L’arrivée de l’automatisation

— Georgie Nettell

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L’automatisation menace tout le travail traditionnel, avec des prévisions
d’une absence d’emploi généralisée en Occident dès 2030. La polarisation des
emplois produira de petits secteurs élitistes de travailleurs créatifs d’un côté
du spectre, et de l’autre, du travail manuel très peu payé, qui est aussi aléatoire
ou pas assez rentable pour l’automatisation – l’assistance à la personne
(care work) –, avec très peu de choix entre les deux. Ceux qui orchestrent la
technologie qui va entrainer ces revirements ne semblent pas inquiets. Selon
eux, ce sont de nouveaux emplois, meilleurs, qui vont être créés. Le travail
déprimant, déshumanisant, sera remplacé par une activité entrepreneuriale
très motivée. Les humains et les machines travailleront en harmonie et chacun
sera libre de son temps en faisant ce qu’il aime vraiment. Néanmoins, de
chaque côté du spectre, les travailleurs vont devoir se disputer des opportunités
de plus en plus réduites en nombre. C’est vraiment la précarité, le faible
taux de réussite et le prix à payer du free-lance créatif, d’une charge émotionnelle
élevée, qui seront élargis à tout le monde, plutôt qu’une possibilité d’épanouissement
personnel. Puisqu’actuellement la créativité est le domaine où
les robots sont le moins bons et que, jusqu’à présent, ils n’ont pas de « moi »
à exprimer, une carrière utopique de créateur commence à apparaître aussi
normale qu’un travail traditionnel – par exemple, courtier en bourse, agent
immobilier – déjà bien en passe de devenir totalement obsolète. Les idéaux du
passé, d’un style de vie plus libre ou alternatif d’une façon ou d’une autre, définis
contre la journée de travail normale de 8 heures, n’existent plus en réalité.
L’une des seules solutions potentiellement réalistes pour contrarier le chômage
de masse est le revenu universel ou revenu de base. Même s’il semble
socialiste, le concept a été défendu, et avec force, par les conservateurs et les
libéraux, comme un moyen de permettre une économie de marché idéale,
entièrement composée d’individus atomisés et compétitifs [1]
Un revenu de base encouragerait également un marché du travail plus dynamique,
en offrant un « coussin économique à tous les domaines d’activité entrepreneuriale
[2] ». Ce dernier point semble reconnaître que cette
activité n’est réellement possible que si vous êtes soutenus financièrement.
Il peut sembler évident que la richesse permet la créativité, mais l’idéologie
conservatrice essaie avec force de masquer le fait derrière les mythes du génie individuel.
On a constaté depuis longtemps qu’une carrière artistique est une forme de l’esprit
d’entreprise et que le monde de l’art est un domaine qui, mieux que tout autre,
dépend du travail social et immatériel, et le normalise. Ce n’est donc pas une
coïncidence si le monde de l’art est composé d’ « individus géniaux » qui,
le plus souvent, jouissent d’un coussin économique assez moelleux pour réduire
considérablement, sinon atténuer totalement, les risques matériels du mode de vie
qu’ils ont choisi.À un certain niveau, le fantasme d’un avenir automatisé
où tout le monde pourrait s’exprimer dans la création semble une bonne chose.
Du moins ce le serait, si on pouvait fournir un « coussin financier » à un plus
grand éventail de gens, pour leur offrir cette possibilité. Cependant, peu d’initiés
verraient le monde de l’art comme le bon modèle pour une utopie de l’avenir.
Même s’il semble que les artistes soient très gâtés – bénéficiant d’un niveau
de liberté largement supérieur à celui de la plupart des gens sur la planète,
tout en trouvant toujours des raisons, à la fois existentielles et mesquines,
de se plaindre –, le monde de l’art connaît de réels problèmes. Le modèle du marché
grand vainqueur résulte de l’exclusion d’une majorité de participants, tandis que quelques
privilégiés sont pressés comme des citrons, au bord de l’épuisement. Tout ceci,
combiné avec le coût émotionnel de s’exprimer soi-même devant un public
sévèrement critique, qui soit cherche à vous exploiter, soit est en compétition
directe avec vous, produit un cocktail spécifique de névroses : les artistes sont
égocentriques et paranoïaques. Leurs amitiés sont brisées par des rivalités, et,
même lorsqu’ils s’en sortent bien, leurs esprits torturés inventent de plus en
plus de manières absurdes de se sentir sous-estimés et exclus. Tous ceux qui
sont en compétition dans ce système connaissent des moments de crise, de
panique, d’amertume et de ressentiment. Un certain nombre s’effondre sous
la pression. Et pourtant, la société encourage l’idée d’un génie individuel qui
passe au-dessus de tout. Même ceux qui devraient en savoir plus intériorisent
les mythes, et ils les projettent également sur d’autres individus. La fragilité
de ces illusions, ou l’impossibilité d’être à leur hauteur, est peut-être la cause
première des problèmes de santé mentale caractéristiques des artistes. Il est
probable que les bouleversements entraînés par l’automatisation ne feront
qu’aggraver ce genre de pressions. Lorsque la créativité devient obligatoire le
potentiel libérateur de l’auto-expression prend un sombre tournant.
On peut soutenir que que les secteurs de la créativité et de la libre expression
individuelle sont organisés en corporations commerciales depuis longtemps,
et la croyance que ces activités ne représentent rien de plus noble est
désespérément rétro. De même, on peut penser que si l’activité artistique fonctionne
sur ce qui ne pourrait jamais être automatisé – par exemple. l’énergie
créatrice et l’individualité – les agrégateurs de contenu journalistique déjà
existants semblent mieux appropriés au travail de l’art contemporain. Ce ne
serait pas difficile d’utiliser ce logiciel pour regrouper n’importe quelles tendances
de sujets, d’esthétiques ou de positions à un moment donné dans une
pratique produite artificiellement. Une profusion d’oeuvres d’art faites par
des humains connaît le succès, puis est exposée de manière enthousiaste et
consommée par d’autres humains, donc l’art apparaît déjà conventionnel en ce
sens. Actuellement, ces pratiques sont reliées à un auteur humain « génial »
qui revendique l’expression de sa propre expérience et perception de la vie. Il
semble improbable que cette expérience humaine devienne obsolète, mais si
les modes par lesquels la subjectivité est exprimée peuvent être simulés avec
succès, cela pourrait être également dévalué.
Personne ne sait réellement quel impact l’automatisation aura sur la
société ; certains prédisent une rupture totale, mais dans un avenir automatisé,
où votre humanité sera réellement la seule chose qui reste à vendre, les enchères
qui sont aujourd’hui dangereusement élevées ne pourront qu’augmenter.

Traduit de l’anglais par Michèle Veubret

  1. [1] « L’assurance
    d’un certain revenu minimal pour tous, ou un plancher sous lequel personne ne
    doit tomber lorsqu’il est incapable de subvenir à ses besoins, apparaît être,
    non seulement une protection totalement légitime face à un risque commun à tous,
    mais une part nécessaire de la grande société dans laquelle l’individu n’a plus
    de revendication spécifique sur les membres du petit groupe particulier dans
    lequel il est né », Friedrich Hayek, cité in Martin Ford, The Rise of the Robots.
    Technology and the Threat of Mass Unemployment
    , New York, Basic Books, 2015, p. 257.
  2. [2] Ibid., p. 266.