Sur Loretta Fahrenholz, Ditch Plains à Reena Spaulings Fine Art, New York

— Annie Godfrey Larmon

Loretta Fahrenholz, Ditch Plains, 2013, HDV, 29 min, photogramme

Un danseur va et vient silencieusement dans le couloir feutré d’un hôtel Marriott, pressant son corps contre les murs, contre l’encadrement des portes et contre la caméra qui capture ses mouvements. Il transpire. L’intensité des néons du couloir étouffe le fond sonore, un morceau de jazz aux accents rauques. Il découvre une chambre ouverte où, dans l’obscurité, une silhouette tortueuse se contorsionne avec angoisse sur un lit défait; le blanc de ses yeux brille, menaçant, à travers la vision nocturne de la caméra. Des corps dispersés sur le sol et affalés sur des chaises s’animent soudainement, pris d’une certaine apathie ; leurs mouvements mécaniques sont dirigés vers des voix imaginaires émanant de téléphones portables hors-service.

Un peu plus tard, des écrans de portables cassés s’exaltent telle une symphonie discordante dans les rues quasi-désertes de East New York. Les messages vidéo enregistrés forment une membrane imperméable aux catastrophes naturelles qui semblent avoir balayé toute forme de vie humaine dans Ditch Plains, le ballet de rue dystopique (de 29 minutes) de la réalisatrice et artiste allemande Loretta Fahrenholz. L’un d’entre eux demande: «S’il y a quelqu’un ici – n’importe qui – si vous pouvez m’entendre – je veux juste vous dire, qui que vous soyez putain, que je vous aime. Je vous aime, adieu. Ceci est un enregistrement.»

Cette déclaration performative, qui est aussi un plaidoyer en faveur du lien, est retenue en otage par sa perpétuelle inscription dans l’espace du code binaire et du matériel informatique. Elle nous invite à considérer avec inquiétude ce qui arrive aux enregistrements une fois que ceux-ci sont livrés à un auditoire réceptif – et au-delà de ça, elle pose la question de ce qu’il advient de l’action subjective, de plus en plus souvent formatée de manière à constituer un média numérique. Comment la communauté est-elle repensée à la lumière de cette réflexion? Le film de Fahrenholz pose ces questions au travers de la représentation d’un futur proche abstrait et posthumain, mais leur pertinence réside dans la dynamique bien réelle d’un groupe de Street Dance.

Les mouvements pixelisés de la chorégraphie du Ringmasters Crew de Brooklyn offrent un vocabulaire formel à l’enquête de Fahrenholz sur le troublant vertige qui accompagne notre dépendance trop importante à la technique. Avec leurs performances simulant des combats à mort, à grand renfort de « bandage », de « cassage d’os », de « pauses » et de « bugs », les Ringmasters – Corey, Jay Donn et Marty McFly – rendent littéral le métabolisme du numérique ; leurs corps avancent rapidement et se rembobinent, ricochent, flanquent des coups et s’effondrent. Leurs mouvements sont robotiques, ankylosés, tels des zombies.

Le théoricien culturel Jonathan Crary a récemment analysé les ramifications des incarnations numériques face aux incessantes demandes du système capitaliste mondial actuel, et à la priorisation de l’écran. Son texte 24/7[1](2013) s’ouvre sur un rappel des efforts fournis par des États en vue de soutenir la progression vers l’intégration de l’humain dans les appareils et réseaux non-humains, et le développement de la «cognition augmentée» qui améliore les interactions homme-machine. La création d’une drogue anti-peur, ainsi que les récents investissements du département de la Défense américain dans le domaine de la recherche sur la productivité face au manque de sommeil, soulignent l’idée selon laquelle l’équation posée par Fahrenholz, à base de technophiles et de zombies, n’est pas tant de l’ordre de la fiction.

Ces tech-zombies se déplacent le dos courbé sur des trottoirs jouxtant des bâtiments délabrés, portant des tubes néon fluorescents en guise de masque et cousus sur leurs vêtements et s’engageant à fond dans des mouvements de dance-shoot-outs[2]. La conception sonore très réussie de Steffen Martin matérialise ces gestes abstraits à l’aide de crashs, de dérapages, de bangs et de booms électroniques tirés de Grand Theft Auto. Ces performances improvisées donnent naissance à une abstraction productive, mais ils puisent également leurs racines dans des scénarios d’échange de pouvoir et de gravité socio-économique éprouvés. La juxtaposition d’une esthétisation poussée à l’extrême et d’images documentaires de la gestion de la catastrophe naturelle de Far Rockaway, suite à l’ouragan Sandy est troublante, tout comme la reconstitution chorégraphique fracturée du stop-and-frisk[3].

Ditch Plains soulève, de force, des questions relatives à la technologie et à l’instabilité du sujet dans des environnements médiatisés, tout en s’intéressant et en réfléchissant à une méthodologie de l’enregistrement. Le travail de Fahrenhloz prend souvent des formes filmiques, mais au lieu de les citer en faisant preuve d’un abandon postmoderne, elle teste leur syntaxe et leur confère un nouveau sens. Les styles mis en scène ici vont de l’arc narratif[4]dramatique des vidéos et documentaires sur le hip-hop américain à l’ethnofiction du réalisateur français Jean Rouch. Dans l’une de ses dernières œuvres, My Throat, My Air, Fahrenholz utilise à la fois le langage vernaculaire de Rainer Werner Fassbinder et celui des films d’horreur trash. Cette déconstruction de l’histoire du cinéma tente spécifiquement de réconcilier le récent néoréalisme allemand des années 1990, ou «réalisme aliéné en tant que style», avec l’effet de distanciation des modes de production artistiques. Chaque œuvre est créée sur le mode performatif, dans lequel l’artiste s’implique tout en se dissociant. Fahrenholz parvient dans un élan ethnographique à capturer les moments étranges ou intimes qui surviennent spontanément dans les petites communautés – des moments qui résistent bien souvent à la conscience de la présence de la caméra. Cette propension est accueillie par la question suivante: comment les communautés se réifient-elles, créent-elles du lien, et se reproduisent-elles au travers de l’image spectacularisée ? Afin d’y répondre, elle s’est implantée dans différents milieux artistiques – avec des étudiants d’écoles d’art, le collectif Grand Opening, la famille de Ulli Lommel, qui joua sous la direction de Fassbinder, ou ici, avec un groupe de Street Dance – et elle met en place la contrainte d’une scène, où improvisation et jeu se déploient de manière organique. Sur cette scène, les tensions sociales deviennent fiction, ce qui offre différentes manières d’y accéder, ainsi qu’un cocon au sein duquel il est possible de les décomposer. Cette stratégie est propice à une intense collaboration et à un sens distribué du statut d’auteur, qui évite toute vision dominante.

Cette scène sert également de tamis au travers duquel il devient possible de suivre la trace ou présager d’une conscience collective pas encore réalisée. Dans chacun de ses projets, Fahrenholz sélectionne, condense et structure une série d’éléments indirectement liés, ce qui permet de faire ressortir leurs points communs et de faire apparaître et interagir un certain nombre de fils conducteurs cruciaux de manières inattendues. Ditch Plains réunit un texte de science-fiction de John Kelsey, l’ouragan Sandy, les histoires de cannibalisme qui ont dominé l’actualité pendant le tournage du film, ainsi que des histoires biographiques et des formes de danses propres au Ringmasters Crew. Pendant le tournage, ces éléments restèrent dans l’ombre, isolés, mais connectés au climat général de peur et d’impérialisme machinal mis en avant par l’artiste. Fahrenholz conserve cette incongruité entre les différentes parties au moment du montage, créant une situation inconfortable pour le spectateur.

L’artiste cherche à être radicale en forçant le spectateur, lui imposant de regarder activement et de constamment se réorienter au sein d’une structure narrative ambivalente. Il se pourrait que ce soit un antidote méthodologique à la crise d’attention détaillée par Crary, et jouée par le Ringmasters Crew. L’ouvrage de Crary postule que le sommeil est la dernière zone de résistance à l’hégémonie sémio-capitaliste, non seulement en tant que retrait d’un état non médiatisé, mais également en tant que réaffirmation de la communauté. Le sommeil requiert le confort de base offert par la sécurité et la sécurité requiert la protection, au sens physique, des autres. Donc d’une certaine manière, cette résistance est dûment située dans le sommeil et dans le contrat de sommeil qui représente le désir de protéger autrui, ainsi que dans la croyance selon laquelle autrui nous protégera. Tandis qu’une supposée ère post-apocalyptique de numéri-sujets insomniaques et aliénés, est esthétisée dans Ditch Plains, les gestes, la narration et le temps partagés par les danseurs œuvrent contre ce futur, puisqu’ils sont nés au sein de la communauté Ringmasters Crew et l’affirment. En résistant à toute vision d’auteur inébranlable et en insistant sur les incommensurabilités inhérentes aux sujets qui composent la communauté – et aux éléments qui composent toute histoire – Fahrenholz fait valoir une revendication similaire à celle de Crary. Le maintien de la communauté, faite d’un assemblage de différences, est un tampon qui protège des effets déshumanisants du dispositif techno-social de plus en plus présent.

Traduit de l’américain par Élodie Chatelais

Loretta Fahrenholz, Ditch Plains
Reena Spaulings Fine Art, New York
8-22 septembre 2013

  1. [1] Jonathan Crary, 24/7: Late Capitalism and the Ends of Sleep, Londres/NewYork, Verso Books, 2013.
  2. [2] Pas de danse qui consiste à simuler des positions de combats. (NdE)
  3. [3] Littéralement « interpellation et fouille ». (NdE)
  4. [4] Développement d’une intrigue sur plusieurs épisodes. (NdE)