Révoltes arabes et images impersonnelles
Notre perception des révoltes arabes est indissociable des images enregistrées par celles et ceux qui en sont les acteurs directs. Ces images, le plus souvent saisies par des téléphones portables dans le vif des manifestations, parfois au péril de la vie de leurs utilisateurs, sont par la suite postées sur Internet et diffusées par les réseaux sociaux, ou en attente d’être visionnées sur YouTube. C’est en ce sens que le fait de descendre dans la rue et l’usage de ces interfaces technologiques ont formé les deux volets de l’emploi du temps de nombreux révolutionnaires : « Le jour, nous étions dehors pour réclamer la fin du régime de Ben Ali ; le soir, nous étions devant Facebook pour décrire ce que nous avions vu en téléchargeant sur le Net les images capturées lors de ces événements », affirme l’un d’entre eux. Si l’on considère la multiplicité des vidéos mises en ligne ou stockées sur des sites liés aux mouvements de protestation, nul doute que cette articulation entre la contestation physique et sa diffusion électronique a rythmé les journées d’autres insurgés, égyptiens ou libyens, syriens ou yéménites. Il ne s’agit pas ici de reconduire l’explication paresseuse qui consisterait à dire que les images et les commentaires envoyés sur le Web ont permis l’émergence et l’effectivité des révolutions arabes, d’autant que les taux d’équipements varient considérablement d’un pays à l’autre (35 % des Tunisiens ont accès à Internet, contre un peu plus de 20 % en Égypte, environ 18 % ont un compte Facebook chez les premiers, seulement 5 % chez les seconds[1]). En veillant à dépasser toute sacralisation d’une détermination technique de ces moments de libération, il s’agit de savoir en quoi les vidéos bigarrées, dites « amateurs », qui proviennent de cette région du monde en pleine effervescence, bouleversent plus généralement notre relation aux luttes qui affectent l’Histoire, et transforment la façon dont nous en sommes aujourd’hui les témoins.
Deux remarques s’imposent d’emblée sur la portée historique de ces images. D’une part, elles sont le signe de l’élaboration d’une mémoire de la révolution par les révolutionnaires eux-mêmes ; c’est une façon pour eux, corps anonymes en prise immédiate avec l’événement, de transmettre une actualité sans prétendre faire œuvre d’historien, bien qu’ils inventent des capacités inédites de « faire passer de l’histoire » comme le soulignait Michel Foucault dans un entretien sur la « mémoire populaire » (dénuée cependant de tout folklore) : « Il est absolument vrai que les gens, je veux dire ceux qui n’ont pas le droit à l’écriture, à faire eux-mêmes leurs livres, à rédiger leur propre histoire, ces gens-là ont tout de même une manière d’enregistrer l’histoire, de s’en souvenir, de la vivre et de l’utiliser[2]. » Déclaration qui acquiert une consistance nouvelle au regard de l’enregistrement en temps réel des révoltes actuelles, que nous retrouvons peu après sur les réseaux de la Toile. Une « mémoire populaire » composée d’images à la matière pixélisée et au cadrage incertain, arrachées au présent malgré les risques encourus et qui correspondent aussi bien à une mémoire de l’avenir, au sens où l’enjeu demeure une régénérescence des luttes par les traces que l’on en garde ; comme le soutient Foucault dans le même entretien : « Si on tient la mémoire des gens, on tient leur dynamisme. Et on tient aussi leur expérience, leur savoir sur les luttes antérieures. » Sans doute cette archive contemporaine servira-t-elle également d’objet d’études aux futurs historiens qui chercheront à démêler l’écheveau des significations de la période tourmentée que nous sommes en train de vivre ; la Bibliothèque du Congrès américain et la Bibliothèque nationale de France ont d’ailleurs anticipé ces investigations, puisqu’elles ont déjà commencé à recenser et à classer l’ensemble des vidéos qui se rapportent à la « révolution du Jasmin » en Tunisie.
L’autre remarque a trait plus intimement aux liens qui se tissent entre les différentes sortes d’images animées – cinéma, télévision, Internet, etc. – et dont l’étude décide de l’hypothétique primauté de l’une d’entre elles dans la compréhension que nous pouvons avoir du présent. Lors d’une autre révolution – la révolution roumaine de Décembre 1989 –, Serge Daney proposait un constat en apparence désenchanté, à savoir que depuis le début des années 1980 « cinéma » et « histoire » ne sont « décidément plus dans le même bateau », l’information sur les affaires du monde relevant « désormais du domaine de la télévision ». Certes, le cinéma reste peut-être « l’art du présent » par excellence, mais ce privilège se fait essentiellement dans le mouvement d’un retour – remémoration, réponse à des stratégies audiovisuelles d’amnésie ou contrepied d’images préexistantes qui recouvrent un passé insistant ou embarrassant : « Le cinéma n’existe que pour faire revenir ce qui a déjà été vu une fois – bien vu, mal vu, pas vu[3]. » Reste que, contrairement à l’Italie de Rossellini qui participa à la résurgence de son pays d’après-guerre avec Rome, ville ouverte ou Paisà, la Roumanie a fait davantage l’objet d’une « télé-invention », comme l’avance encore Daney ; il y eut bien, alors, un « événement roumain d’images » : on se souvient des représentants du « Front de salut national », l’air hagard, qui s’emparèrent des plateaux de la télévision d’État pour annoncer devant le peuple libéré la chute du régime de Nicolae Ceausescu. Ce fut là un « acte télévisuel unique », indissociable de l’élan révolutionnaire qui entraîna la fin de la dictature, même s’il a été entaché d’un mensonge notoire (le charnier de Timisoara) et d’une parodie de procès (celui du couple Ceausescu), tous deux retransmis par les canaux de la télévision roumaine. À Tunis, le 14 janvier 2011, jour de la fuite de Ben Ali, il n’y a pas eu d’images fortes de manifestants qui se seraient emparés de la télévision nationale, pourtant à la botte du président ; la mobilisation s’est plutôt orientée vers un autre bâtiment, symbole de la répression du régime, celui du ministère de l’Intérieur (d’où a résonné en s’amplifiant le fameux « dégage » adressé à celui qui était déjà en cavale). Comme si la prise de la télévision ne constituait plus le symbole politique d’un renversement de régime, et que les images de ce renversement empruntaient dorénavant les moyens de diffusion plus réticulaires et plus dispersés qui sont reliés à nos écrans d’ordinateur.
Il ne s’agit évidemment pas de signer l’arrêt de mort de la télévision, dont les images seraient devenues caduques avec la propagation des révoltes arabes, incapable de suivre, avec ses grilles d’information rigides, la contamination transnationale de ces événements imprévus. Si une attention doit être portée aux mutations qui modifient la perception de ces diverses luttes, ce travail de distinction des modes de représentation ne doit pas faire l’économie des formes d’hybridation qui peuvent exister entre les médiums. Il apparaît bien, d’une part, que les journaux télévisés diffusent des vidéos postées sur Internet : France 2 a ainsi montré dans son JT des images des premières émeutes à Kasserine, en Tunisie, filmées par ses habitants ; CNN a décidé de retransmettre la terrible séquence nocturne prise depuis un immeuble du Caire, où l’on voit une camionnette blanche foncer sur la foule et tuant sur le coup une dizaine de personnes. Une sélection est toutefois établie par ces mêmes chaînes, car on ne peut pas tout montrer à la télévision, et les images extrêmement violentes de la répression syrienne, disponibles sur le Net, ne sont pratiquement pas retransmises ni commentées par les journalistes. Un autre genre de cohabitation médiumnique réside dans le va-et-vient instauré par les chaînes d’information en continu entre ce que l’on voit à l’antenne et ce que l’on trouve sur leurs sites respectifs, lesquels offrent un nombre élevé de vidéos à visionner, ce qui les transforme potentiellement en plateformes d’hébergement de type YouTube (c’est particulièrement sensible dans le cas d’Al-Jazeera English). Enfin, nous pourrions mentionner la manière dont certaines réalisations destinées à la télévision se retrouvent par la suite sur Internet, comme les discours hallucinés de Kadhafi, que ce soit l’incroyable plan de vingt-deux secondes où l’on entrevoit le « colonel » avec un parapluie devant les restes de sa résidence tripolitaine qui fut bombardée par les Américains en 1986, ou que ce soit son discours-fleuve du 22 février 2011, à l’entrée du même édifice, avec un projecteur placé au pied du pupitre du dictateur éclairant les ruines derrière lui : singulière scénographie de propagande, qui mêle destruction passée et combats à venir, et qu’il convient de suivre dans sa continuité en ligne (à défaut de la voir en direct à la télévision libyenne) si l’on veut saisir certains détails de mise en scène éloquents, indépendamment de notre connaissance de la langue (comme ce split-screen entre Kadhafi et le peuple censé l’écouter, mais que l’on ne verra jamais en dehors de cette division de l’écran en deux).
« Comment vivre avec ces images ? » se demandait Daney au lendemain de la guerre du Golfe en 1991 (à la suite à un bombardement d’images issues presque exclusivement du point de vue américain), un peu plus d’un an après avoir analysé la « télé-invention » de la Roumanie, où cette question était déjà latente. Le critique de cinéma et de télévision propose alors une réponse qui peut aider à saisir la spécificité de l’âge de l’image que nous vivons à travers le prisme des révolutions arabes. Après une exhortation à cesser de se focaliser sur une déréalisation du monde qui serait provoquée par le « visuel » des médias mainstream (au détriment de « l’image » de cinéma, soucieuse de la figure de l’Autre), il invite le spectateur à adopter une posture active de travail, en l’occurrence celle, ni plus ni moins, de monteur : « Une chose est d’en vouloir à ceux “dont c’est le métier” de mal le faire, une autre est de comprendre que cela dépend aussi de nous. Si le visuel nous empêche de voir (parce qu’il préfère qu’on décode, qu’on décrypte), l’image nous met toujours au défi de la monter avec une autre, avec de l’autre[4]. » Ce qui conduit Daney à se surprendre en train de « devenir monteur dans [s]a tête », à agencer lui-même des images « au gré de ses opinions, de ses fantasmes ou de ses souvenirs de films de guerre », ce qui est une manière de ne pas tomber dans une opposition frontale entre un « visuel » qui masquerait le réel et une « image » qui seule le montrerait dans un excès de vision. Il est probable que nous ayons quitté aujourd’hui le paradigme de « l’image manquante », au sens où elle serait une fois pour toutes absorbée ou rendue obsolète par le flot nivelant des médias dominants, même si ceux-ci poursuivent autrement leurs démarches de soustraction d’informations ; la dissémination des images évoquée plus haut contrarie certainement une lecture de l’actualité en ces termes lacunaires, et il ne s’agit pas a contrario de croire béatement en une appréhension aisée des séquences du « Printemps arabe » à partir de leur disponibilité en ligne.
Si l’on reprend l’idée du montage spirituel ou virtuel, « dans la tête », énoncé par Daney, il n’est pas illégitime de noter que son actualisation éventuelle survient entre autres de nos jours du côté d’un procédé d’assemblage qui revient en force : le diaporama. Enchaînement d’images fixes, fréquemment accompagnées d’une musique qui en redouble la part lyrique, et dernièrement à l’œuvre dans deux longs-métrages fort distincts l’un de l’autre : Redacted (2007) de Brian de Palma se clôt avec une série de photos des « dommages collatéraux » de la guerre en Irak, et le générique de fin de Harvey Milk (2009) rencontre cette tendance diaporamique en reprenant des documents iconographiques liés à la lutte pour les droits des homosexuels aux États-Unis, sujet du film de Gus Van Sant. YouTube en fourmille par ailleurs de toutes sortes, même Chris Marker y a posté le sien, intitulé Tempo risoluto et consacré à la révolution égyptienne[5]. Pourquoi des images fixes, justement, pour exprimer la commémoration d’une histoire présente, alors même que ces diaporamas fleurissent sur un site qui, à l’origine, est destiné au stockage des images en mouvement ? La photographe Gisèle Freund apportait dans les années 1970 un diagnostic qui peut éclairer en retour ce questionnement, en pointant notre relation à la mémoire des événements à l’ère d’une saturation de nos consciences par les images mobiles : « l’ironie veut que plus on consomme d’images animées, plus l’image unique prime sur le reste, qui se substitue à notre réalité », et plus radicalement encore : « c’est toujours l’image fixe et non l’image en mouvement qui demeure gravée dans l’esprit, devenant à tout jamais une part de notre mémoire collective[6] ». Le diaporama reprend sans doute autrement l’établissement d’une mémoire de ce genre, en adéquation cependant avec l’idée d’une multiplication croissante des signes visuels qui caractériserait notre époque. Considérons l’un des enchaînements d’images récurrents dans le diaporama : le fondu enchaîné ; Jacques Aumont, qui a étudié ce procédé au cinéma, affirme que l’image donne alors l’impression de « [continuer] toujours plus » au point « [qu’elle] n’en finit pas » ; un « mélange d’images » en résulte, comme si l’intervalle entre elles avait disparu[7]. Une impression visuelle que l’on retrouve éminemment dans le diaporama contemporain, surtout si l’on énumère les autres formes d’agencement d’images que l’on y rencontre, et qui renforce cette impression de continuité qui mêle suspens et prolongement des images fixes entre elles : le passage de l’une à l’autre par volet (latéralement, de préférence de gauche à droite), ou le fait que l’une se sépare en son milieu par une ligne brisée avant de laisser place à la suivante (Chris Marker, pour sa part, accomplit l’inverse : les images de Tempo risoluto se recomposent après avoir été montrées en fragments épars).
Quelle que soit la médiocrité globale des diaporamas qui peinent à se dérober à une emphase émotionnelle, laquelle régente ou régit toute mémoire de la contestation populaire, il existe vraisemblablement un lien entre la recrudescence de ces formes en diaporama – où le vide entre les images s’estompe ou fait défaut –, et le monde des images qui est devenu le nôtre, marqué par une accumulation des signes et le dépassement de nos seuils de perception. De surcroît, prétexte à célébrer la libération des peuples en se les remémorant, les diaporamas des révoltes arabes se situent bien à la croisée du « visuel » et de « l’image », avec l’idée qu’une image pertinente de ces révoltes pourrait surgir d’un montage d’éléments visuels qui n’échappent pas forcément au domaine de la stéréotypie (la figure du martyr ensanglanté, le manifestant sans nom devenu icône malgré lui[8], etc.). Ce n’est certes pas impossible, et la particularité du diaporama reste précisément sa capacité à percevoir ou à extraire de l’image-cliché une image qui ne soit justement plus un cliché, opérant une saillie dans le flot indistinct des images ; le travail de Marker avec Tempo risoluto tourne vraisemblablement autour de cette exigence.
Plus généralement, c’est bien le danger qui guette toute l’imagerie de l’engagement révolutionnaire, et de ses lendemains : le fait de circonscrire la mémoire des luttes en mobilisant la figure d’un héros, ce qui a pour effet de délester cet engagement de sa puissance véritable : la puissance d’être impersonnelle, et par conséquent insaisissable, irréductible à l’identification apaisante d’un nom qui en exclut tous les autres. Un étrange film de fiction se prépare à cet égard en Tunisie, qui devrait porter sur la vie de Mohamed Bouazizi, le jeune homme de Sidi Bouzid qui s’est immolé le 17 décembre 2010, déclenchant un soulèvement dans tout le pays. Son producteur, Tarek Ben Ammar, présente le projet en ces termes : « C’est un film d’un producteur tunisien, par un réalisateur tunisien [Mohamed Zran] et sur un jeune Tunisien. Personne d’autre ne peut le faire à notre place », avant d’ajouter que « ce film est une manière de rendre son nom universel, d’en faire un symbole ». Même en faisant abstraction de l’impression que rien ne saurait justifier l’appropriation d’un événement au nom d’un privilège du vécu, nous sommes en droit d’attendre un peu plus du cinéma que le rabattement d’une séquence historique aussi exceptionnelle sur un récit mille fois éprouvé qui repose sur le couple victimisation/héroïsation. « Est-il possible de faire un film “positif” sur les luttes sans faire appel à quelque héros ? », demandait Foucault, soucieux d’entendre le « grondement de la bataille » que toute lutte enveloppe nécessairement et qui n’appartient à personne en particulier. Si les révoltes arabes inspirent « positivement » le cinéma comme « art du présent », c’est peut-être animé de la conviction que portent en eux les acteurs de ces révoltes : que celles-ci ne sont pas affaire de propriété, mais qu’elles esquissent une mémoire dynamique qui les relie à d’autres acteurs qu’ils ne connaissent pas.
- [1] Statistiques CNN. ↩
- [2] Michel Foucault, « Anti-Rétro », il s’agit du premier entretien du philosophe avec les Cahiers du cinéma, nº 251- 252, juillet-août 1974, repris dans Dits et Écrits (texte nº 140), Paris, Gallimard, 2001. ↩
- [3] Serge Daney, « Roumanie année zéro », in Cahiers du cinéma, nº 428, février 1990 et Persévérance, Paris, P.O.L, 1994, p. 110. ↩
- [4] Serge Daney, Devant la recrudescence des vols de sacs à main, Lyon, Aléas, 1999, p. 194. (Souligné par l’auteur.) ↩
- [5] <http://www.youtube.com/user/Kosinki#p/a/u/0/5bR80bA167Q> ↩
- [6] Cité par Raymond Bellour dans « Du photographique », in Trafic, nº 55, automne 2005, p. 34. ↩
- [7] ↩
- [8] Parmi les centaines de diaporamas anonymes : <http://www.youtube.com/watch?v=ELEhm7RveWY><http://www.youtube.com/watch?v=0kp6fEDdx18>, <http://www.youtube.com/watch?v=ym-7-kMdnAs> ↩