tu ne fais pas une exposition en disant « curatée par Nick Mauss ». C’est ton œuvre. Les spectateurs sont d’une certaine façon plongés dans la perplexité. « Est-ce une exposition curatée par Nick Mauss ? » Peut-être pourrais-tu nous parler de ça. Est-ce que tu travailles aussi avec cet inconfort ?

NM : C’est génial. Sous-titrer une exposition par « curatée par » serait retomber sur des rôles déjà identifiés. Je ne me pense pas curateur, ni écrivain, ni quoi que ce soit. Je suis un artiste, pas un touriste dans ces autres disciplines, ce qui est en fin de compte la manière dont l’artiste-curateur est perçu, et ainsi rendu inoffensif. Ma façon d’effacer cette notion de hobby est de revendiquer pleinement la responsabilité d’une exposition comme une forme d’œuvre (la mienne), et je pense que cela a provoqué de l’inconfort, ou bien, j’espère, une confusion productive pour quelques spectateurs, peut-être même pour quelques artistes. J’ai dû rejeter les termes fréquemment employés par une institution, tels que « projet », ou pire, « choix de l’artiste », en insistant par exemple pour que le Whitney Museum présente dans son communiqué Transmissions comme mon exposition, puisque cela allait poser des questions intéressantes. À la Kunsthalle de Bâle aussi, ils ont pensé que l’exposition aurait dû être annoncée comme « curatée par » moi pour que les gens sachent qui l’avait faite et pourquoi l’institution la présentait.  Ma réponse fut : « Bon, c’est précisément pour cela que nous ne devrions pas le faire », parce qu’alors tout est résolu, tous les rôles et toutes les hiérarchies sont en place, rien n’est remis en question. Ne serait-ce pas beaucoup mieux si un visiteur, en y entrant, ait, l’espace d’un instant, un problème ou une question ?

Mais tu as raison, ce n’est pas quelque chose qui est toujours abordé dans la réception – au lieu de cela, l’œuvre est rejetée dans la rubrique en vigueur, plutôt que d’être prise selon ses propres modalités, parce que c’est bien plus confortable. Encore une fois, je pense qu’il est beaucoup plus important de la revendiquer comme mon exposition, pour faire la distinction d’avec quelque chose comme ces partis pris où un musée laisse un artiste faire des choix excentriques ou autres. Au lieu de montrer que c’est une entreprise très délibérée, avec une certaine urgence… interne, pas annexe. Il y a parfois un malaise, surtout lorsque je refuse certains termes utilisés comme « artiste-curateur », « basé sur la recherche (research-based) », etc., parce que j’essaie d’imposer de nouveaux termes d’engagement…

MFS : Est-ce que je peux prendre le relais… Je suis tombée par hasard sur un passage d’un texte de Hans Haacke. Puis-je le lire dans ce contexte ?

HD : Pourquoi pas ?

MFS : Okay. « Une reconnaissance explicite pourrait mettre en danger les chères idées romantiques que les participants du monde de l’art ont en tête en entrant dans le champ, et qui les soutiennent toujours émotionnellement aujourd’hui[1]. » Je pense qu’il s’agit là d’une référence à une pratique centrée sur l’atelier, qui a été un moment remise en question, et qui est peut-être de retour. « Cette affirmation de la nature collective ou “industrielle” de la production artistique est spécialement intéressante à la lumière de l’accent mis par Haacke sur la relation entre le capital et le monde de l’art. [] La récente pénétration de l’investissement du capital international dans le monde de l’art a débouché sur une expansion sans précédent dans le dispositif artistique. Au fil de cette expansion, on a vu s’accroître également le nombre et la variété d’activités nécessaires à la production, à l’exposition et à la réception des œuvres d’art : les gestionnaires, les manutentionnaires, les agents artistiques, les publicistes, les consultants, les comptables, les administrateurs, etc. [] Cette multiplication et cette diversification de “fonctions intermédiaires” – intermédiaires parce qu’elles existent dans l’écart entre production et réception, ou dans sa non-simultanéité – éloignent davantage les artistes de leur propre production. En se multipliant, ces fonctions accroissent la distance spatiale et temporelle entre les artistes et leur “public”. Cependant, en même temps, l’expansion de l’appareil génère continuellement de nouvelles postures, à partir desquelles les artistes peuvent produire un travail critique.

C’est du moins ce que suggère la pratique de Louise Lawler, qui a occupé pratiquement toutes les postures au sein de l’appareil, sauf celle habituellement réservée à l’“artiste[2]”. » Oui… Louise Lawler. Par exemple, je crois que tu as utilisé une image d’elle sur les costumes des danseurs. Je n’ai vu aucune discussion là-dessus. Est-ce qu’il y en a eu ? Je pense que certaines allusions dans ton travail ne sont pas prises en compte comme on pourrait s’y attendre.

NM : La présence de Louise était très subtile, pour ne pas dire imperceptible pour la plupart des spectateurs, ce qui semble approprié. La manière dont j’implique les artistes ou autres protagonistes est largement déterminée par l’espace qu’ils ont choisi d’occuper dans le cadre que j’élabore. Et je pense que dans une exposition avec autant de superpositions, il y a ces différents degrés de visibilité. Certains aspects sont immédiats et catégoriques, d’autres sont camouflés. J’essaie donc toujours de voir où il y aurait une fonction ou un rôle qui pourraient servir de prétexte à inviter quelqu’un à apparaître d’une manière inattendue ; les costumes des danseurs et danseuses ont fourni ce prétexte, et j’ai aussitôt pensé à inviter Louise comme créatrice. Il est absolument certain que son travail m’a permis de réfléchir à la manière dont un ou une artiste peut agir à l’intérieur des institutions et leur redonner du sens, ce qui je crois a à voir avec la combinaison de révérence et d’irrévérence dans son travail qui laisse tout le monde sur le qui-vive. On a fait quelques allers-retours, on a testé de nombreuses idées avant de réaliser que l’une des œuvres de sa série Marie + 90, Marie + 180, Marie + 270 (2010/2021) était déjà dans la collection du musée. Alors, j’ai suggéré d’imprimer cette série, recadrée en gros plan comme le corset et le tutu de La Petite danseuse de quatorze ans de Degas (vers 1880) sur les justaucorps des performeurs masculins, féminins et non-binaires, où l’image serait déformée sur les différentes anatomies. En fin de compte, je dois le signaler, Louise m’a fait savoir qu’elle considérait ceci comme mon travail, et qu’elle était prête à me laisser utiliser le sien… Ainsi, il y avait eu un changement, de l’invitation initiale de Louise à être costumière à moi qui choisissait ostensiblement la manière dont son œuvre allait figurer dans Transmissions. Le travail de Louise a été signalé sur un cartel mais, encore une fois, je ne crois pas que quiconque ait remarqué que les images imprimées sur les costumes étaient sa création.

MFS : Et c’est aussi quelque chose qui vient de l’institution dans laquelle elle était montrée… J’aime à percevoir ces manœuvres que tu fais, qui se reflètent aussi dans le cadre de ton travail, et pour moi c’est un élément très riche, très spécifique et excitant à la fois. C’est également clairement relié aux considérations émergeant ou gravitant autour de la critique institutionnelle.

Évidemment, nous sommes en 2021, donc nous avons un point de vue – je ne sais pas – différent. Les gestes critiques institutionnels n’ont pas à être directement offensifs, ils peuvent se mélanger à d’autres intérêts ou désirs, être contaminés ou « légers », ne pas adhérer à un programme. Si je devais un jour écrire sur ton travail, j’essaierais de le situer dans cette trajectoire parce que je n’ai pas trouvé le lieu où ses liens potentiels ou ses recoupements étaient délibérément adressés. Dans le catalogue de Transmissions, j’ai trouvé drôle que Scott Rothkopf mentionne tes négociations comme si elles pouvaient naïvement coïncider avec la critique institutionnelle. Je crois qu’il a utilisé le mot « involontaire ». Avez-vous déjà parlé de ça ?

NM : Nous n’avons jamais parlé directement de critique. Je ne suis pas entré en disant « Je veux faire un trou dans la formation canonique de cette institution. » J’ai eu vraiment de la chance que le musée me permette de faire l’exposition que je voulais faire ; sans demander de résultat précis, ils ont laissé place à une procédure très expérimentale. Ma stratégie était de tout intégrer, d’agir comme s’il était tout à fait normal d’exposer tout ce travail difficile et hautement chargé, et je pense que j’ai donné un air de Selbstverständlichkeit (évidence) rassurante pour l’institution, mais que cela a aussi donné le ton à la manière dont je voulais m’adresser au public. Je savais que cela serait commercialisé comme un spectacle sur le ballet de New York et j’ai accepté cela, sachant que quiconque entrant dans l’exposition verrait immédiatement qu’il s’agissait de toutes ces autres choses bien plus importantes pour moi. Je crois que l’article de Scott s’adresse à des négociations très délicates, pas seulement de ma part. Cela ne m’était pas venu à l’esprit avant le vernissage et que je sois interviewé par quelqu’un dont je me souviens. « Oui, je suis allé à Cooper Union. C’est ce qu’on m’a enseigné. » « Il y a une raison qui me fait agir de cette manière. L’exposition peut ne pas se présenter comme une critique institutionnelle, mais c’en est une. » Bien sûr, quand j’étais à Copper Union (autour de 1998-2003), la critique institutionnelle me semblait être un boys club et très orthodoxe en termes de ses relations à l’esthétique, alors je ne voulais pas trop avoir affaire à elle. Maintenant, elle est passée au travers de cette stylisation bizarre où elle était utilisée comme esthétique.

HD : Je crois qu’il y a là deux problèmes cruciaux en jeu. L’un se réfère à ce à quoi tu t’adresses aujourd’hui, à savoir que si tu définis ou étiquettes quelque chose comme recherche artistique, critique institutionnelle, ou pratique curatoriale artistique, cela pourrait aider à comprendre une certaine pratique, mais en même temps cela crée un stéréotype ou même une recette qui enlève tout ce qui rendait cette pratique intéressante ou provocante en premier lieu. Essentiellement, elle enlève l’indétermination, cet aspect décisif qui nous permet de distinguer une simple présentation de certains objets – le ballet dans ce cas – d’une ambition artistique d’explorer les intersections de différentes couches de sens, de représentation ou de référence. Ce fut le problème avec la critique institutionnelle, dès le début des années 1990, et il est devenu clair que nous ne critiquions pas simplement les institutions. Bien au contraire, les institutions représentent plus ou moins nos formes de vie ; elles sont une sorte d’encadrement qui ne nous permet que de concevoir comme pratique artistique certaines œuvres, qui doivent être comprises comme telles.

Théoriquement, il serait aussi intéressant de comprendre plus précisément ce sujet du cadre – qu’un cadre n’est pas la limite externe d’une image, d’une œuvre d’art ou d’une pratique qui peut être transgressée dans la tradition avant-gardiste. À la place, œuvre et cadre se constituent mutuellement, et dans un certain sens chaque image ou œuvre constitue déjà un cadre, un cadre mental, et le cadre devient lui-même l’objet habilité, un objet d’investigation ainsi qu’un objet d’exposition. Alors quelle est la relation entre l’image, l’objet, l’œuvre, la pratique, le point de vue et le cadre ? Et comment ces relations peuvent-elles être interprétées ou explorées méthodologiquement ?

NM : J’ai eu une rencontre mémorable avec une spécialiste de lettres classiques, Deborah Steiner, qui travaillait aussi sur la danse. Elle traduisait et théorisait des fragments de textes anciens. C’est un travail qui est très précis et donc hautement interprétatif parce qu’il y a énormément d‘espace intercalé dans le matériau mis à sa disposition, et qu’elle doit utiliser ses connaissances sur l’époque, ses écrits et sa société pour essayer de combler les blancs. Elle doit être très inventive, et ce fut intéressant de parler avec elle. À un certain moment, je me souviens que quelqu’un d’autre a demandé : « Comment pouvez-vous formuler ces affirmations au sujet de ces textes alors que tout ce que vous faites est si spéculatif et que la plupart des informations ont disparu ? » Et elle a répondu : « C’est ce que je fais. » « Je suis connue pour ça. » Cela m’a beaucoup inspiré, la manière dont elle reconnaissait les libertés qu’elle prenait dans son travail, libertés qui ne peuvent pas et ne devraient pas être justifiées.

Sa démarche m’est revenue à l’esprit en pensant à la méthode, en me demandant : comment puis-je approcher ces œuvres, ces figures ou ces textes individuels, les traiter très soigneusement, et faire également un travail d’invention ? Et comment puis-je maintenir un espace entre eux ? Parce que je pense que c’est dans cet espace que le spectateur entre, et c’est là que l’œuvre apparaît.

Donc, pour répondre à ta question sur le cadre, je pense que l’une de mes premières sensations de cela en tant qu’objet mental a été dans le travail de photographie de Babette Mangolte pour le film Jeanne Dielman, où je pouvais sentir que le cadrage s’était déplacé de son lieu « habituel », où il tient son sujet, le met à sa place, et où le film intériorisé que nous connaissons tous est créé par ces conventions. Mais si on le déplace, même très légèrement, l’attention est attirée vers une sorte d’horreur, exactement à la même place, et cela devient un film complètement différent. Quelles sortes d’ajustements peut-on faire, et comment cet objet mental peut-il endosser une présence physique ou architecturale ?

Au Whitney, ce que j’ai fini par faire en addition – je n’aimais pas le protocole de présentation des cartels au public choisi par le musée – c’est de dire : « Bon, je les rédigerai moi-même et les signerai, vous n’en serez pas responsables. » Parce que j’essayais de dire dans ces cartels des choses qu’ils ressentaient comme menaçantes, qu’ils voulaient atténuer ou simplifier. Et ce fut une bonne solution. J’ai pu apporter ma voix dans l’espace institutionnel, de manière claire. Le public se moquait que les cartels soient trop longs, digressifs ou elliptiques, je crois qu’il a aimé. Il était donc éclairant de pousser un peu plus loin ; là ou l’équipe muséale disait « On ne fait pas comme ça », je leur répondais : « Et pourquoi pas ? »

MFS : Oui. Précisément. C’est un bon exemple. Donc, ce genre de négociations entre aussi dans ta méthode, d’une certaine façon ?

NM : Oui. Je pense que c’est une part du dialogue. Une manière d’arriver à quelque chose. J’ai eu le soutien des curateurs et en fin de compte, j’ai pu le faire. Je pense que cela fait partie de la méthode. Il y a eu une autre discussion à propos de la photo de George Platt Lynes, qui montre le trou du cul d’un type : devait-on mettre un cartel d’avertissement ? Devais-je vraiment l’accrocher à l’entrée ? Et j’ai dit : « Quel est le règlement contre ça ? Vous avez toutes ces photos modernistes de femmes nues accrochées dans le musée. » Alors on m’a donné l’autorisation et les gens ont été fascinés par cette photographie, qui a continuellement été recouverte d’empreintes de doigts et de nez.

HD : Tu dois découvrir les limites de cette institution parce qu’elles ne sont pas claires. Personne ne les définit et tout le monde dit : « Il n’y en a pas », jusqu’à ce qu’il y en ait…

MFS : En parlant de limites ou de frontières, et également celles de la production artistique, que tu sembles explorer intrinsèquement, y a-t-il eu des occasions où l’on t’a fait des demandes ou des invitations qui résultaient d’une mauvaise interprétation de ton travail, ou qui sont allées au-delà de la frontière de ta pratique artistique ?

NM : Il est arrivé, par exemple, que d’autres institutions disent : « Oh, vous êtes l’un de ces artistes qui dansent dans le musée, vous ne voudriez pas le faire pour nous ? » et j’ai dû répondre : « Non, ça n’est vraiment pas ce qui m’intéresse. » Ou bien l’on imagine que j’aimerais aller dans n’importe quelle collection, pour la secouer un peu. Parce que les gens présument à tort que je suis entièrement motivé par le « goût », ils m’approchent avec des choses qu’ils imaginent que je vais « aimer », et ça débouche en général sur une impasse.

Mais d’un autre côté, des gens issus de diverses communautés de danse, ou des historiens par exemple, se sont impliqués dans mon travail et cela a créé une ouverture et tout un ensemble de conversations que je n’avais jamais eues, ce qui va alors en dehors de ma zone de confort de manière productive, et d’une manière qui révèle une vision de l’art très limitée.

HD : D’une certaine façon, on pourrait dire qu’il y a ces différents milieux discursifs ou sociaux avec lesquels tu es en interaction, et tu dois y définir ta place. Tu dis : « Okay, je ne suis pas expert en cela, mais il y a une connexion intéressante », ou autre chose du même ordre. Ce type d’argument va toujours dans deux directions, en ouvrant des espaces de possibilités d’une part, mais de l’autre en renforçant de nouveau la nécessité de reconstruire des limites.

C’est aussi, d’une certaine façon, ce qui arrive au niveau spatial, dans les expositions, dans la manière dont tu relies chacune des œuvres. À Bâle par exemple, chaque pièce avait plus ou moins l’espace autonome désiré, et était prise très sérieusement pour une œuvre d’art. Cependant, en même temps, elle était incorporée dans une série de combinaisons avec d’autres pièces. Le visiteur était mis au défi de voir l’œuvre, mais aussi de voir ces combinaisons, comme le travail de Megan avec Robert Morris. Mais il y avait aussi Bea Schlingelhoff dans la même salle, et évidemment il fallait également prendre en compte ta propre présence, étant celui qui avait rassemblé toutes ces œuvres très différentes. C’est très exigeant parce qu’elles superposent de nombreux niveaux de sens et de paternité artistique. Et tu ne fais pas que concevoir l’agencement des œuvres mais aussi tout le cadre conceptuel, ce qui – là encore – pourrait être motivé par certains intérêts. Pour moi, c’est ça l’aspect vraiment intéressant dans la conception d’une exposition ; ce n’est pas la pure affirmation des seules œuvres, et pas non plus la dissolution des pièces dans la pure textualité, mais le fait de travailler avec et dans la différence.

NM : Oui, j’espérais que ce que tu viens de décrire serait réellement communiqué – ces changements abrupts d’une salle à l’autre, ces interrelations à l’intérieur, et à un autre niveau, la remémoration de ce que l’on venait de voir associée à l’expérience de l’espace suivant, puis, à Bâle, ces Sichtachsen (perspectives) qui vont d’avant en arrière, spécifiques aux salles en enfilade. J’ai remarqué – et cela a à voir avec l’élimination du « curatée par » et l’impossibilité de maîtriser l’exposition à l’avance – que le public voulait vraiment au moins une sorte de récit de la motivation. Mais j’ai toujours l’espoir que ce soit cette expérience faite dans l’exposition, pas seulement de l’association entre les œuvres mais d’une réelle interaction, qui constitue le récit.

MFS : Quand tu décris ça, je pense aussi au travail de Haim Steinbach, si l’on devait le considérer en termes de pratique curatoriale.

HD : Dans l’histoire de la critique institutionnelle, ou peu importe comment on l’appelle, il y a deux axes nettement distincts : l’un qui est plus intéressé par la fabrication de l’exposition, l’exhibitionary en général, et l’autre par le discursif. Comme Andrea Fraser par exemple, qui n’est pas très intéressée par le fait de faire une exposition – la meilleure exposition étant une exposition vide. Tandis que, avec Christian Philipp Müller, il ne s’agit que de cette fabrication d’exposition. Pour moi, cette distinction entre le discursif et l’exhibitionary est très intéressante parce qu’il est évident que les deux aspects sont toujours présents, même si l’un des deux reste en grande partie caché. Par exemple, ton exposition au Whitney interagit avec le cadre institutionnel et les ambitions canoniques du musée sur les deux niveaux. J’ai eu l’impression que le questionnement du canon de la narration moderniste ouvrait en même temps la possibilité d’établir un nouveau canon.

NM : Oui. En disant donc aussi : c’est déjà véritablement entré dans le canon, mais…

HD : … c’est caché.

NM : Je pense que, pour moi, le plus important fut de comprendre soudainement que quiconque voulant mettre le camp à l’extérieur du modernisme faisait une erreur parce qu’il en est en fait le cœur. Toutes ces choses ont été ré-agencées. À Bâle, on attend que la Kunsthalle présente l’art le plus avancé de son temps. Alors, cela amène une question : quelle est la valeur de la contemporanéité en elle-même, et quel rôle joue le spectateur en la définissant ? Aussi, après nos premières conversations, j’ai pensé : « Je suis plus intéressé par le contemporain quand il est perçu et mis en tension avec, ou remis en question par des choses qui ne sont pas uniquement contemporaines. »

Je viens à l’instant de me souvenir d’une chose ; j’avais donné une conférence à la Städelschule, et Isabelle Graw m’avait demandé : « Bon, tous ces différents rôles que vous endossez, ne vous permettent-ils pas de souscrire aux exigences multitâches du néolibéralisme ? » Je ne me souviens pas de ce que j’ai répondu à l’époque, mais je n’ai pas l’impression de faire nécessairement des choses différentes. Ce sont des opérations multiples, mais cela semble une démarche unique.

MFS : Oui. C’est ce qui est provocateur, je pense, dans ta pratique, ne pas voir ta démarche comme « multitâche » mais comme une position artistique, ce qui remet d’ailleurs en question de nombreuses hypothèses à propos de ce qu’est le travail. Qu’est-ce qui écrit l’histoire ? Qu’est-ce qui est fasciné par quelque chose ? Quel est le lieu qui est exposé ? Quelles sont les relations entre toi et les autres, ou les œuvres elles-mêmes ? Tout cela est l’aspect essentiel de ta posture d’artiste, et pas seulement un « Oh, ich mach mal das, ich mach mal das… » (je vais le faire, je vais le faire…). C’est également pourquoi je pouvais imaginer que c’était difficile à endurer en tant qu’artiste. Je me demandais si c’était toujours un défi pour toi. Je veux dire, juste parce que c’est une revendication que tu refais toujours. À chaque exposition, que ce soit ton show à la galerie, une installation comme Transmissions, la présentation à Bâle ou l’écriture d’un texte sur George Platt Lynes. Peut-être, pour toi, c’est juste que tu continues ton travail. Moi, parfois, je voudrais penser comme ça ; on doit maintenir cette Haltung (attitude). C’est ton travail et rien d’autre, non ?

NM : Oui. À un moment donné, j’ai été très inflexible sur le fait de maintenir un espace ouvert, qui soit de ma responsabilité mais aussi une manière de permettre au travail de continuer et de se définir lui-même. Et dans cet espace, je peux introduire des choses sur lesquelles je voudrais attirer l’attention, sur lesquelles je veux en apprendre plus, etc., mais rien de tout ceci n’est mis au second plan du travail, puisque c’est également l’espace que j’ai maintenu ouvert pour moi. Pour montrer que le travail en est inséparable – et d’une certaine manière en suspension dans d’autres œuvres ou d’autres artistes –, ou pour impliquer mon travail dans celui d’autres personnes, ou vice versa… Une partie est déterminée par les besoins, vous faites les choses dont vous avez besoin, vous localisez les choses non disponibles, vous y regardez de plus près parce que vous êtes dans le doute. Et c’est quelque chose que j’ai appris aussi en dialoguant avec d’autres artistes, comme toutes ces activités qui constituent ton travail, Megan, qui sont aussi une manière d’auto-définir ce qu’un artiste peut être. Aussi, à ce stade, je n’ai plus à le défendre… Voilà, c’est mon travail, je continue à le faire, c’est tout.

HD : Mais je pense aussi que la question de Megan sur la Haltung, ou attitude, a sa signification. Pourquoi est-ce si important ? Je pense que c’est parce que, sinon, on serait facilement perdu dans l’une des différentes fonctions, que ce soit l’écriture, la recherche, le design de l’exposition, ou autre. La dimension sociale est d’une certaine façon le plus grand risque de se perdre dans les transactions sociales et autres choses comme ça. Le seul remède est un point focal situé au-delà, que l’on ne peut pas incarner directement. Il faut pour cela avoir une certaine idée de quoi ce point pourrait être fait, du sens qu’il produit en étant de l’art, non ?

NM : Oui.

HD : Sans cette Haltung, tout ce que tu fais devient hors de propos. Ça implose et d’une certaine façon perd son sens. Je crois que ce pourquoi les trajectoires artistiques sont toujours aussi importantes.

NM : En vous écoutant tous les deux, ça me fait comprendre que cette Haltung est une manière de maintenir la distance nécessaire. Et aussi combien le mot Haltung est différent de celui que j’ai toujours entendu, même dans les années 2000 : Positionierung (positionnement). Je crois que cela évoque le fait de s’approcher très près de quelque chose tout en maintenant une distance, de travailler en sachant et en ne sachant pas. C’est peut-être aussi une sorte d’obstination, une contre-démonstration constante qui dit : non, le travail n’est pas comme ça, ne parlez pas à ma place.

MFS : Nick, à quel moment as-tu réalisé ou reconnu dans ta propre pratique que tu commençais à… Bon, à quel moment dirais-tu que ton travail est allé dans cette direction ?

NM : Je pense que c’est arrivé quand j’ai monté Bloodflames III chez Alex Zachary en 2010. J’avais aussi fait une exposition avant ça dans quelques salles de ce qui était encore à l’époque le Chelsea Hotel. Je ne présentais aucune œuvre personnelle dans ces expositions. Mais Bloodflames III donnait l’impression d’une affirmation plus forte parce qu’elle insistait vraiment sur une certaine irrationalité. Le titre posait l’exposition « comme si » c’était la troisième installation d’une exposition montée à New York en 1947, à laquelle il n’y avait jamais eu de suite ; elle s’appuyait donc sur une fausse prémisse. Megan, tu y avais quelques œuvres exposées, et tu avais aussi créé une nouvelle pièce pour l’occasion, ce qui m’a fait comprendre que cette manière de travailler pouvait aussi conduire à des inclusions imprévues, ou qu’elle pouvait être génératrice de cette façon. Il y avait cette vidéo de Lukas Duwenhögger qui n’avait pas été vue depuis des décennies, et qui n’avait sans doute encore jamais été projetée aux Etats-Unis, From Cotton Via Velvet to Tragedy (1991), et des phonogrammes de vinyles par Louise Lawler, dont j’avais eu connaissance par une note lue quelque part, et qu’elle avait sortie du stockage pour moi.

MFS : Et aussi ces pièces de design, ce tapis étonnant…

NM : Oui, ce tapis d’Evelyn Wyld des années 1920, et un sac à main en soie conçu par Raoul Dufy que j’ai emprunté à un archiviste de textile. Une grande part du travail fonctionnait presque comme Attrapen (leurre), en ce sens qu’il semblait être une chose, mais qu’il en était en réalité une autre, ou bien qu’il tenait un nouveau rôle : le peintre comme créateur d’objets en soie, ou la version d’un Dan Flavin par Lutz Bacher, qui inondait toute la salle de lumière rose, avec cette statuette anonyme en porcelaine de Meissen posée devant, protégeant ses yeux de la source aveuglante.

Je pense que la complexité de toutes les conversations qui ont été nécessaires à la réalisation de cette exposition, et les niveaux de confiance qui se sont construits dans le processus – avec des gens que je connaissais, comme toi, et d’autres que j’ai effrontément contactés à l’improviste, qui se sont tous révélés réceptifs à ma proposition encore informulée… Tout ceci avait une énergie très particulière ; cela semblait aussi familier, analogue à ma façon de travailler en atelier, ou à la manière dont je suivais de multiples fils d’intérêts. Et le fait que les spectateurs semblaient comprendre implicitement ce qui se passait là, sur de multiples registres, et qu’ils étaient désireux de parvenir à un accord avec ça, tout cela me donnait le sentiment de fonctionner plus comme une œuvre d’art que comme une exposition thématique de groupe.

Après cela, j’ai ressenti plus fortement l’urgence d’entrecroiser cette façon d’« exposer » avec la présentation du travail que j’avais fait. Pas seulement pour montrer mon propre travail, mais pour le montrer dans un contexte nouveau, avec les autres œuvres et les autres relations qui l’avaient inspiré, parfois directement, parfois indirectement. Ceci a conduit à l’exposition à Midway Contemporary, à la réitération de l’antichambre de velours conçue par Christian Bérard, qui fonctionnait comme une intervention transhistorique avec mes propres dessins, mais qui impliquait aussi le spectateur dans une trajectoire théâtrale.

HD : Si tu intègres des œuvres faites par d’autres artistes comme faisant d’une certaine façon partie de ton propre travail, cela pourrait aussi soulever une sorte de question morale concernant une utilisation possible, ou même un mésusage des autres œuvres. Tu sembles capable de déjouer ce piège de manière intéressante. Je me demande comment cela fonctionne pour toi et quelle sorte d’expérience tu as de ce problème.

NM : J’ai vu des expositions organisées par des artistes dont j’ai ressenti la violence même s’ils s’étaient donné beaucoup de mal pour être irréprochables dans leurs politiques apparentes. Leur positionnement est ce qui fait ressentir la violence, je crois, parce que l’œuvre est orientée unanimement vers un certain message au détriment de son pouvoir individuel ou de la manière dont cette œuvre pourrait contredire d’autres œuvres ou d’autres idées, ou bien s’en écarter. J’essaie d’être le plus transparent possible en ce qui concerne le processus lui-même, en insistant sur le fait que l’exposition, d’une certaine manière, est en mouvement et en fin de compte constituée de multiples dialogues coexistants mais pas nécessairement harmonieux, avec les artistes et les possessions. Mais bien sûr, il arrive que j’approche un artiste qui se méfie de ma proposition, ou qui la rejette catégoriquement. Lorsque j’ai parlé pour la première fois à Bea Schlingelhoff de l’exposition de Bâle, elle voulait être sûre que je n’allais pas dénaturer son travail. C’est une préoccupation compréhensible. Nous avons continué à parler et elle a commencé à comprendre ce que je demandais, et elle m’a dit : « Oh, eh bien, on peut jouer à deux à ce jeu. Tu peux peut-être me donner une de tes œuvres et je la présenterai comme étant la mienne. »

HD : Je dois dire… Le travail de Bea paraissait génial en lui-même et replacé dans ton contexte. Mais prenons un autre cas – comment s’appelle-t-elle ? Ah oui, Georgia Sagri –, j’ai même encore mieux aimé son travail dans sa combinaison très spécifique avec la peinture de Konrad Klapheck. Alors, peut-être existe-t-il quelque chose qui peut améliorer le travail des autres, dans un certain sens… Est-ce que c’est une possibilité ?

MFS : Ou bien le mettre sous un bon éclairage ?

HD : Ou juste créer un contexte qui rend certains aspects de l’œuvre visibles, que l’on n’aurait pas vus autrement, mais il est évident que cela pourrait aisément aller dans l’autre direction, qu’une œuvre peut perdre sa signification spécifique. Cela arrive souvent quand les curateurs travaillent selon un principe de similarités et de comparaisons, au lieu de privilégier la juxtaposition et le conflit.

NM : Mon souhait est qu’une œuvre d’art paraisse aussi complexe qu’elle l’est, c’est-à-dire qu’on lui permette d’établir de nouveaux vecteurs, spécialement avec les artistes vivants, mais aussi avec des disparus (bien que dans ce cas il faut être prudent car on demande souvent aux morts d’en faire trop, comme dans le cas d’Alvin Baltrop). Lorsque l’œuvre est mise au service d’une thèse, elle n’a pas la capacité de mal se comporter. Mais cela ne veut pas dire que je la présente sans contexte. Elle est profondément contextualisée. C’est le Zusammenhänge (contexte) qui peut être étiré de manières différentes. Il y a tellement d’indices qui peuvent fournir un contexte rigoureux sans langage didactique. Je pense à certains éléments non-orthodoxes mais très sensuels de scénographies de Lina Bo Bardi, avec le sol parsemé de feuilles… une compréhension profonde de la puissance d’exposition que cette génération italienne spécifique a appréhendée et exploitée. J’ai tendance à croire que, si l’exposition est bien faite, les gens seront attirés, et même s’ils n’ont pas les guides habituels, ils comprendront qu’il y a une façon d’être en suspension avec l’œuvre. C’est du moins ce que j’espère, alors ça me fait plaisir de vous entendre dire que l’œuvre n’est pas perdue.

MFS : J’aime cet aspect de l’emploi du travail des artistes, l’imprécision de leur mode d’utilisation ou de leur présentation, en vedette ou subordonnés, parce que cela apporte des complexités dans les relations. Ce n’est pas quelque chose qui peut ou qui devrait être lu comme un simple échange neutre, ou équivalent. Je me souviens qu’avec Transmissions il y a eu un petit conflit avec les danseurs, je crois. À un certain moment, ils étaient dans une sorte de questionnement sur « Qu’est-ce que la relation de pouvoir ou de valeur ? ». Ces choses sont à l’intérieur, ces questions sont dans l’œuvre. Elles ne sont pas extérieures à l’œuvre.

NM : Oui, cela a été assez pénible, mais important. Bizarrement, si j’avais suivi la voie habituelle, généralement empruntée par d’autres artistes qui ont instrumentalisé les corps des danseurs dans les musées – on les engage tout simplement et c’est fait – je ne pense pas qu’il y aurait eu de conflit. Mais, je voulais aussi m’attaquer à cette problématique et organiser cette longue période discursive de travail en atelier pour créer une nouvelle œuvre, et nous avons décidé d’une co-paternité de la chorégraphie avec les seize danseurs et danseuses, pour qu’ils et elles soient reconnu.es, non pas uniquement comme performers mais aussi comme artistes/chorégraphes ; cela nous a alors entraînés dans de nombreuses discussions sur les différentes économies des mondes de l’art et de la danse. Tout est remonté à la surface et a explosé. En fin de compte, ces discussions et ces tensions ont été enregistrées, dans le cadre d’entretiens prolongés avec les danseurs/chorégraphes, qui figurent dans le livre.

MFS : Ta recherche est plutôt électrique et tu partages souvent. Une amie a vu une présentation de Transmissions en ligne et m’a dit : « C’était si beau la manière dont il parlait des choses, si partageur et tout ça. » Il y a quelque chose d’intrinsèquement partageur dans ce que tu fais. Je ne sais pas où placer ça sur un plan critique, mais d’une certaine façon c’est une chose généreuse. Je crois que c’est logé dans la différence entre absorber, prendre, partager, ou…

HD : Peut-être qu’il y a aussi une sorte de nuance subtile dans le partage/l’attention portée à, parce qu’en général il y a toujours une sorte d’ambivalence en jeu avec ces attitudes. On peut appréhender cela d’une manière intéressante ; par exemple, quelque chose peut être bon au sens artistique, mais pas nécessairement bon au sens moral.

MFS : Ce n’est pas non plus uniquement bienveillant.

HD : Oui, en effet ; ça ne veut pas dire que tu es une gentille personne qui donne tous ses cadeaux aux autres. Mais il est intéressant au plus haut point et même subversif de naviguer dans cet espace entre tes propres intérêts et désirs et ceux des autres, que ce soit ceux des collègues ou du public.

NM : Non. J’ai dû dire, au moins quelques fois, que je ne présente pas des collections de choses que j’aime, c’est une mauvaise interprétation primaire de ce que je fais et une méprise sur le fonctionnement de l’influence. Si je devais faire une exposition de mes œuvres d’art préférées (ce que je ne ferai jamais), ce serait tout à fait autre chose. Ce ne sont pas mes amis, mes coups de cœur ou mes inspirations, c’est un travail dans lequel je suis engagé et même avec lequel je lutte, et que je présente dans une nouvelle configuration, et c’est en soi le processus pour articuler quelque chose. Et je crois que cela peut être assez déstabilisant que j’aille à contre-courant des réseaux sociaux en place et des trajectoires historiques, parce que la tendance générale est de vouloir souligner et exacerber ces facteurs, pour les utiliser sous des formes de légitimation. Avec quels postulats doit-on laisser les gens pour qu’ils se sentent stabilisés ? Le but n’est pas de confirmer quoi que ce soit, mais de laisser aller les choses, pour trouver où il y a une ouverture, ou bien un potentiel poétique, et provoquer une réorientation.

Traduit de l’anglais par Michèle Veubret

  1. [1] Hans Haacke, « Museums, Managers of Consciousness », M+ Magazine, 23 février 2018, https://www.mplus.org.hk/en/magazine/museums-managers-of-consciousness.
  2. [2] Craig Owens, Beyond Recognition: Representation, Power, and Culture, Scott Bryson, Barbara  Kruger, Lynne Tillman (éds.), Oakland, University of California Press, 1994, p. 135.