Freestyle rap

— Cecilia Pavón

bmw_5

« Freestyle Rap » a initialement été publié en espagnol dans l’ouvrage Un pequeño recuento sobre mis faltas (Ediciones Overol, 2015).

Aujourd’hui, c’est une belle journée d’automne, parfaite. Je regarde les feuilles
du philodendron dans mon jardin. Les philodendrons m’ont toujours donné
la sensation que je vivais dans une sorte de jungle, même si ma réalité est un
environnement urbain rempli de voitures et de pollution. J’entends le bruit
de ma machine à laver ; le dernier rayon de soleil de l’après-midi tombe sur
mon lit défait dans un coin. Il donne aux draps une teinte dorée qui m’amène
à me poser une question : est-ce que c’est de l’or en poudre ? De l’or en
poudre ? Est-ce que la lumière n’est faite que d’étoiles pulvérisées ? Quelques
fois, quand le silence s’épaissit, je dis : c’est Maintenant. Maintenant c’est le
moment d’écrire un roman ! Mais aussitôt une autre sensation m’envahit, et
je sens qu’il est trop tard. Nous sommes en 2047. Je suis née en 1973. J’ai 73
ans. J’ai commencé à diriger des ateliers d’écriture en 2004, quand j’avais 31
ans. Cela signifie que j’ai passé quarante-trois ans à faire cela. Il m’est impossible
de récapituler combien de personnes (majoritairement des femmes) sont
venues dans mon salon, le salon resté toujours le même, avec son carrelage
de couleur ocre brun que, avant chaque atelier du vendredi, je frottais avec
amour avec un produit spécial parfumé à la lavande ou à la brise océane, et
qu’ainsi j’accueillais mes invités dans un intérieur regorgeant de propreté.
Je sentais qu’il était important que la maison soit impeccable à chaque fois
que des invités venaient s’asseoir dans mon salon et me lire les poèmes, les
histoires ou les chapitres des romans qu’ils écrivaient. C’était un élément
clé du rituel parce que, de mon point de vue, plus qu’un cours, l’atelier était
une cérémonie. Si la maison n’était pas parfaitement en ordre, l’échange ne
se faisait pas. Les poèmes qu’ils lisaient ne semblaient pas bons, les intrigues
tombaient à plat et ennuyaient toute l’assistance. Quand je pense à ceci
aujourd’hui, toutes ces superstitions fondées sur la croyance que mes actions
pouvaient influencer des aspirants poètes et romanciers semblent n’avoir été
qu’une illusion née de ma propre peur d’écrire un roman, une hallucination.
Au lieu d’écrire moi-même un roman, je nettoyais ma maison, afin
que d’autres puissent écrire le leur et, avec ce curieux déplacement, je reliais
ma maison aux mots. Ou bien, quand les ateliers se terminaient, au soleil
couchant, je partais en bus avec mes étudiants écouter des lectures dans
des caves où seules les filles lisaient, tout en prenant d’innombrables poses.
Des filles avec des rubans dans les cheveux et des jeans délavés à l’acide, qui,
exactement comme moi, évitaient de se confronter à leurs propres écrits. Je
n’ai jamais parlé de cela dans mes ateliers. En fait, je n’ai jamais parlé de
cela à quiconque, mais c’est un sujet qui m’occupe l’esprit en permanence :
la différence entre poser et écrire.
Maintenant les années ont passé et je réalise que l’écriture – ce qu’on
appelle l’ « écriture » – est quelque chose que je n’ai jamais écrit. Et au lieu
de cela, ce que j’ai fait est une belle pose, une pose parfaite (« Strike a pose »
comme disait Madonna). L’écriture n’est jamais venue à moi sous la forme
d’une essence ou d’une étincelle. Je n’ai jamais senti l’électricité des lettres
couler de mes veines sur le papier, en l’inondant de lumière flamboyante. C’est
triste, parce qu’il est trop tard. Je n’ai jamais publié de roman, à part ce bref
aperçu de mes imperfections, qui n’est rien d’autre qu’une humble tentative
d’excuse ou d’entrée dans une autre dimension.
Toute ma vie j’ai cru qu’un livre pouvait être un tremplin vers une autre
dimension. Que, si je réussissais à créer un monde recouvert de mots, je pourrais
être quelqu’un d’autre et mon esprit fonctionnerait comme un robot ou
un petit oiseau. Ou bien que, en me regardant dans le miroir, je me sentirais
comme une fleur pulpeuse et veloutée. Mais, au lieu d’écrire un roman, j’ai
commencé à diriger un atelier d’écriture (ce qui était évidemment aussi un
moyen de m’en sortir).
Les ateliers se déroulaient en deux temps très distincts. Dans la première
moitié, les étudiants devaient discuter de lectures que je leur avais données,
par exemple Alejandra Pizarnik, Thomas Pynchon ou Hector Viel Temperley.
Dans la seconde partie, ils devaient m’apporter un poème écrit selon certaines
instructions ou selon une règle décidée par moi-même. Une fois, je leur ai
dit ceci : « Lorsque vous arrivez chez vous, ouvrez la porte et fermez les yeux.
Marchez en aveugle et lorsque vous heurtez quelque chose, écrivez un poème
dédié à l’objet que vous avez heurté. Donc, si vous vous cognez à un buffet
et que vous saignez, laissez le sang couler sur le papier. N’allez pas à l’hôpital,
ne lavez pas la blessure, écrivez un poème. » Une autre fois, je leur ai dit :
« Sortez un billet de 100 pesos de votre poche, allez à la première librairie que
vous trouverez et achetez un vieux livre, n’importe lequel. Ensuite rentrez chez
vous, sortez le livre du sac mais ne le lisez pas. Le soir, en allant vous coucher,
mettez-le sous votre oreiller et caressez-le. Le lendemain, regardez-le en prenant
votre petit déjeuner, puis réécrivez-le sur des feuilles de papier jaune avec
un stylo à encre bleue. » Je leur ai aussi demandé parfois d’écrire un poème
en faisant du vélo, et de l’apprendre par coeur. De ne jamais l’écrire sur une
feuille de papier mais de se le mettre en tête toute la semaine, jusqu’au jour
où ils viendraient le réciter à voix haute dans mon salon. Ou encore d’écrire
un poème en regardant un film en salle, ou en achetant quelque chose à l’épicerie.
Le plus important était de le mémoriser, de l’écrire dans sa tête. Pour
que leur poème soit une musique jamais encore couchée sur le papier.
Comme je l’ai déjà dit, diriger un atelier d’écriture était une manière de
gagner ma vie. Je touchais un salaire en enseignant les oeuvres de personnes
décédées, qui ne pourraient jamais me poursuivre en justice pour avoir utilisé
leurs oeuvres. (Je me réfère aux poètes invoqués à chaque session car, pourquoi
le nier, un atelier d’écriture est aussi une séance de spiritisme.) Des morts.
Ou des vivants, mais dans une contrée lointaine, où ils n’auraient jamais
connaissance de mes actions. Je pourrais pourtant ajouter que, pendant toutes
ces années, j’ai aussi fait appel à des auteurs contemporains argentins, mes
compagnons de voyage, et que quelques-uns sont même venus à mes ateliers.
Une fois, en 2013, Ezequiel Alemian, que j’ai connu lorsque j’avais 25 ans,
m’a maltraitée devant mes étudiants, et donc j’ai cessé de lui parler. Je ne sais
vraiment pas trop pourquoi je vous parle de tout cela, ça n’a pas beaucoup de
sens. Quoi qu’il en soit, après tant d’années passées, quelle importance pourrait
avoir ceux avec qui je me suis disputée ou réconciliée ? Avec ou sans ces
arguments, je n’ai toujours pas écrit mon roman.
Et cette brève esquisse ne sert qu’à justifier le fait que j’ai 73 ans, et que
des décennies sont passées sans que j’aie eu l’opportunité de m’asseoir et de
dire : Allez, Maintenant ! Maintenant, c’est le moment d’écrire.
Et où sont aujourd’hui les poèmes écrits par les étudiants de l’atelier,
depuis, disons, l’hiver 2014 ? Ont-ils terminé dans une anthologie publiés en
ligne ? Qu’a-t-il bien pu arriver à Luisina Gentile ? Elle terminait sa thèse en
sociologie, mais haïssait le paradigme rationnel des sciences humaines, voulait
changer d’air et rencontrer des filles, parce qu’elle les aimait et que, selon elle,
Buenos Aires n’était pas le meilleur endroit pour une communauté lesbienne
(il y avait une scène gay, certes, mais presque rien pour les femmes, selon elle).
Elle doit avoir dépassé la cinquantaine aujourd’hui. A-t-elle atterri en France,
à Berlin, à New York, ce dont elle rêvait ? Elle parlait aussi d’obtenir une
bourse pour aller dans une université, ou de partir quelque part sans argent
et tenter sa chance. De faire du rap freestyle – sa musique préférée. (A-t-elle
eu des enfants ? A-t-elle écrit des livres ?). Un vendredi froid de la mi-mai,
j’avais demandé à mes étudiants d’écrire quelque chose mentionnant Catulle.
La semaine suivante, Luisina arrivait avec ce petit poème :

(rock punk)
J’ai inventé tout ça en cours de route
Exactement comme toi Catulle,
Sûr que tu as fait pareil.
Tu as toujours enduré sans te plaindre, et ça se voit
Mais chez moi pas trop.
De toute façon, peu importe
Je veux leur dire à tous d’aller se faire voir
Et je veux qu’on me dise la même chose.
Mais c’est pas facile de rencontrer des filles
Pour de vrai.
Pas du tout facile.
Aujourd’hui, après la visite chez mon psy à Recoleta,
J’irai faire un tour à l’atelier de Cecilia à Balvanera
Peut-être que je sortirai après,
Pour ça, je dois avouer.
Après toi, Catulle (mort en 54 av J.C.)
Jésus est arrivé.
Tu n’imagines pas à quel point ils nous ont arnaqués avec l’éthique,
Ces fils de putes, avec cette histoire.
C’est aussi un peu pour ça qu’il est si difficile,
Mon petit Catulle, de rencontrer des nanas…

Après sa lecture les étudiants ont applaudi. J’ai souri et j’ai dit que j’étais flattée
d’entendre mon nom cité. C’est vrai, il y a des millions de Cecilia en littérature…
bon, disons des centaines, mais la phrase « l’atelier de Cecilia à
Balnavera » ne doit exister que dans ce poème. C’était comme une berceuse
ou une drogue dure, quelque chose de toxique qui me remplissait de vanité
et de fierté.
Tant pis si cela fait de moi une narcissique, mais ces simples mots, dans
un poème égaré sur une feuille de papier imprimée en 2014, dont on a peutêtre
fait cinq ou six copies, me font penser maintenant, à ce moment précis,
que cette simple phrase est de la Littérature (avec un « L » majuscule), la
Littérature qui me vient à l’esprit lorsque je regarde mon beau patio.
Et même si je n’ai jamais écrit un seul roman, mon nom a été cité dans
le poème d’une belle fille qui disait toujours vouloir faire du rap freestyle. Y
a-t-il quelque chose de plus poétique que le rap freestyle ?

Traduit de l’espagnol par Michèle Veubret