Looking the part – The Empty plan de Anja Kirschner and David Panos

— Maija Timonen

Anja Kirschner et David Panos, The Empty Plan, 2010, photogramme

« Personnages de TheMessingkauf (L’Achat du cuivre) :

LE PHILOSOPHE souhaite utiliser le théâtre à ses fins, sans autres considérations. Pour lui, le théâtre doit fournir des reproductions fidèles des processus qui se produisent entre les hommes, et permettre au spectateur de prendre position.

LE COMÉDIEN souhaite s’exprimer. Il veut qu’on l’admire. La fable et les caractères ne lui servent pas à autre chose.

LA COMÉDIENNE  souhaite un théâtre qui ait une fonction sociale, éducative. Elle est politisée.

LE DRAMATURGE se met à la disposition du philosophe, et s’engage à mettre ses compétences et ses connaissances au service d’une transformation du théâtre (en « thaêtre »), selon les vues du philosophe. Il en espère une renaissance du théâtre.

L’Éclairagiste représente le nouveau public. C’est un ouvrier et il est mécontent du monde tel qu’il est. »

(Bertolt Brecht, «  L’Achat du cuivre[1] »)

The Empty Plan de David Panos et Anja Kirschner, est un film sur Bertolt Brecht. Située pendant son exil à Los Angeles, interrompue par des flashbacks de l’époque d’avant-guerre, l’histoire est organisée autour des tensions entre l’Europe et l’Amérique, et entre sa femme, Helene Weigel, et sa maîtresse, Ruth Berlau. Ces tensions, certes bien réelles, sont également présentées en relation à un processus introspectif de création et le scénario puise dans deux œuvres de Brecht pour son élaboration filmique.

La première œuvre, « L’achat du cuivre » (Messingkauf), est un ensemble de textes dans lequel Brecht approfondit ses théories sur le théâtre par le biais de conversations entre un éclairagiste, un comédien, une comédienne, un dramaturge et un philosophe. C’est le personnage du philosophe qui soutient la position « brechtienne » la plus classique dans le livre. Le film montre Brecht en train d’écrire le livre avec son amie danoise Ruth Berlau.

La seconde, La Mère, est une pièce sur le processus d’émancipation radicale d’une mère prolétaire qui, malgré les nombreuses épreuves, sans jamais se laisser abattre et sans se départir de son optimisme, fait son chemin jusqu’à la Révolution de 1917. Le rôle de la mère est ensuite relié à Weigel, qui l’a joué dans des productions allemandes et qui fut saluée unanimement par la critique. Le film virevolte entre des scènes extraites de diverses productions de la pièce et leurs répétitions. L’une d’elle est une représentation donnée à Berlin avant la guerre, une autre à New York en 1935, une troisième se passe à Berlin-Est après la guerre.

Pour Brecht et ses compagnons d’exil, les différences entre ces productions mesurent la distance qui s’est créée entre l’Europe laissée derrière eux et l’Amérique pays d’adoption. La désaffection des expatriés pour cette dernière peut être trompeuse, et cache une tragédie humaine plus profonde : la guerre, l’atrocité et les vies perdues, mais aussi la perte d’une réalité dans laquelle l’art pourrait être un projet politique.

Même si le film présente les deux représentations de La Mère avec un certain humour pince sans rire, ce sont les répétitions de la version américaine, où les acteurs se livrent à divers exercices pour rendre le spectacle plus authentique sur le plan émotionnel, qui est montré simultanément plus comique et plus détaché que les répétitions allemandes, où l’on débat des loyautés politiques et de leur relation au pouvoir politique du théâtre, comme moyen de combattre la montée du fascisme. Les acteurs américains (avant la violente intervention de Brecht) sont encouragés à fouiller dans leurs souvenirs et à chercher à émouvoir, tandis que les acteurs allemands jouent sur la déconstruction en profondeur de la politique de leurs gestes. D’une certaine façon, les différentes productions articulent le déplacement entre les continents, et lui donnent du sens, mais elles négocient également une relation entre le passé – ce qu’il y avait avant la guerre – et le présent du film, sorte de limbes intemporelles de la vie en exil. Effectivement,  cette impression d’intemporalité,  très perceptible, élève le film, et confère au simple drame historique une pertinence plus contemporaine.

Le film indique que les échanges rapportés dans « L’Achat du cuivre » sont en partie introspectifs, ils ont lieu entre Brecht le théoricien et Brecht le praticien[2]. Il sous-entend que c’est de Brecht explorant ses propres conflits créatifs à la troisième personne dont il est question  ici. Ceci correspond à ce que Fredric Jameson appelle l’interprétation à la troisième personne lorsqu’il écrit sur la tactique enseignée par Brecht aux acteurs pour aborder leurs rôles, comme si il ou elle voulait citer le texte. Jameson argumente que cette tactique et l’effet de détachement qui s’ensuit est à la fois le résultat direct d’une « absence radicale du moi », de la nature construite de la conception bourgeoise du moi, et aussi une manière d’en prendre conscience[3]. « L’interprétation à la troisième personne » donc, n’est pas simplement fondée sur la représentation d’un personnage détaché, comme un objet, mais sur une séparation entre le rôle et la subjectivité réelle de l’acteur afin que les deux puissent coexister, et que cette séparation puisse devenir visible. Pour dire cela plus simplement, on pourrait penser que voir la séparation entre le rôle et l’acteur, c’est voir la séparation de notre propre subjectivité et les rôles que nous jouons (par obligation).

Par la déconstruction des diverses mises en scène de La Mère, des registres d’interprétation différents sont mis au premier plan comme l’une des préoccupations centrales du film. On pourrait le lire comme un film « sur » l’interprétation. Si les modes de représentation qui sont montrés offrent une exposition très articulée des stratégies théâtrales de Brecht, ils mettent également l’accent  sur les exigences croissantes de la représentation dans les sociétés néolibérales, la nécessité d’adopter consciemment divers rôles sociaux et professionnels. C’est cette conscience, et la manière dont elle est déjà inscrite dans les codes de conduite contemporains, qui fournit l’essentiel de  la pertinence d’un débat sur Brecht aujourd’hui, et qui permet au film de proposer un récit sur la question de l’aliénation de la vie sous le capitalisme. Une fois aliénés, les effets de l’éloignement conservent une affinité avec nos expériences quotidiennes. La question posée par le film, donc, est de savoir si les stratégies formelles de Brecht restent un outil viable pour déconstruire la dimension politique de ces expériences.

La description faite par le film du processus créatif de l’écriture de « L’Achat du cuivre »  sert à brouiller les frontières entre les positions adoptées par ses différents personnages. Elle révèle que leur délimitation est le produit d’un travail intellectuel méticuleux. Ceci a aussi des répercussions et sert à compliquer la division apparente entre la ferveur politique de la production de La Mère dans l’Allemagne d’avant-guerre, et les  surfaces planes superposées d’un Hollywood sur écran vert. L’une est productive et concrète et les autres montrent qu’un projet plus théorique est abordé, lequel déçoit Brecht en fin de compte, qui veut revenir à la création. Mais comme nous commençons à le voir, il n’y aura pas de retour en arrière. Ce que ces positions intellectuelles et géographiques ont en commun, c’est qu’elles sont toutes placées sous l’égide de l’expérience attribuée à Brecht. En tant que spéculation formelle sur l’expérience de l’homme Brecht, ces situations fonctionnent vraiment. C’est aussi ce qui fait que l’on a l’impression d’un film sur Brecht, comme il est dit au début de ce texte, et pas sur Berlau et Weigel, comme cela aurait sans doute pu être. Les images du film jouent un rôle crucial en véhiculant les affects (et les désaffections) de The Empty Plan et tout leur potentiel est consommé pour exprimer l’expérience contemporaine. Le film alterne les prises de vue utilisant les techniques de l’écran vert et le réalisme strict du style documentaire, lequel cependant ne respecte pas sa promesse d’une vision plus directe ; elle reste au contraire délibérément obscure et partielle.

Le directeur de la photo, Matthew Noel-Tod, reconstitue le montage d’un environnement dans lequel la ville de Los Angeles dans les années 1940 devient autant de strates d’images planes, plus postmodernes que modernes. Dans une comparaison peut-être involontaire avec l’expérience d’un artiste contemporain international qui, lors de ses incessants voyages,  rencontre un flot ininterrompu de visages interchangeables, ces images d’écran vert créent une ombre faite de personnages qui glissent à la surface de l’écran. Cet effet est amplifié par la difficulté occasionnelle à reconnaître ces personnages-images comme étant les figures historiques qu’elles sont censées représenter. En ce qui concerne l’aliénation  de l’effet d’éloignement, on en détecte des traces dans ces scènes hollywoodiennes, dans lesquelles les personnages apparaissent stylisés, comme des caricatures.  Ils sont observés à distance, et c’est une distance contemporaine, et non l’« art comme un moyen de réorientation productive[4] » de la distanciation brechtienne. Ils font penser à ces images publicitaires lisses qui peuvent solliciter une certaine connaissance de la part des  spectateurs, mais qui ne l’invitent pas à exprimer son jugement sur quoi elles sont montrées. Sauf, évidemment, si on leur renvoie l’image de leur expérience de spectateurs calquée  sur l’aliénation ressentie par les exilés qui sont montrés, et attribuée à l’environnement dans lequel on les voit exister. La difficulté de poursuivre une pratique critique dans cet environnement fournit un exemple des conditions contemporaines de la production artistique – avec des différences évidentes.

Les répétitions de 1935 pour la production américaine de La Mère, dans un sens, sont prémonitoires du dérèglement ultérieur de l’exil, plus désespéré. Ce que l’on voit sur le plan du contenu dramatique est un mélange des limites des expériences individuelles qui doivent souffler leurs répliques aux artistes,  et une surcharge du rôle. L’intervention de Brecht, qui interrompt la répétition en raison de son repli sur  l’expérience individuelle comme source d’authenticité, semble compromise par son propre autoritarisme. Au niveau de la prise de vue, toutes les scènes de l’avant-guerre sont tournées caméra à la main, et ceci introduit une difficulté pour percevoir ce qui diffère de l’étanchéité du pastel de la Californie. Les images sont sombres, et les points de vue qu’elles offrent sont partiels, plus serrés, mais aussi plus proches et plus profondément sensibles, et ils ont retenu le sentiment d’une participation, bien que contrainte.

L’espace discursif habité par Brelau et Brecht lorsqu’ils travaillent sur « L’Achat du cuivre » est situé dans les limites d’Hollywood. C’est un environnement aussi chic et agréable à regarder qu’il est obtus. Une grande part de leurs échanges consiste à exposer le contenu des dialogues de « L’Achat du cuivre », et ceci est parfois difficile à suivre. On a l’impression que la combinaison de la cohérence visuelle et de la concentration des mots a grand besoin d’être percée à jour. Il y a sans doute là du potentiel perdu en ce qui concerne la description des vicissitudes de la vie amoureuse de Brecht. C’est comme si il y avait un certain degré de refoulement, pas seulement en relation avec la réalité psychique et charnelle de ces passions, mais aussi en ce qui concerne la politique sexuelle et du genre, qui devient une sorte d’histoire latente affleurant sur la pellicule.

La description faite dans le film des relations de Brecht avec les deux femmes évoque les mythologies populaires qui en faisaient un coureur de jupons exploiteur[5]. Ce thème est traité avec un mélange de réserve et de mélodrame. Dans un montage à la fin du film on voit Berlau pleurer, alors qu’elle monte dans le train pour New York et que Brecht s’éloigne en voiture.  Le rythme défini de ce montage ajoute une couche dramatique considérable à une série d’événements déjà très chargée ; c’est la fin de leur idylle.

En harmonie avec l’esthétique des surfaces planes, inondées de soleil, d’Hollywood, les rôles de Brecht et de « ses » femmes sont dessinés  en deux dimensions, en lignes aigues, comme découpés en silhouette. L’expérience de l’exil en Amérique de la femme de Brecht, Hélène Weigel, semble confinée à la cuisine, selon ce qui nous est montré. Les joues creuses, elle a gardé le maquillage de scène de La Mère, comme si elle était pur dévouement, pure souffrance, assistante sociale au service du fils spirituel idéologique de Brecht. Pendant tout ce temps, sur la scène à côté, Brecht est montré comme immergé dans son processus d’introspection intellectuelle, flottant, au service d’un projet créatif quelque peu complaisant avec sa maîtresse. Cependant,  il n’y a pas que les personnes qui sont là pour lui, à cause de lui, qui sont diminuées par l’expérience de l’exil. Brecht aussi est montré comme détonnant dans le cadre,  dans une scène où il essaye d’expliquer au téléphone sa vision d’un personnage, une « gentille putain »,  à un producteur de film dans un anglais maladroit. La stase et le sentiment d’éloignement de la vie partagés par tous les réfugiés, même s’il s’agit d’un réfugié très en vue, et la perte irrécupérable qui va avec, est bien décrite dans le film. Il y règne une tristesse qui à certains moments se transforme en un panégyrique du projet formel de Brecht dans son ensemble.

La dernière scène, dans laquelle Brecht est interviewé par la radio ouest-allemande au sujet de sa production de La Mère à Berlin Est, offre un scénario troublant. Pendant l’interview, on voit Berlau qui prend des photos de Weigel, dans son costume de Pélagie Wlassova, la Mère éponyme, brandissant un drapeau rouge. Un peu plus tôt, on a vu Brecht demander à Berlau de prendre ces photos. Les deux femmes sont effectivement engagées dans une confrontation qui a été décidée par Brecht. Ce jeu profondément compromettant sur la compétition pour Brecht dans laquelle les deux sont supposées être engagées, même si cette compétition  est  réelle (Weigel renverra Berlau du Berliner Ensembleaprès sa mort), met mal à l’aise. Bien que Kirschner et Panos n’aient pas inventé les accents vengeurs de tragédie grecque de l’histoire, on se prend à rêver un peu de l’optimisme latent et du désir de changement qui marquent l’œuvre de Brecht[6]. Ce morceau final semble plutôt pointer le désenchantement de cet aspect dans ses pièces. Le long voyage ardu vers la libération entrepris par la Mère dans la pièce, qui conduira la travailleuse opprimée à la révolutionnaire qui agite le drapeau rouge à la fin, est repris par Weigel, mais cette fois pour un effet plus sinistre. Son voyage part de la ménagère opprimée pour aboutir à celle qui va exercer un pouvoir hérité de son mari. On nous montre que l’abus engendre plus d’abus, la révolution étant réduite à un changement de mains du pouvoir exécutif. Le rôle central d’une lignée de genres – la famille étendue créée par la nature personnelle des relations de Brecht avec ses nombreux collaborateurs – donne à cette succession un caractère quasi féodal.

La mise en échec de tout potentiel d’émancipation dans les  dynamiques du pouvoir d’oppression des relations sexuelles,  dans un récit de désir et de vengeance, reproduit une plus grande déception politique, décrite dans la scène. Là, l’œuvre de Brecht est devenue étroitement liée à l’Allemagne de l’Est, et ceci a des effets néfastes sur tout le langage formel et le système de croyance esthétique, sans parler du réel contenu politique de ses pièces. Les costumes traditionnels et les modes d’adhésion au parti du réalisme socialiste en arrivent à prendre la place de pratiques plus expérimentales.

Traduit de l’anglais par Michèle Veubret

 

Anja Kirschner et David Panos, The Empty Plan, 2010, photogramme

  1. [1] Bertolt Brecht, « L’achat du cuivre » (1937-1951), in Écrits sur le théâtre, trad. M. Cadot, G. Eudeline, J. Jourdheuil, B. Perregaux, J. Tailleur, Paris, Gallimard ,coll. Pleïade, 2000, p. 508.
  2. [2] Une note du traducteur de l’édition anglaise des textes (The Messingkauf Dialogues, trad. John Wilett, Eyre Methuen Ltd., 1965, p. 10) explique ainsi ce qu’est un dramaturge : « Un dramaturge est quelqu’un qui fait la lecture des pièces, littéralement un homme à tout faire, et il fait partie du personnel de  la plupart des théâtres allemands. Il peut occasionnellement faire la mise en scène d’une pièce. Souvent, il est auteur dramatique lui-même, comme Brecht, quand il en était un. » 
  3. [3] Fredric Jameson, Brecht and Method, London et New York, Verso, 1999, p. 68.
  4. [4] John Wilett, Brecht in Context, Londres, Methuen, 1998, p. 237.
  5. [5] Ceci fait chorus au livre de John Fuegi, Brecht and Co., dans lequel il raconte des histoires fourmillantes de détails et de bavardages sur l’exploitation intellectuelle, financière et émotionnelle des femmes par Brecht tout au long de sa vie.
  6. [6] Ou alors cette interprétation est optimiste, car la réalité fut beaucoup plus cruelle. En plus d’avoir été finalement exclue de la troupe de théâtre, lorsqu’elle quitte Los Angeles pour New York, enceinte de Brecht, Berlau donne naissance à un enfant prématuré, qui meurt deux jours plus tard. Après une dépression elle fut internée dans un asile et dut subir des électrochocs avant de rejoindre Brecht et Weigel à Berlin Est. Berlau mourut en 1974, dans un lit d’hôpital, dans un incendie allumé par sa cigarette.
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