Encore dans un autre monde : conversation avec Isabelle Graw

— Dylan Byron

Jean Fautrier, L'Homme ouvert (L'Autopsie), 1928-29

Jean Fautrier, L’Homme ouvert (L’Autopsie), 1928-29

Sur les ouvrages Three Cases of Value Reflection (Sternberg Press, 2021) et In Another World: Notes, 2014−2017 (Sternberg Press, 2020)

Dylan Byron : Dans Three Cases of Value Reflection (Sternberg Press, 2021), vous qualifiez l’essai de Ponge sur Les Otages de Jean Fautrier de « doublement matérialiste », reflétant à la fois la matérialité des peintures de Fautrier et les circonstances matérielles de Ponge. Votre livre In Another World : Notes, 2014 − 2017[1] (Sternberg Press, 2020) évince une double matérialité similaire, en offrant une analyse sociale dans la tradition de l’École de Francfort tout en réfléchissant à vos propres conditions matérielles. Vous connaissez sans aucun doute la fameuse pique de Luckàs lancée à Adorno, l’accusant de vivre dans le « Grand Hôtel de l’abîme » (Grand Hotel Abgrund), dans lequel le pessimisme des privilégiés, selon lui, excluait l’engagement politique. Vous êtes réellement engagée politiquement ; aussi, loin de moi l’idée d’insinuer que vous êtes trop privilégiée pour percevoir des implications concrètes dans votre pensée critique, mais je me demande si, comme Luckàs, vous percevez « de nombreux tournants sur le chemin, de nombreuses stations intermédiaires » (viele Wendungen des Weges, viele Zwischenstationen) entre la vie bourgeoise et la critique matérialiste ?

Isabelle Graw : Comme vous l’avez dit, Luckàs suit la croyance de Marx et Engels selon laquelle la culture n’est qu’une émanation des conditions économiques. Il critique donc les intellectuels bourgeois comme Adorno, qui cultivent une attitude de désespoir en restant dans ce fameux « Grand Hôtel de l’abîme ». Luckàs les accuse aussi de se concentrer uniquement sur l’idéologie et de négliger ce qui, selon lui, a eu un impact bien plus important, c’est-à-dire les conditions économiques. Son idéal de l’intellectuel était quelqu’un qui choisirait ce qu’il appelait le salto mortale, un saut dangereux et risqué dans la lutte des classes, comme il l’avait fait en rejoignant le parti communiste. Et bien sûr, un salto mortale n’est pas vraiment ce que je vise dans In Another World, et ceci pour deux raisons. D’abord, je pense que cette identification de Luckàs au prolétariat est devenue beaucoup plus compliquée dans le contexte contemporain, notamment parce que certaines classes ouvrières nationales – et je ne parle pas du prolétariat mondial diversifié, non nécessairement blanc, à cet égard – ont souvent tendance à s’orienter à droite. Didier Éribon, par exemple, dans son livre Retour à Reims, a pointé du doigt le racisme profondément enraciné et endémique dans sa propre classe sociale d’origine. Si sa description peut sembler parfois totalisatrice – en réalité, tous les membres de la classe ouvrière ne virent pas à droite bien sûr – ses réserves sur une idéalisation « rancièrienne » des ouvriers sont compréhensibles. Et deuxièmement, il est impossible aujourd’hui de maintenir, comme Luckàs a tendance à le faire, que notre production idéologique constituerait nécessairement l’expression de notre propre position dans la lutte des classes. Cela reviendrait à dire que le travail d’une personne est entièrement déterminé et limité par sa position sociale. Cela signifierait que, lorsqu’on est positionné comme « bourgeois » – comme je présume que nous le sommes vous et moi – on ne pourrait pas soutenir la cause de la lutte des classes, ni celles des victimes de discriminations. Et cela impliquerait également que, en raison de notre classe supposée privilégiée, nous ne connaîtrions pas nous-mêmes la discrimination, ce qui est bien sûr également faux, comme j’essaye de le démontrer dans In Another World.

DB : Vous voulez dire, en témoignant de la discrimination et du harcèlement que vous avez subis au sujet de l’identité de genre ?

IG : Oui, par exemple. Votre question pointe des contradictions, et je pense qu’ici c’est le mot-clé car, dans In Another World, j’ai aussi voulu examiner les contradictions possibles entre ce que l’on suppose être sa position sociale et ce que l’on perçoit comme sa production culturelle. Le passage sur Françoise Sagan, par exemple, était une façon pour moi de mettre en lumière une autre écrivaine qui s’affirme de gauche tout en admettant en toute liberté qu’elle adorait les séjours dans des hôtels de luxe, prédilection pour laquelle elle fut sévèrement jugée. Je crois que ces contradictions et ces tensions peuvent être productives. Luckàs n’avait pas la patience pour cela, mais moi je m’y intéresse beaucoup. Alors qu’il déplore ces « tournants du chemin », ces « stations intermédiaires » que les intellectuels bourgeois doivent franchir avant de faire le salto mortale qui leur fera finalement rejoindre le prolétariat, je dois dire que, contrairement à Luckàs, je ne condamne pas les détours, les médiations complexes, les erreurs occasionnelles ou les mauvaises directions. Je ne crois pas en une transition sans heurt entre la vie bourgeoise et la critique matérialiste. Au contraire, je suis plus intéressée par les tensions et les contradictions entre les deux. Cependant, je suis d’accord avec Luckàs sur un point : il est absolument nécessaire, à mon avis, d’essayer d’analyser ses propres conditions matérielles. Pour moi, cela ne veut pas dire que l’on cultive une sorte d’exercice d’autoréflexion purement formel et sans conséquence. Il s’agit plus d’un travail sur les contradictions et les compromis qui nous sont imposés par les conditions du capitalisme. Ce travail sur les contradictions et les compromis peut s’avérer une lourde tâche, et même douloureuse parfois, comme j’ai essayé de le montrer.

DB : C’est tout à fait pertinent. Je me demande si nous pourrions aussi examiner l’endroit où cette vision vous place en regard de certaines politiques d’identité orthodoxes. Plus précisément, le genre de contradictions productives que vous décrivez semblerait être écarté par l’hypothèse d’une position fixe du sujet que le travail représente, position à laquelle on est assigné en vertu d’une sorte d’identité stable. De ce point de vue, on ne peut écrire qu’en tant que personne marquée d’une certaine façon par une identité figée, et l’écriture-même est exclue d’une remise en question de la construction de cette identité, qu’elle soit minoritaire ou hégémonique. Cette attitude semble entraîner une restriction – que la vision de Luckàs a peut-être elle-même entraînée – mais la vôtre semble lui échapper avec force, et donc lui offrir une alternative.

IG : Je crois que c’est compliqué. Surtout à cette époque, je n’aurais jamais voulu me trouver du côté de ceux qui résistent de manière phobique à la politique identitaire et aux bouleversements sociaux qu’elle implique. Le déchaînement envers la politique identitaire exprime souvent la peur du changement, la peur de perdre ces avantages qui bénéficient d’une identité neutre. Comme nous le savons, les identités ne sont pas seulement choisies, mais aussi attribuées socialement, et souvent très violemment. On est labellisé « Femme », « Black » ou « Queer » et ces attributions ont des conséquences discriminatoires auxquelles on a souvent du mal à échapper. Cela vaut aussi pour la marque des origines prolétariennes, desquelles Éribon a réussi à s’échapper mais auxquelles il a été forcé de revenir, rattrapé par elles. Nous devons aussi garder en mémoire que les théories les plus intéressantes sur la politique identitaire – et cela est aussi vrai pour l’art – ont toujours fonctionné avec une notion d’identité plurielle, en évitant l’essentialisation. Mais je vous accorde un point : au lieu de laisser le marché réduire le travail d’une personne à une position de sujet figé, il serait plus intéressant d’opter pour des stratégies de désidentifications sans négliger les conséquences matérielles de ces positions identitaires auxquelles on nous oblige. C’est ce que des artistes qui m’intéressent beaucoup – je pense à SoiL Thornton – essayent de faire dans leur travail. De manière assez surprenante à cet égard, il y a quelque chose d’intéressant avec l’écrivain Francis Ponge, parce que, lorsque certains exemples dans ses textes semblent rendre transparentes ses propres conditions de production, ce sont évidemment des choses à ne pas accepter littéralement. Au contraire, ce sont des passages hautement littéraires – possiblement des inventions – et qui doivent donc être considérés avec circonspection. Ponge sous-entend systématiquement l’importance des conditions matérielles qui empreignent son texte et le structurent. C’est ce qui m’intéresse, plus que la vérité sur ce qui est effectivement arrivé. Par exemple, j’ai essayé de rechercher si en réalité Fautrier lui avait bien donné un tableau. J’ai examiné le catalogue raisonné, et j’ai cherché le nom de Ponge comme éventuel propriétaire, et je ne l’ai pas trouvé. Ainsi l’histoire pourrait avoir été inventée, mais dans un sens cela n’a pas d’importance. J’aime le côté ludique de l’ensemble, et notamment l’audace de Ponge qui mentionne ce qui n’est jamais dit dans le monde de l’art – les accords financiers sous-jacents et les agréments informels qui en sont profondément constitutifs et qui, comme nous le savons, sont très importantes dans les transactions mondiales de l’art.

DB : Il est clair que les conditions matérielles assignées à la critique d’art par le marché ont bien changé depuis l’époque de Ponge. Dans Three Cases of Value Reflection, vous notez que lorsque Ponge écrivait, la figure de l’écrivain occupait une position étonnamment élevée dans la hiérarchie culturelle. Aujourd’hui c’est de moins en moins le cas. Toutefois, dans In Another World, vous suivez Ponge en rendant transparentes la plupart des conditions de votre production personnelle de critique d’art. Je me demande si vous avez trouvé que la publication de ce matériau était sujette à controverse. Je peux imaginer que les gens vous en veuillent d’exposer ces transactions.

IG : À propos de votre observation sur le statut du critique à l’époque de Ponge et de Fautrier, en lisant la correspondance entre Fautrier et Jean Paulhan, j’ai été frappée par la découverte que Fautrier priait littéralement Paulhan de choisir un ou deux tableaux en échange d’un manuscrit, qu’il considérait évidemment avoir beaucoup plus de valeur que ses peintures. Ceci est inimaginable aujourd’hui, alors que les critiques sont surtout considérés comme les parents pauvres, dont les contributions – tout en restant importantes parce qu’elles produisent du sens symbolique – sont loin d’être aussi considérées qu’à l’époque de Ponge.

DB : Les critiques comme les parents pauvres, c’est une image frappante.

IG : Comme une amie critique me le disait récemment d’un ton pince-sans-rire : nous sommes les serviteurs. Nous pourvoyons aux besoins des artistes et du système artistique, et nous obtenons cependant de maigres salaires en comparaison des sommes d’argent que peuvent gagner les artistes s’ils ont du succès sur le marché. En fait j’étais très inquiète quant à l’accueil qui serait fait à In Another World. J’avais trouvé naturel, mais aussi plutôt osé de dire « je » de cette façon, également parce que j’exposais des aspects de moi-même et de ma vie jusqu’alors laissés dans l’ombre. C’est aussi un livre très personnel en ce sens qu’il porte sur le deuil, un livre sur l’horizon différent qui s’ouvre devant vous lorsque vous n’avez plus vos parents. Je suspecte ce dernier aspect du livre – le travail de deuil – de m’avoir sauvée d’une critique sévère, parce que personne ne vous attaque lorsque vous êtes affligée par l’absence de vos parents. Heureusement, du moins en allemand – pour des raisons sur lesquelles nous avons tous les deux spéculé, il n’y a pas encore eu de réception en anglais – l’accueil a vraiment été positif. Franchement, je craignais également que les gens me critiquent pour avoir osé produire quelque chose proche de la littérature, ou peut-être quelque chose entre la sociologie et la littérature. J’avais le sentiment que certains de mes amis, particulièrement les artistes, auraient préféré que je reste à ma place. Ils voulaient que je m’accroche à mes fonctions de critique, plutôt que me voir revendiquer une production personnelle qui ressemble à de l’« art ». Aussi y a-t-il eu une certaine réticence au sujet de ce livre dans mes cercles sociaux, mais elle est restée diffuse et n’a jamais vraiment été prononcée. En somme, je me suis sentie chanceuse de ne pas avoir été crucifiée pour ce livre, ce que je redoutais vraiment dans mes pires cauchemars.

DB : Je suppose que cela suggère une autre manière d’être assignée dans votre position de sujet, c’est-à-dire professionnellement, par le marché. Vous êtes supposée parler avec la voix du critique, ou peut-être de l’universitaire. Je me souviens que dans l’interview que vous avez accordée au Deutschlandfunk, la radiojournaliste vous désignait systématiquement comme « l’historienne de l’art Isabelle Graw ». Comme pour impliquer que vous étiez supposée produire de l’histoire de l’art érudite et objective et que maintenant vous présentiez ce qui était clairement une œuvre littéraire. Je ne peux donc pas m’empêcher de vous demander si vous avez trouvé que ce contrôle du genre littéraire (genre-policing) était genré, au sens où vous aviez une place et qu’il était considéré comme trop ambitieux pour une femme d’en occuper une seconde, peut-être plus particulièrement une place littéraire, plus élevée. Vous dites avoir été inspirée par les conférences que Barthes a données après la mort de sa mère, publiées ensuite sous le titre La Préparation du roman. À mon sens cette histoire littéraire est que, même si certains pensaient qu’il était arrogant de la part d’un critique d’aspirer à l’écriture d’un roman, Barthes obtenait en quelque sorte carte blanche, parce qu’il était un homme au sommet de sa hiérarchie culturelle, enseignant au Collège de France. Aussi je me demande si vous sentez, dans votre cas, qu’un élément du contrôle du genre (sexe) venait renforcer le contrôle de genre (littéraire), si ce jeu sur les mots spécifiquement français peut être transcrit en anglais.

IG : C’est difficile à dire. On peut trouver en effet quelques parallèles biographiques à mon approche personnelle dans La Préparation du roman de Barthes. Cela peut paraître un peu présomptueux mais allons-y. Barthes a lui aussi ressenti la mort de sa mère comme un grand choc, et il a décidé – après l’écriture de Journal de deuil – qu’il voulait se constituer une vita nova, une nouvelle vie où il arrêterait l’écriture académique pour écrire ce roman, lequel, comme on le sait, ne vit jamais le jour. Ce sont en fait ses préparatifs qui, d’une certaine manière, remplacent le roman. La différence avec Barthes est double : d’une part, j’ai continué d’écrire des textes « universitaires » parallèlement à In Another World. D’autre part, à la différence de mes recherches antérieures d’histoire de l’art et de critique d’art, les premiers livres de Barthes semblaient déjà plus littéraires. Donc je pense que, dans mon cas, ce fut à la fois moins et plus qu’une vita nova que j’ai essayé de revendiquer.

DB : Donc de manière plus audacieuse.

IG : Je ne veux pas me rendre héroïque, mais lorsque j’ai essayé de trouver un éditeur allemand pour cette entreprise, cela n’a pas été facile au début. On me disait souvent : « Vous êtes labellisée critique d’art et théoricienne d’art, c’est très intéressant mais ne fonctionnera pas sur le plan commercial ». J’avais déjà rencontré deux ans plus tôt une réticence similaire lorsque j’avais essayé de porter une autre casquette en devenant commissaire d’exposition pour la première fois. Cette exposition, intitulée The Vitalist Economy of Painting à la Galerie Neu à Berlin, découlait de mon livre The Love of Painting (Sternberg Press, 2018). Quand cette tentative d’élargir un profil de compétences – j’avais endossé le rôle supplémentaire de curatrice – a été suivi d’un livre qui était une sorte de revendication littéraire en tant que femme, je pense que la perception globale est devenue : « On ne peut pas l’arrêter. Que veut-elle de plus ? Ça suffit ».

DB : Un trope de « femme vorace » ou quelque chose comme ça ?

IG : Oui, ou plutôt l’idée d’une femme insatiable. Je me demande si je suis juste en train d’imaginer tout cela, mais même si j’ai beaucoup de soutien, je sens parfois que mon travail pourrait être plus encouragé. C’est peut-être une particularité de la sphère culturelle allemande mais j’ai parfois le sentiment que les gens préfèreraient que je m’arrête et que je me tienne tranquille au lieu de continuer indéfiniment à revendiquer de nouveaux territoires. Pendant le dernier confinement, j’ai écrit un livre intitulé The Benefits of Friendship: A Novel (Vom Nutzen der Freundschaft : Ein Roman). Il traite des amitiés instrumentales ou « transactionnelles », comme les a nommées Andrea Fraser, dans le monde de l’art, de leur potentiel et de leurs failles. C’est personnel, mais aussi profondément fictionnel. J’ai peur de l’autre tollé que ce livre provoquera à sa sortie, du moins je me l’imagine aujourd’hui. En vérité je n’ai jamais voulu être polémique. Comme la plupart des auteurs, je ne veux qu’être aimée et comprise par mes lecteurs ! Cependant, il y a quelque chose qui semble me diriger vers ces projets plus polémiques qui s’écartent du chemin le plus sûr. Je crois que c’est ce qui me stimule et qui me fait continuer. J’ai toujours écrit des journaux intimes, et même, secrètement, j’écris des nouvelles. La révélation au grand jour de mon moi littéraire avait déjà pris beaucoup de retard. Je pense que cela devait arriver, il n’y avait aucun moyen de l’arrêter.

DB : Peut-être pourrions-nous parler de l’endroit où vous vous situez dans la tradition littéraire germanique. L’épigraphe à Three Cases of Value Reflection évoque la remarque de Ponge, dans une lettre à Albert Camus en 1943 : en période de crise historique, les écrivains ne peuvent produire que « des notes confuses, des aperçus fulgurants ». In Another World est structuré en 159 fragments numérotés, un bon nombre analysant des souvenirs. Cela m’intéresse de savoir où vous vous situez dans la littérature germanique, et peut-être plus particulièrement dans la littérature du fragment. Je vous ai entendue citer divers écrivains contemporains, en particulier des Français, Éribon déjà mentionné, Annie Ernaux, ou des Anglais comme Rachel Cusk et Deborah Levy. En allemand, bien sûr il y a l’exemple de Minima Moralia de Theodor W. Adorno et, d’une manière générale, la forme du fragment semble avoir une place spéciale. Nancy et Lacoue-Labarthe le relient au romantisme allemand. Schlegel fait même remarquer que la mémoire est un système de fragments.

IG : La décision d’écrire In Another World en fragments m’est venue assez spontanément. Je ne pensais pas à Schlegel. À une époque de crise politique, sociale et personnelle, il m’a semblé que j’avais besoin d’une nouvelle forme pour les observations et les réflexions qui ne cadraient pas avec mon écriture sur la théorie et l’histoire de l’art. C’était comme si tout ce qui existait d’autre demandait plus d’attention et plus d’espace dans mon travail, au-delà des journaux intimes que j’ai mentionnés. Des raisons pratiques ont dicté mon choix du fragment. Puisque j’écrivais The Love of Painting en même temps, je n’avais que le matin pour ces « échauffements » qu’étaient les fragments, tous les jours, avant de m’atteler à mes écrits et à ma recherche artistique plus théoriques. Comme vous l’avez dit, la forme du fragment était particulièrement adéquate, étant donné que la mémoire elle-même est totalement fragmentaire, comme Schlegel mais aussi Freud l’ont fait remarquer. La mémoire a une tendance à falsifier, à laisser de côté, à se fixer sur quelques exemples qui sont rétrospectivement embellis ou bien exagérés, ce qui me va très bien dans le sens que In Another World est aussi une tentative de travail de deuil (Trauerarbeit). Enfin, j’ajouterais que c’est également utile lorsque l’on se trouve face à la réalité d’une économie numérique, avec ses distractions continuelles et la menace d’un syndrome de déficit d’attention généralisé. Lorsque ce syndrome déficitaire menace de vous submerger, écrire un fragment peut être la seule chose que vous puissiez faire. Mais il est aussi très important pour moi que le fragment soit différent de celui que Schlegel concevait. Mes fragments ne sont pas en eux-mêmes autonomes.

DB : Ce ne sont pas des hérissons.

IG : Bien au contraire. Ils essayent vraiment de pousser l’extérieur à rentrer à l’intérieur. Dans la préface, j’ai expliqué que je m’intéressais à la manière dont l’universel se projette subitement dans le personnel et, à l’inverse, dont le personnel s’infiltre dans l’universel. C’est un projet qui est tout sauf autonome. Au contraire, il s’agissait d’exposer l’écriture aux conditions extérieures négociées en un sens que l’on pourrait décrire comme profondément personnel. Vous avez mentionné le Minima Moralia d’Adorno. Bien sûr, j’étais aussi très consciente du fait qu’en choisissant des aperçus, des miniatures pour ainsi dire, je puisais dans une tradition adornienne mais aussi benjaminienne. On pourrait évidemment penser que cela aussi est présomptueux.

DB : Aviez-vous l’impression que la relative exclusion des femmes – à l’exception de personnages obscurs comme Phia Rilke et Marie von Ebner-Eschenbach – de la tradition de littérature fragmentaire de langue allemande avait rendu difficile votre utilisation du fragment pour réfléchir sur le sexisme dans le monde de l’art et sur les expériences personnelles d’un harcèlement sexuel tout à fait affligeant ?

IG : Pour moi, une femme écrivaine en Allemagne a été d’une grande importance, Marie Luise Kaschnitz, et particulièrement son livre Where Am I Supposed to Go (Wohin denn ich: Aufzeichnungen). Bizarrement, ce titre lui a été proposé par Adorno. C’est un livre très fragmentaire qu’elle a écrit après la mort de son compagnon. Il y aussi The Hundreds de Lauren Berlant et Kathleen Stewart. Le journal rêvé fragmenté d’Ingeborg Bachmann, Male Oscuro, m’a également inspirée, et j’y fais référence dans In Another World. Donc, dans la tradition de langue allemande, certaines écrivaines ont été importantes pour ce projet, du moins Kaschnitz et Bachmann. J’ai aussi lu Max Frisch, mais après avoir terminé mon livre. J’ai lu plus particulièrement ses journaux, qui ont eu finalement une grande influence sur mon prochain livre sur l’amitié, un roman qui sera structuré comme un pseudo-journal. Frisch est l’écrivain allemand qui a élevé le journal à une forme littéraire, en l’ouvrant à la critique culturelle d’une manière étonnante. Même s’il était d’une misogynie désespérante dans sa manière de traiter les femmes, dans ses journaux il a atteint quelque chose d’inégalé sur le plan formel. Ce qui est également intéressant est que Frisch a écrit des chapitres entiers sur la discrétion, s’interrogeant sur ce que cela signifiait d’inclure des notes sur sa femme ou des informations intimes sur Ingeborg Bachmann. C’est une sorte de figure pré-Knausgård, mais plus intéressante d’un point de vue linguistique.

DB : Je me demande si vous avez trouvé que la forme du fragment vous était plus ouverte que la tradition de l’histoire de l’art germanique plutôt masculine, et donc plus utile pour réfléchir à la très sérieuse misogynie endémique au monde de l’art.

IG : Particulièrement quand il a fallu traiter des formes ordinaires de sexisme structurel auxquelles je suis toujours confrontée, ce que j’ai aimé dans le fragment était qu’il me permettait de montrer combien le fait de subir une remarque blessante peut être imbriqué dans la trame de votre quotidien de telle manière qu’il permet des transitions douces vers d’autres expériences. Les expériences douloureuses semblent souvent assimilées parce qu’elles constituent tout simplement une part de notre vie. Ce n’est pas que je veuille les rendre moins dramatiques, mais plutôt montrer combien ces événements néfastes font partie du quotidien d’une femme dans le monde de l’art. On ne peut jamais vraiment s’y préparer car ils arrivent toujours d’une manière inattendue. D’un autre côté, il y a d’autres choses, soit aussi douloureuses, soit aussi agréables, qui continuent d’arriver ensuite. Je pense que c’est pourquoi je ne voulais pas donner une place trop grande aux expériences sexistes dans mon livre : je voulais montrer que ma vie était faite d’humiliations occasionnelles d’une part et d’expériences agréables d’autre part. Considérant que je suis certainement plus privilégiée que d’autres d’un point de vue social et économique, et plus âgée aussi, il est possible que je subisse moins d’humiliations que dans ma jeunesse. D’un autre côté, on rencontre de nouvelles formes de discrimination en tant que femme plus âgée : on peut être ignorée, devenir invisible ou bien voir toute l’œuvre d’une vie reniée. Cependant, je voulais montrer les constellations des divers éléments qui constituent ma vie. Cela ne peut pas se réduire à une seule narration, et le fragment montre aussi combien les transitions entre les différentes narrations peuvent être abruptes. Certains de mes amis qui ont lu mon livre se demandaient comment on peut sauter de Trump à Balenciaga, puis à #MeToo, puis à une scène de deuil, par exemple. Mais ces ruptures, ces discontinuités étaient exactement le but recherché : elles étaient supposées refléter la vie dans une société capitaliste, où nous nous trouvons dans une condition d’exposition permanente à des chocs soudains.

DB : Pour revenir sur votre terme benjaminien, en ce qui concerne les constellations qui traversent votre quotidien, est-ce que l’écriture sur les remarques souvent violentes qui vous sont adressées a été une manière de restaurer votre capacité d’action et réaffirmer votre propre sphère d’individualité digne et autonome contre de telles humiliations grotesques ?

IG : Je crois qu’en général les sentiments de blessure et de désespoir peuvent être transformés s’ils sont écrits. Prenons par exemple le Journal de deuil de Barthes à cet égard ; il vous semble possible de palper littéralement ce désespoir à la mort de sa mère, mais on peut aussi sentir à quel point l’écriture sur cette perte l’a calmé. Une fois la douleur matérialisée, elle est aussi anéantie et il y a une sorte de distance mise entre l’écrivain et la douleur. Il y a aussi ce grand texte où Elias Canetti dit que les gens pourraient exploser ou s’effondrer s’ils n’avaient pas leur journal intime comme exutoires. Canetti décrit comment des phrases écrites ont un pouvoir apaisant, proche de celui des sédatifs. C’est parce que la douleur quitte notre corps et qu’elle est matérialisée dans le mot écrit, tenue à distance. En fait, dès que vous dites « je », cette distance est déjà là. Parce que ce n’est jamais moi qui fait l’expérience de cela, mais mon moi littéraire. C’est quelqu’un d’autre, mais aussi quelqu’un que je connais fort bien. Quelqu’un qui est très proche de moi mais qui n’est pas moi, comme l’a dit une fois Deborah Levy.

DB : Comment voyez-vous la relation entre le circonstanciel et le systématique ici ? Dans votre critique d’art, si vous ne construisez pas un système au sens classique – je veux dire pas dans le sens où les philosophes allemands du XIXe siècle avaient une logique, une esthétique, une politique etc. – vous êtes systématique dans la mesure où vous enquêtez dans un large spectre, dans les structures sous-jacentes et les formations sociales. Le fragment, comme vous venez de le décrire, implique le quotidien, les incidents spécifiques et souvent d’autres transitions abruptes entre eux. Je ne sais pas s’il est encore permis de prononcer le nom de Heidegger en Allemagne mais, dans ses conférences sur Schelling, il interprétait le fragment comme une riposte romantique à Hegel et au système. Percevez-vous qu’une dialectique est à l’œuvre entre l’écriture du circonstanciel et un discours plus systématique ?

IG : Tout d’abord, écrire In Another World a été très impulsif, comme vous le mentionnez, mais d’une certaine façon, c’est un peu comme cela que j’écris mes textes d’histoire de l’art et de critique. Je plonge dedans, je n’ai pas de plan. J’ai l’intuition d’une hypothèse, mais c’est seulement après avoir bien entamé le texte, au moins environ un paragraphe, et avoir trouvé un titre pertinent pour l’ensemble que mon écriture acquiert une sorte de mimétique et m’attire dans une certaine direction. Alors arrive la difficulté – et là nous en venons au système – de structurer le tout. Je parle de cela au début du livre. J’essaye vraiment d’organiser mes arguments, même dans les fragments, pour qu’ils se construisent lentement, point par point. J’essaye de faire des propositions tout en gardant leurs revers ou leurs limites en mémoire. Évidemment, j’essaye d’être systématique dans ma pensée. Aussi, je pense que mon écriture est à la fois impulsive et mimétique au début, mais aussi planifiée, et je réécris mes textes de nombreuses fois. Le second but de ces sessions d’écriture interminables n’est pas seulement de structurer l’argument mais aussi de faire comme si le texte avait été écrit sans aucun effort. À côté de l’argument systématique, le ton est vraiment important pour moi, parce qu’un texte doit bien résonner. Je veux qu’il résonne bien quand il est lu à haute voix, mais aussi qu’il sonne bien à l’oreille lorsqu’il est chanté, comme dans l’art lyrique. Bien sûr cela ne se produit jamais, mais le texte devrait être prêt pour cela.

DB : Il y a ce magnifique texte, « Adorno ist unter uns », où vous décrivez son concept particulier de mimesis où le sujet artistique, plutôt que d’imiter simplement l’objet à portée de main, agrippe (anschmiegt) cet objet si fortement que la distinction sujet-objet est brouillée. Dans Méthodes, Francis Ponge déclare traiter chaque mot comme une personne en trois dimensions. Est-ce que le concept de mimêsis d’Adorno pourrait être appliqué à la poétique de Ponge ? Lorsque vous écrivez dans In Another World qu’« avec l’écriture il s’agit de pénétrer le texte si profondément que vous en faites partie », est-ce que vous concevez votre propre écriture comme mimétique ?

IG : J’ai toujours été fascinée par les constructions du sujet passif dans l’art. À cet égard, je me suis beaucoup et longtemps intéressée à l’écriture automatique et au surréalisme et j’ai même une fois projeté d’écrire un livre intitulé To Do and Let Happen (Tun und Lassen) qui aurait commencé par le surréalisme, mais je ne l’ai jamais terminé, j’ai seulement donné quelques conférences.

DB : Quel dommage !

IG : Quant à Ponge et Adorno, je pense qu’il y a des similarités entre les deux mais je crois surtout qu’il y a une différence cruciale. Adorno avait cette conception très spécifique de la mimêsis parce qu’il s’intéressait à ce qu’il nommait le comportement mimétique. Cela n’a rien à voir avec l’imitation mais cela ressemble plutôt au comportement de l’artiste qui poursuit une route qui est tracée, en quelque sorte, par elle-même. Adorno s’est intéressé au départ à ces artistes qui, comme vous le dites, se conforment ou s’accrochent à leur matériau et s’y consacrent. Les œuvres d’art étaient, pour Adorno, de meilleurs sujets, mais ces œuvres ont aussi besoin du sujet. Elles doivent traverser le sujet afin de devenir de meilleurs sujets, afin de devenir de l’art. Je crois que le point central dans le concept de mimêsis chez Adorno est qu’il lui permet de relativiser l’idée du sujet artiste. D’une part, le sujet est responsable de ce qu’Adorno appelle la construction, mais il devient aussi relativisé par les œuvres d’art, qui sont de meilleurs sujets et qui attirent l’artiste dans une certaine direction. L’autre élément important ici est que toute la notion de mimêsis chez Adorno est une façon de relativiser l’intention. Pour Adorno, une œuvre d’art ne peut jamais être réduite à l’intention de l’artiste. Pour lui, les œuvres d’art ont leur propre obstination (Eigensinn), leur propre dynamique productive qui ne peut être réduite à l’intention de l’artiste. À première vue, l’approche de Ponge des choses et des mots peut sembler similaire à celle d’Adorno parce que, comme Adorno, Ponge était très attentif aux objets matériels et il revendiquait aussi une sorte d’agencement pour ceux-ci. Mais il ne faut pas oublier que si Ponge s’intéressait aux objets, et pas aux œuvres d’art, Adorno, lui, s’intéressait à une certaine catégorie d’objets, à savoir les œuvres d’art. Je pense que Ponge, comme Adorno, a toujours dit qu’on ne peut percevoir les objets détenteurs de vivant que s’il y a quelqu’un qui projette de la vie à l’intérieur d’eux. D’une certaine façon, tous les deux semblent donc relativiser le pouvoir du sujet à travers les objets, ou les œuvres d’art, mais je pense que d’une part, Ponge va plus loin qu’Adorno, et de l’autre, qu’il ne va pas assez loin. Ponge revendique l’autonomie des objets, mais Adorno est intéressé par le fait que les œuvres d’art sont à la fois autonomes et en même temps des faits sociaux. Et cet aspect de fait social est complètement ignoré par Ponge. Il ne s’est même jamais interrogé sur la manière dont les conditions sociales transforment les objets. En ce qui concerne In Another World, je pense que ma propre écriture est mimétique jusqu’à un certain point dans le sens d’Adorno, spécialement au début, mais qu’elle devient aussi hautement constructive et planifiée. Je veux avoir un flux mimétique, c’est important, mais il doit être organisé d’une manière qui fait sens. Je pense que cela vaut aussi pour les fragments, parce que je veux qu’ils soient dotés d’un argument, mais il y a aussi la sonorité qui est très importante pour moi. Je pense que la partie de la mimêsis est la partie amusante, et qu’ensuite vient un autre idéal de systématisme.

DB : Je voudrais revenir sur la réticence de Ponge à considérer les objets comme des faits sociaux. Il me semble que, dans Three Cases of Value Reflexion, vous alliez quelque peu dans le sens de cette lacune. Dans la lignée de Fast Cars, Clean Bodies de Kristin Ross, vous situez les objets de Ponge dans le contexte français d’après-guerre du « retour aux choses ». D’une part vous critiquez l’interprétation psychologisante de Ponge par Sartre, en rejetant la spéculation sur les motivations psychologiques de Ponge derrière son intérêt pour les objets. Si cet intérêt fut, d’une certaine façon, inexpliqué par Ponge lui-même, vous n’acceptez néanmoins pas que Sartre essaye de traiter cet intérêt via une psychologie spéculative, préférant remettre Ponge dans un contexte concret, historique et social. Je voulais juxtaposer ceci avec les projections des sujets sur les objets faites dans In Another World, lorsque vous lisez Proust à Ibiza et que vous vous remémorez une sensation de jeunesse. C’est un passage très frappant, qui manifeste une matérialité profonde. Je peux voir la plage, on peut presque sentir votre propre moi qui a fusionné avec ou s’est figé dans les rues ensablées, avec l’odeur de l’eau, des pins et tout le reste. Si les sensations de soi peuvent être incorporées dans les choses – dans un bord de mer, un paysage, un mémento ou éventuellement une œuvre d’art si l’on a une relation particulièrement intense avec elle – les objets peuvent-ils, d’une certaine manière, nous permettre de relire des états psychologiques a posteriori ? Ou bien est-ce toujours une sorte de psychologie spéculative interdite qui devrait être replacée dans une analyse sociale plus concrète ?

IG : Peut-être n’avons-nous pas besoin de décider entre l’un ou l’autre, pour la version de l’analyse sociale versus la reconnaissance d’une sorte de disposition psychologique à l’œuvre, disons – comme je le fais dans In Another World – en contemplant le portrait du père de Cézanne d’une manière très particulière et très émotionnelle, parce que mon propre père lisait un journal conservateur depuis des années, et que j’essayais désespérément de l’en empêcher. Je n’ai pas eu la chance, comme Cézanne, de le peindre en lui mettant simplement un journal progressiste entre les mains, alors il y avait aussi une certaine tristesse, mais je pense que c’est important d’essayer, au moins approximativement, de reconstruire les conditions contextuelles d’une œuvre d’art, afin de comprendre ce qui était en jeu artistiquement et, dans le cas de Cézanne, biographiquement. Pour revenir à cette notion du « retour aux choses » de Kristin Ross, qui a interprété des auteurs comme Georges Perec et Alain Robbe-Grillet sous cette rubrique, je pense qu’il est productif de reconnaître ce culte des choses comme une chose-tradition (thing-tradition) distincte de celle de Heidegger. Cela constituerait aussi une scène primale très intéressante pour la préoccupation plus récente de choséité (thing-ness), comme dans le travail de Fred Moten. Je pense qu’il y a de véritables différences entre Ponge et Proust à cet égard, parce que Ponge a écrit sur les choses, et pas sur les objets. Cependant – en y regardant de plus près – ces choses semblent être aussi des marchandises, disons comme une cigarette ou un placard. Mais souvent, cette tension n’est pas vraiment reconnue par Ponge. C’est comme si la chose était une sorte de rempart au statut de marchandise. Mais je pense réellement que la frontière entre chose et marchandise est souvent fluide. J’adhère aussi à la spéculation psychologique de Sartre pour qui Ponge aurait investi à ce point les objets d’autonomie pour compenser son propre manque d’autonomie après la Seconde Guerre mondiale, qu’il a chargé ces objets d’une autonomie qui ne semblait plus accessible aux êtres humains, spécialement dans la France de l’après-guerre. La manière qu’avait Ponge de regarder les choses comme des êtres autosuffisants, autonomes, était l’expression de ses propres espoirs et croyances révolutionnaires, mais déplacés sur les choses. Cependant, cela n’intéressait pas Proust de revendiquer l’autonomie des objets de cette manière. Là, il y avait un autre enjeu. Avec la célèbre madeleine, par exemple, nous sommes en présence d’objets ou de choses qui amorcent la mémoire. Il s’agit de leur capacité à déclencher la mémoire, et je crois que cette capacité dépend de la disposition psychologique du sujet. Si je n’avais pas déjà éprouvé de la mélancolie sur mon paradis perdu d’Ibiza dans les années 1990, je n’aurais jamais associé cette odeur particulière des pins et des rues qui menaient à la plage à une porte ouverte sur mon ancien moi, plus heureux, moins brisé, avec cette perception corporelle positive, avec cette joie de vivre intacte. Il y avait déjà une disposition mélancolique qui m’a permis d’entrer dans ce moi antérieur via l’odeur des pins, comme s’il avait été possible que je sois ce que j’avais été, et que je n’étais plus.

DB : Vous semblez avoir surmonté l’opposition entre les interprétations psychologisantes et sociales d’une manière brillamment dialectique.

IG : Oh, ce serait formidable !

DB : Il me semble que, en parlant des conditions historiques de possibilité, il serait utile de réfléchir à la manière dont des sujets minoritaires endurent des contraintes que d’autres sujets créatifs ignorent. Dans Three Cases on Value Reflection, vous décrivez la « double exclusion » de la peinture abstraite de Jack Whitten à la fois par les peintres figuratifs noirs et les institutions d’art blanches. Dans Die bessere Hälfte (DuMont, 2003), vous notez que si l’appropriation duchampienne a libéré les artistes masculins du critère contraignant d’« originalité », les femmes artistes n’ont pas connu de libération semblable. Pourquoi les pratiques d’avant-garde réinscrivent-elles ostensiblement la misogynie historique et le préjudice racial ?

IG : Je pense qu’ici il faut être précis et penser à la trajectoire historique de l’appropriation, en commençant, disons, par le readymade de Duchamp.
À cause de raisons structurelles, notamment la tendance à exclure les femmes artistes des avant-gardes – je veux dire qu’elles n’y étaient présentes que comme exceptions, comme vous le savez – le procédé du readymade n’était pas aussi prometteur pour les femmes à l’époque et il ne les déchargeait pas du devoir de produire des œuvres supposément originales. Ceci a changé dans les années 1980 avec ce qu’on a appelé l’art appropriatif, qui fut dominé par les femmes en tant que formation artistique historique, et je parle de ce phénomène dans Die bessere Hälfte. L’accent mis sur l’appropriation dans les années 1980 a vraiment permis aux femmes artistes d’être admises, car elles pouvaient oser – comme Sherrie Levine l’a fait avec Egon Schiele, proclamant que, essentiellement, elle était aussi Schiele, tout en cultivant sa différence avec lui – une revendication de statut égalitaire qui fut rendue possible par l’appropriation comme procédé. L’histoire de l’appropriation est très intéressante parce que, dans les années 1980 jusqu’aux années 1990, elle était perçue comme un procédé critique per se, ce qui était bien sûr discutable. Car, lorsqu’on regarde ces œuvres, leur relation à l’objet approprié n’était vraiment pas uniquement « critique » mais aussi une relation de désir, d’envie, d’identification. Cependant, aujourd’hui, l’appropriation apparaît le plus souvent comme une « appropriation culturelle » et elle est totalement rejetée, souvent pour de très bonnes raisons si l’on considère dans son entier le spectre d’activité d’un point de vue postcolonial. L’appropriation qui était de rigueur dans les années 1980 est aujourd’hui supposée être plutôt suspecte, en ce qu’elle pourrait être une appropriation culturelle. Et avec l’appropriation d’Internet, elle peut évidemment apparaître sous l’aspect de « trolling » et virer à droite. Mais bien sûr, il y a d’autres façons de s’approprier et il m’est difficile d’imaginer une pratique artistique sans aucun procédé appropriatif. Lorsque vous avez parlé de ces procédés d’avant-garde considérés progressistes tout en ayant un revers problématique, puisqu’ils sont misogynes ou sous-entendent des exclusions raciales, j’ai pensé que ceci pourrait être démontré par un autre concept post-duchampien : la déqualification. Tout l’accent mis sur ce concept permettait le remplacement des compétences techniques par des procédures conceptuelles, telles que des opérations aléatoires ou fondées sur le hasard, mais ces dernières semblaient être réservées aux artistes hommes et blancs après 1945. Et plus encore, je dirais que, en regardant le processus de déqualification dans les années 1980, on réalise que les femmes peintres qui revendiquaient une peinture déqualifiée étaient tout simplement considérées comme de mauvaises peintres. Il est important de considérer ces procédures sous leur double aspect : des réalisations historiques mais contenant aussi un certain bémol sectaire qui doit être examiné simultanément.

DB : Toujours dans Three Cases of Value Reflection, vous situez la pratique de deuil de Whitten dans la matérialité des titres dédicatoires de ses peintures. In Another World déplore les pertes successives de votre père et de votre mère dans des textes qui rappellent Le Journal de deuil de Barthes. Comment la critique matérialiste peut-elle rendre compte de la présence immatérielle obsédante, en peinture comme en littérature, de ce que Derrida décrit dans Spectres de Marx comme le « non-objet, ce présent non présent, cet être-là d’un absent ou d’un disparu » ?

IG : D’autres personnes m’ont dit que In Another World leur paraissait très catholique, parce que j’ai l’air d’être constamment préoccupée par une sorte de dimension transcendante, ou par des expériences qui désignent un ailleurs.

DB : Je crois que vous allez vraiment à la messe à un certain moment.

IG : Exactement, et je fais des analogies entre les rituels de la messe catholique et la manière dont les clubs technos ont bénéficié de cette esthétique dans un autre contexte. Mais oui, je m’intéresse aussi à ce qui ne peut pas être expliqué pour de bonnes raisons ou qui ne peut être saisi, et à ce qui semble se révéler dans une matérialisation, peut-être en raison de son absence. C’est l’autre raison pour laquelle je m’intéresse à Whitten, parce qu’il y a cette structure de don dans ses peintures mémorielles, en ce sens qu’elles sont consacrées soit à de célèbres musiciens de jazz ou à des artistes visuels masculins. Je crois que ce dispositif dédicatoire parvient à deux choses – et là nous revenons à cette exclusion des musées blancs et aussi de la scène de ses collègues noirs qui s’accrochaient à la figuration. Je pense que, par le choix de ce dispositif de dédicace, le travail de Whitten s’appuie sur un autre canon qui consacre des artistes d’importance, comme Norman Lewis par exemple. En même temps, son travail revendique l’appartenance au canon de l’art occidental établi, comme lorsqu’il dédie ses peintures à des héros expressionnistes à l’image de Gorky ou de Kooning. Mais je ne vois pas ces œuvres comme des actes de deuil. Je les vois comme célébrant et honorant les personnages qui y sont immortalisés. Whitten semble construire des sanctuaires pour ces artistes, mais il ne montre aucun signe de souffrance de leur absence.

Lorsque j’ai écrit le texte sur Whitten, je me suis intéressée à tous les procédés artistiques, aux dispositifs et à la rhétorique qui créent des effets vitalistes – depuis le titre, jusqu’à l’apparent relief de ses surfaces, et à la manière dont la couleur fonctionne dans son œuvre. Il utilise tout le vocabulaire du vitalisme dans son travail, à tel point que j’en suis arrivée à me demander si cela était quelque chose que les philosophes critiques du vitalisme positif comme Samo Tomšič pourraient considérer comme suspect. Puis j’ai pensé que, puisque Whitten était depuis longtemps exclu du marché de l’art hégémonique, peut-être lui fallait-il un énoncé vitaliste affirmé en ces circonstances. D’autre part, le fait que la plupart des dédicataires sont morts fait naître une certaine négativité. C’est l’esprit du mort, celui des absents, qui semble revivre. C’est peut-être en raison de mon éducation catholique que je suis toujours intéressée par ce qui n’est pas évident ici. Même si je me focalise volontiers sur les conditions économiques, sociales et matérielles, je reconnais aussi qu’il n’y a pas que cela. Ma position n’est peut-être pas très loin de celle de Michael Baxandall dans Painting and Experience in Fifteenth-Century Italy. Lorsqu’il parle des peintures de la Renaissance, il rend parfaitement clair que ce sont « des fossiles de la vie économique » mais il note également que ce sont « des fossiles parmi d’autres choses. » On ne peut les réduire à des représentations des conditions économiques sous une forme sédimentée, il y a autre chose en jeu. Cela pourrait paraître mystifiant, en nous rappelant les vieux topoï idéalistes du je ne sais quoi, mais je pense que si j’étais capable de réduire tous les tableaux à leurs conditions économiques, ils ne m’intéresseraient pas. Aussi, sans vouloir débattre sur un quelconque ailleurs religieux ou mystique, je crois qu’il est vraiment intéressant, par exemple, de penser aux présences spectrales. Et je m’intéresse aussi aux moyens techniques par lesquels les peintures en particulier ont le pouvoir de suggérer la présence fantomatique d’artistes factuellement absents.

DB : J’aimerais revenir rapidement sur le matériel, après l’immatériel, même s’il y a peut-être ici quelque chose qui échappe aussi au matériel. Dans The Love of Painting, vous adoptez la définition de Marx de la valeur comme travail « dans son état congelé, lorsqu’elle est incorporée dans la forme d’un certain objet (gegenständliche Form) ». Dans le cas de La Fille au ballon de Banksy – laquelle, comme vous le mentionnez dans Three Cases of Value Reflection, avait été détruite sur décision préalable à une vente aux enchères chez Sotheby’s, provoquant un succès commercial spectaculaire – il semblerait que la forme et la valeur de l’œuvre d’art changent, alors que le travail sous-jacent ne change pas. Cela présente-t-il un problème pour les théories marxistes de la valeur ?

IG : Tout simplement, je ne pense pas qu’il n’y ait pas eu un ajout de travail, mais je ne pense pas non plus que la somme de travail détermine la valeur. Ce que j’aime dans ce que Marx comprend dans la valeur des marchandises (Warenwert) – et il y a bien sûr des valeurs différentes – est qu’il relie cette valeur au travail humain tout en insistant sur le fait que cette valeur en est extraite en même temps. Elle éclipse ce travail tout en y étant reliée. Ce double caractère de la valeur des marchandises est intéressant si l’on pense aux œuvres d’art et aux peintures considérées comme marchandise (painting commodities) en particulier ; c’est ce que j’ai essayé de montrer dans The Love of Painting, et je vais faire de même dans The Value of Art – le livre que je suis en train d’écrire. Les marchandises peintures ont le potentiel, contrairement aux marchandises ordinaires, de suggérer que le travail leur est inhérent. Ceci pour de multiples raisons, mais principalement parce qu’elles suggèrent que leur valeur est fondamentalement substantielle, parce qu’elles ont ce statut d’objets matériels uniques, dont la paternité revient à un auteur singulier. Historiquement, elles sont aussi associées à un potentiel intellectuel – encore une fois, contrairement aux marchandises ordinaires – et elles sont de même associées à la spécificité du travail artistique. Ce dernier a beaucoup et de plus en plus de choses en commun avec le travail en général, mais il reste malgré tout privilégié en comparaison. Alors, voilà trois raisons pour lesquelles les objets d’art sont des marchandises d’un genre spécial, les seules aptes à nourrir ce fantasme au sujet de leur valeur inhérente, à la différence des marchandises ordinaires. Elles déclenchent ces fantasmes vitalistes parce qu’elles sont saturées de la vie de leur créateur ou de son travail.

Ce fantasme vitaliste provient vraiment des peintures en raison de leur statut de produits matériels uniques qui émanent d’un créateur singulier. Maintenant, lorsque j’ai écrit sur La Fille au ballon de Banksy en termes de valeur, je me référais avant tout à la valeur monétaire de son travail, laquelle, vous l’avez dit, a augmenté après son déchiquetage. Et pourquoi cela ? Les prix ont monté à cause de cet événement légendaire en salle des ventes, qui s’inscrivait d’une certaine façon dans la peinture et qui laissait même des traces visibles, puisque l’œuvre n’était que partiellement détruite. La peinture est sortie enrichie de cet événement connu internationalement. Mais je dirais aussi que l’action de broyage a impliqué plus de travail. C’est une sorte d’excédent de travail (surplus labor) qui est entré dans l’œuvre après sa destruction partielle, parce que Banksy avait dû évidemment préparer l’événement soigneusement, et je suppose que quelques collaborateurs – j’espère bien payés ! – s’étaient également impliqués. Mais le record obtenu aux enchères de cette peinture n’est pas la conséquence de ce surplus de travail. J’ai essayé de montrer qu’un supplément de travail ne signifie pas un supplément de valeur en art. Au contraire, ce n’est pas parce que quelqu’un a travaillé pendant des années à une peinture qu’elle en obtiendra une valeur supérieure. Dans le cas de Banksy, je dirais que c’est surtout le battage médiatique fait autour de cet événement de destruction – ou semi-destruction – qui a fait grimper la valeur symbolique de l’œuvre. C’était aussi nécessaire à La Fille au ballon car, sans cela, elle est plutôt simpliste sur le plan symbolique et historique de l’art. Elle a donc gagné un capital symbolique. On pourrait dire que, en plus du « frisson » de l’underground, du graffiti de la rue qui semble enrichir cette peinture d’une valeur symbolique, il y a maintenant l’histoire mondialement connue d’un événement destructeur légendaire qui a pour toujours transformé et augmenté la valeur symbolique de l’œuvre, et il s’ensuit que sa valeur marchande en bénéficie également.

DB : Dans sa Note sur les Otages, Ponge imagine attirer le public à un vernissage sans mots, par exemple en distribuant des plaquettes avec des reproductions, ou en faisant de la publicité à la galerie. Le Gedankenexperiment (« expérience de pensée ») de Ponge semble identifier le discours critique à la création de la valeur marchande. La Fille au ballon de Banksy semble montrer, au contraire, que l’immense spectacle médiatique et la valeur marchande astronomique peuvent surgir en l’absence totale de discours critique sérieux. Vous concluez Three Cases of Value Reflection en suggérant que, plutôt que de suivre Bansky en essayant de consacrer l’autorité de l’artiste, les artistes devraient s’imaginer « comme faisant partie d’un contexte de valeurs différentes. » Quel rôle peut jouer la critique en dehors de sa fonction traditionnelle de générer de la valeur ? Dans des textes comme In Another World, est-ce qu’une littérature d’imagination contribue à articuler un « contexte de valeurs différentes » , là où la critique ne le peut pas ?

IG : Évidemment, il n’est pas facile de répondre rapidement à la question sous cette forme générale, mais je vais essayer. D’abord, je pense que nous devons penser à la critique dans un certain contexte. Nous devons admettre qu’il existe des segments du monde de l’art où la critique est absolument nécessaire pour créer une valeur symbolique et donc préparer les conditions où sera créée la valeur marchande. Il y a d’autres segments dans le monde de l’art, tel que le domaine des ventes aux enchères, où la critique semble plutôt impuissante, et c’est là où ses jugements de valeur semblent n’avoir que peu d’importance. C’est à la fois très important dans certains contextes, et sans aucune importance dans d’autres. Je me réfèrerai à un texte que j’ai écrit il y a plusieurs années pour Texte Zur Kunst sur la discrimination (Diskriminierung, TzK #113), en collaboration avec Sabeth Buchmann, intitulé « Critism of Art Critism » (Kritik der Kunstkritik). Nous commencions par reconnaître une contradiction interne à la critique, en disant que la critique est par définition discriminatoire. Par sa nature-même, elle différencie, exclue et juge. Mais en même temps, elle peut fonctionner comme un médium qui reflète la discrimination sociale. Alors nous avons imaginé une sorte de critique qui serait consciente de ses contradictions internes, et qui appliquerait à elle-même sa critique des structures de pouvoir. Une critique qui serait autoréflexive, et qui insisterait sur son pouvoir normatif occasionnel en traitant des inégalités sociales, par exemple. D’une certaine manière, nous avons argumenté sur l’idée d’une critique forte précisément à une époque où sa mort ou sa pauvreté avaient été déclarées par des gens comme Bruno Latour, ceux qu’on appelle les accélérationnistes, et bien d’autres. Mais nous avons aussi reconnu, et ceci nous rapproche peut-être de votre question, que les autres registres de la critique – selon les mots de Wendy Brown – sont sur la défensive au sein d’une économie néolibérale. Nous avons pensé qu’il était nécessaire d’insister sur ces autres registres tout en gardant à l’esprit – et c’est là où nous différons de Wendy Brown – que ces autres registres ont également des liens avec ceux du marché hégémonique. C’est particulièrement vrai pour les expositions critiques, comme les Manifestas et les biennales, lesquelles ont bien sûr aussi un but commercial pour leurs villes respectives.

Maintenant, quel pourrait être le potentiel de la littérature quand elle endosse le rôle de critique ? Elle pourrait permettre à la critique de cultiver une voix qui s’expose et se cache à la fois sous de nouvelles formes. Peut-être qu’une critique plus littéraire rendrait possible de démontrer la manière dont ces registres ou ces valeurs différentes restent réellement attachées à un système de valeur existant. Selon la célèbre formule de Merlin Carpenter, l’extérieur ne peut aller à l’extérieur. De nombreux théoriciens, de Moishe Postone à Fred Moten, ont avancé (quoiqu’à partir de perspectives différentes) la possibilité de sortie de la sphère de la valeur. Pour eux, le départ de cette sphère est la seule manière d’avancer. Mais étant donné que l’idée d’un « jugement de valeur » kantien a émergé dans le capitalisme industriel précisément à l’époque où la loi de la valeur a été théorisée pour la première fois, je me demande ce que cela voudrait dire pour la critique en particulier si elle tournait le dos à la sphère de la valeur. La critique suppose une différenciation et contribue à la production de la valeur marchande. Je suppose que nous serions obligés de dire au revoir à cette notion de critique en quittant le domaine de la valeur. Et est-ce vraiment souhaitable ? Comment pourrions-nous faire un jugement de valeur tout en ayant quitté cette sphère – et à quoi ressemblerait ce jugement, en serait-il seulement encore un ? Ce débat m’intéresserait beaucoup. Pour conclure, je pense que chaque fois que nous parlons de la valeur, nous devons spécifier laquelle. Valeur morale, valeur financière, valeur symbolique, valeur marchande, valeur de marchandise, d’exposition ? Lorsque nous disons que la valeur est créée, ou que nous évoquons d’« autres valeurs », nous devrions bien préciser ce que nous entendons par valeur.

Traduit de l’anglais par Michèle Veubret

  1. [1] En allemand.