La peinture à l’intérieur de soi. Sur Antek Walczak, New Transbohemian States à Real Fine Arts, New York

— Damon Sfetsios, Elise Duryee-Browner

Antek Walczak, Pride, 2013, huile sur toile, 152,40 × 142,24 cm

Nous adorons la Bernadette Corporation pour son âge mûr. L’âge du mentor- ami-ennemi. Juste assez éloigné pour être hors compétition, pour être une relique d’un autre temps – distincte, exotique – par rapport au nôtre, encore assez jeune pour sortir toute la nuit, pour flirter. Nous n’étions pas là dans les années 1990, mais la transition du club à la galerie semble s’être opérée en douceur, comme une paire de jeans bien usée. Juste la bonne dose de proximité et de distance qui permet ce que l’on pourrait appeler une affiliation saine d’antagonisme, plus de l’ordre de la lutte espiègle entre demi-frères que du complexe œdipien. Mais cette corporation cool, obscure, masquée, post-autoriale de management collectif de l’image, à la fois bien habillée et sans corps a fait tomber quelque chose de son bec.

Seul, obligé de marcher, emmitouflé, des stations de la ligne G jusqu’aux ateliers qu’on lui a prêtés et les galeries de Brooklyn, Antek est là, peinant sur un tapis roulant. Antek Solo, c’est l’âge moyen de la crise de la quarantaine. Ces peintures horribles sont les voitures qu’il a échangées contre femme et enfants. Et en les conduisant, il remonte le temps à toute vitesse; le Benjamin Button de la trinité Bernadette.

Ayant joué un rôle d’éclaireur en ouvrant la porte aux hordes grandissantes de jeunes artistes-entrepreneurs post-ateliers et, acceptant son titre honorifique de second, on est en mesure de se demander pourquoi il quitterait le navire. Sait-il au moins nager? Une bonne rafale, et l’arche sera loin de l’ancien port du monde de l’art, peut-être en route pour les Caïmans. Les artistes devenus de véritables entreprises, des artistes gérant des hedge funds tout en purifiant l’air, des artistes qui trépignent à l’idée de dire qu’ils ne sont pas vraiment artistes, pilotes de notre future-pré-planète. Non, Antek va pêcher ici juste au bord, dans ces eaux troubles et toxiques, là où se jette l’épaisse couche de crasse des rivières de notre civilisation à l’agonie.

Imaginez l’artiste se grattant la tête jusque tard dans la nuit, déplaçant des mots dans InDesign, les organisant pour qu’ils prennent la forme d’un personnage de dessin animé – certes, ces contraintes ont plus à voir avec celles d’un retraité et de ses mots croisés que de celles de la poésie concrète. Le lendemain matin, il regarde un jeune peintre mélanger les peintures à l’huile, le geste conceptuel standard post-peintre qui consiste à sous-traiter le travail personnel du peintre à un artisan (voir Baldessari, Kippenberger, Krebber), ou un studio-usine (Koons, Melgaard, Hirst), subverti ici de manière légère et particulière. Le fonctionnement habituel consiste à mettre de la distance entre l’artiste et son travail, entre sa qualité et les qualities romantiques encore rattachées à la conception populaire du maître. Dans ce cas, la proximité permet à Antek de se laisser griser par l’expérience de faire de la peinture, bien que cela se passe sans que jamais il ne touche un pinceau, hurlant avec excitation du fond de l’atelier, « Oui, plus de drips ! », autant un retour à la peinture que Grand Theft Auto l’est à l’assassinat de flics.

Ce travail est un affront à la logique de toutes les écoles d’art, où la légitimité découle d’une spécificité cohérente, où une série de décisions bien réfléchies permet d’éviter ce qui est de l’ordre de la futilité. À quoi ressemblerait une déqualification conceptuelle? Peut-être à une peinture. Une peinture avec un châssis mesurant un demi-centimètre de plus que ceux qui sont préfabriqués, coûtant plus cher à produire, choisissant une gamme de couleurs empruntée aux couvertures d’une série de livres d’écrivains français surréalistes parce qu’ils faisaient bon effet sur une étagère, puis voilés parce que «Josh Smith n’aurait pas un monochrome jaune vif ? » Des décisions prises au pied levé, on perd la main, les jeux sont faits. Pourquoi se permettre autant d’erreurs dans les tracés à la main des diagrammes ?

Parce que les erreurs font les peintures. Pourquoi des peintures? Parce que les peintures rapportent de l’argent. Parce que les peintures tombent au centre vide de l’art, retentissant froidement comme une pièce dans une tirelire vide.

Dans la galerie, les monochromes accrochés sur deux des murs, faisant face au vide surprenant des autres, ressemblent à des Ellsworth Kelly vandalisés. Mais il y a aussi une fadeur dans ces « autoportraits », une banalité profane dans les phrases formées par les diagrammes: rien de bien nouveau. Antek se déconnecte, à la fois au sens virtuel et métaphorique, ralentissant la réception, utilisant des moyens archaïques tout en vidant le travail de tout contenu qui laisserait le temps nécessaire pour consommer une surface ou lire une phrase. Des peintures plates, comme les scanners qui couvrent les murs d’une salle d’examen, le colorant ingéré pour tracer les structures et les organes du corps ne conduisant qu’à une seule conclusion: «Nous sommes tous affectés.» Exactement comme dans The Walking Dead, il n’y a pas de rédemption, aucun moyen de s’en sortir ; la seule chose que nous avons, c’est un système de motivations, une histoire d’origine, qui hante nos grandes espérances. Lorsque nous évoquons le réseau, nous insinuons simplement que l’art est un dispositif comme un autre, une fiction vivante qui se nourrit essentiellement de ses propres représentations.

Les artistes et leurs images prolifèrent. Sur Internet, des blogeurs conseillent des étudiants en art: «Il n’y pas qu’un seul monde de l’art. Restez fidèles à vous-même et vous trouverez votre place. » Il y a des points communs entre ce messianisme des artistes excentrés et l’ethos des enfants banlieusards hardcore d’Antek. On pourrait trouver une application dans le monde des artistes contemporains en opérant un recadrage assez simple : la déclaration « Je veux être un artiste contemporain» servant non pas de critique ou de confession mais d’affirmation. Cette assertion, à son tour, n’est pas celle d’une identité mais plutôt celle d’une forme.

D’où le formalisme de ces peintures, à chaque étape, une attention suprême à la forme, pas seulement à la manifestation finale de la surface (en fait, sa véritable surface, le vaisseau en question, est la forme rendue vacante avec le plus d’attention). La forme de l’appartement/atelier, la forme d’une pratique quotidienne, la forme du monochrome, la forme de l’artiste pèlerin travailleur, l’assistant, les ouvriers régisseurs, la forme des pastini aux truffes fraîches pour le dîner, la virtualité de la réalité et le formalisme-de-vie.

Tout ça pour dire : vous pouvez partir chercher refuge dans les Plaines immortelles, pensant que c’est le paradis, sublimées comme les gaz fragmentés dans le maillage monstrueux que nous avons nous-mêmes construit. Parce qu’il est difficile de se confronter à la désolation vide de sens de notre monde, aux cultures que nous avons sur-exploitées et déboisées, le territoire que l’avant-garde a exploré, colonisé et asséché. Mais souvenez-vous, lorsque #thefuture calls, il n’y a pas « d’en dehors » du désastre. Écoutez ! Les Barbares exhortent depuis les portes de Bushwick et de Williamsburg, la ville est plongée dans une danse crépusculaire de feu et de fluorescence; vous n’êtes pas seul. Et Kanye, lui aussi va devoir choisir.

Traduit de l’américain par Elsa Bruté de Rémur