Sur Merlin Carpenter à la Synagogue de Delme

— Annie Ochmanek

Merlin Carpenter, archive élastique, Centre d'art Contemporain La Synagogue de Delme, 2020, palettes en bois, boîtes en carton, ruban d'emballage, dimensions variables

Merlin Carpenter, archive élastique, Centre d’art Contemporain La Synagogue de Delme, 2020, palettes en bois, boîtes en carton, ruban d’emballage, dimensions variables

Merlin Carpenter, archive élastique
Centre d’art Contemporain La Synagogue de Delme
24 octobre – 21 août 2021

À l’extérieur de l’exposition de Merlin Carpenter au Centre d’art contemporain de La Synagogue de Delme, un chariot élévateur a été tracté devant les arcades de la façade, comme si le bâtiment tout entier allait être mis sur palette, puis hissé et déplacé. Garé ici, cet engin apportait à l’exposition une sensation de farce et de frustration absurde, puisque le chariot élévateur était trop volumineux pour pénétrer dans la synagogue et avoir accès au contenu entreposé. L’entrée principale ouvrait directement sur un mur de grandes boîtes en carton empilées les unes sur les autres. L’espace entier de l’exposition (une ancienne synagogue qui a été déconsacrée dans les années 1970 et a été transformée en centre d’art contemporain dans les années 1990) était pratiquement rempli du sol au plafond de ces tours uniformes de boîtes, chacune mise sur palette et alignées en une grille rationnelle, avec quelques couloirs ouverts entre elles pour permettre aux visiteurs de circuler. L’odeur franche du carton venait encore souligner le vide et l’uniformité de ces « tours ».

Les références classiques à l’histoire de l’art des années 1960 et 1970 étaient manifestes d’emblée – la sculpture minimale s’adressant au corps et à l’architecture sur un mode phénoménologique ; la sérialité bureaucratique ou les données systématisées de l’art conceptuel ; la reprise des modalités de la critique institutionnelle, en amenant les « coulisses » au premier plan. Avec ces stratégies, ou les précédents sculpturaux comme les unités en carton modulaire de Charlotte Posenenske et des « tacks » (piles) verticales de Donald Judd en mémoire, la synagogue prenait des airs d’une Dia:Beacon inversée (cette dernière étant une ancienne usine d’imprimerie de boîtes de biscuits Nabisco transformée en musée/sanctuaire pour l’art de la génération de Judd et de Posenenske). Tous ces dispositifs rassemblés là sous le couvert d’un hall de stockage logistique rappelaient évidemment la co-émergence de l’art minimal et conceptuel, les transformations amenées par l’adoption à la même époque des containers d’expéditions standardisés et empilables, et des technologies d’information de l’après-guerre, qui reliaient aussi divers endroits du monde et qui ont participé à la transformation des compagnies en multinationales.

Le faux entrepôt logistique de boîtes sur palettes à Delme tenait pour acquis l’imbrication de l’art contemporain dans les forces « mondialisatrices » du capitalisme. Et, à cet égard, l’exposition avait l’aspect d’une comédie physique in situ. archive élastique entérinait un certain humour, sous-jacent au fait de partir dans les terres agricoles de l’est de la France pour voir une exposition de Merlin Carpenter. De Paris par exemple, le trajet jusqu’à la petite ville de Delme prend presque deux heures de train, plus une demi-heure de voiture à travers les champs cultivés et les troupeaux de moutons. Arrivés dans l’exposition, on remarquait que le silence et le calme de l’installation, qui accentuaient encore l’éloignement du site, étaient régulièrement interrompus par l’effet Doppler du passage de gros camions. La rue principale de Delme peut paraître endormie mais c’est en réalité un axe majeur qui relie l’Allemagne, la France, le Luxembourg et la Suisse. Ayant capté cela, archive élastique apporte le mot de la fin cinématographique au visiteur citadin de passage : le tourisme artistique l’emmène à la campagne, mais la campagne est un accotement d’autoroute ! Cela confère à l’exposition la prégnance d’un commerce international de 24 heures sur 24 et l’incursion de calculs quantifiés sur de très nombreux aspects de la vie sociale. La bande-son de la circulation routière qui accompagnait les spectateurs devant les boites non seulement apportait une note drôle, mais évoquait également de manière frappante une connectivité lointaine, un arrière-goût de la vie algorithmique contemporaine, une optimisation accélérée, des relations transformées en information monétisée ou des carrés de têtes discutant sur Zoom – tout cela planait dans l’air. L’exposition l’affirmait d’un ton neutre : ce qui avait été un lieu de réunion et de culte était désormais un centre logistique.

Le quadrillage des boîtes sur palettes à La Synagogue décrivait la logistique, la science de gérer les pièces mobiles afin d’obtenir un maximum de profit ou assurer une efficacité militaire, une sorte d’expansion et d’extension de la logique tayloriste. À ce moment de l’histoire toutefois, les boites rappelaient aussi le blocage des chaînes d’approvisionnement mondiales et le déraillement des modèles de fabrication à flux tendu. Le rouleau compresseur d’Amazon était également présent à l’esprit, les employés s’étant insurgés contre les conditions de travail et son système du « time-off-task » (temps non travaillé) pour mesurer le niveau de productivité des employés, sans oublier aujourd’hui la syndicalisation à son entrepôt implanté à Staten Island, baptisé JFK8. Ainsi, la taille démesurée des piles de cartons évoquait le type de consolidation et de monopolisation d’entreprise que nous avons vues grimper ces dernières années, mais la légèreté des boîtes impliquait que ceci pouvait être renversé. Les contenus de cette plateforme étaient prêts à bouger mais n’allaient nulle part, évoquant la fausse revendication de mondialisation comme la libre circulation des idées, des gens et des choses, désignant la réalité de la privatisation ou de l’accumulation des richesses, des services et des ressources. Là encore : la nature palpable de la mise en scène d’archive élastique faisait que la hauteur cartoonesque des tours ne s’imposait pas obligatoirement comme une monumentalité autoritaire mais comme un système qui pouvait en fait être désassemblé, ou réorganisé, même manuellement, nous rappelant que l’organisation rationnelle et la logistique peuvent potentiellement être dirigée vers des objectifs socialistes.

La question demeure sur ce que tout ceci disait spécifiquement sur l’art et ses marchés, dans lesquels Carpenter travaille sciemment. La Synagogue de Delme était théâtralement remplie à ras bord, et pourtant résolument vide. On peut imaginer que certains visiteurs ont ressenti l’impossibilité de concevoir le musée comme un entrepôt, ou qu’ils ne pouvaient comprendre ce en quoi emballer peut être un geste artistique. Les projets auto-réflexifs antérieurs de Merlin Carpenter engageraient à penser qu’il s’agit justement de son objectif ici. Il a exposé des couvertures de protection pour le transport d’œuvres d’art sur des barres extensibles et accroché des palettes industrielles sur les murs ; il a fait une performance kitsch en gribouillant sur des toiles lors de ses vernissages, il a laissé des sacs de shopping vides sur le sol du musée ; et porté son nouveau costume YSL acheté sur le budget de production lors du vernissage de l’exposition Make Your Own Life à l’ICA de Philadelphie. Dans toutes ses expositions, Carpenter a travaillé sur et avec la redondance cyclique de la critique artistique, un mouvement rendu littéral d’une certaine façon en introduisant des tapis de course dans une galerie d’art en face de tableaux, qui étaient eux-mêmes copies de travaux précédents (1990 Repaint 1-20, 2010). Son travail a tendance à postuler dès le point de départ que tout geste artistique, critique ou non, en viendra à servir de packaging – il sera marchandisé dès que l’œuvre entrera dans les divers circuits du marché de l’art et ses institutions. Mais, à l’encontre du genre des surfaces Pop classiques sans profondeur ou des « sculptures-marchandises » autoparodiques des années 1980 (comme les rangées de boîtes de céréales sur une étagère de Haim Steinbach), les boîtes de Delme appartenaient délibérément à un type générique et anonyme, et elles étaient posées sur des palettes : elles pointaient moins vers la célébrité et le fétichisme de marque (l’accent n’étant pas vraiment mis sur une « exposition de Merlin Carpenter », ou une « exposition merdique à Reena Spaulings », pour citer la peinture de l’artiste de 2007), visant plus la notion d’une totalité au sens marxiste, questionnant la possibilité (ou l’impossibilité) d’une forme de représentation du capitalisme. Les récents dessins et tableaux de circuit abstrait de Carpenter sont engagés dans un problème similaire. Ils s’éloignent des œuvres réalisées par Carpenter dans le contexte du discours sur la « peinture en réseau » des années 2000 et 2010, à l’époque où les discussions sur le travail immatériel, le sort de la création dans les conditions néolibérales, et la manière dont les individus sont transformés en entrepreneurs de soi étaient au centre de la réflexion sur les limites sociales de l’art. Ces œuvres antérieures étaient aux prises avec les idées sur la valeur créée via les réseaux sociaux des artistes eux-mêmes, alors que les projets plus récents reflètent que Carpenter a révisé sa conception des conditions matérielles de la création artistique. On peut suivre ce changement dans ses propres écrits, de son essai « The Tail that Wags the Dog[1] » (2008) à son livre The Outside Can’t Go Outside[2] (2018).

Les accumulations excessives ou réseautage vide figurant dans archive élastique ne sont peut-être pas rétractables dans un unique décodage. Mais, en essayant de lire l’installation comme une métaphore des relations de l’art contemporain au capital, nous pourrions avancer que l’installation décrivait l’œuvre d’art comme un stockage et le business artistique comme de l’information gérée. Par stockage nous entendons les pièces stockées pour les collectionneurs, puisque les œuvres d’art sont des vaisseaux pour le capital excédentaire qui a besoin d’une place assise. Et sous le terme information, celle destinée aux curateurs, aux marchands et aux advisers qui rassemblent, trient et analysent, gèrent et rendent les œuvres lisibles pour les collectionneurs – une activité autour de laquelle une grande part du marché de l’art contemporain fonctionne. Mais l’art ne se réduit pas non plus à une telle cargaison. Ce hall muet de cartons les uns sur les autres pointait vers l’extérieur, vers des conditions existantes élargies et une logique de profit, leurs absurdités ready made et leur insoutenabilité.

Traduit de l’anglais par Michèle Veubret

  1. [1] Merlin Carpenter, « The Tail That Wags the Dog », in Isabelle Graw (éd.), Careers and Canvases Today, Criticism and Its Market, Berlin, Sternberg Press, 2008.
  2. [2] Merlin Carpenter, The Outside Can’t Go Outside, Berlin, Sternberg Press, 2018.