Villa Noailles (2)

— Jeanne Graff

C’est un scorpion. Dans la chambre à coucher. Il est énorme. Il faudrait l’endormir avec du spray. Il s’est planqué, en fait il est là mais tu ne le vois pas ; ils ne piquent pas tous et de toute façon c’est pas mortel. Les fourmis rouges c’est nouveau, elles attaquent, elles te mangent et ça fait des plaques enflammées. Elles doivent se dire : qu’est-ce qu’elle est bonne elle ! Et elles appellent les copines.
Je dors plus de la nuit. La main s’est réveillée, ensuite les jambes. Il faut désinfecter. Il faut continuer avec les huiles, ça va dégonfler. On leur a fait peur hier. La pharmacienne a dit de mettre de la craie, de faire un barrage avec de la craie, ça les arrête. Elles sont féroces. Le scorpion a fait une apparition remarquée mais on ne l’a pas encore revu. Le nid dehors c’est des guêpes maçonnes, c’est pas dangereux, ça pique pas et c’est très joli. Tant qu’il n’y a pas de scolopendre ça va, parce que ça, c’est vraiment dangereux. Les piqures de fourmis, ça va durer quelques jours. Il faut que tu te soignes. T’as l’air complétement abattue. Il faut que tu dormes. Tu ne pourras pas supporter une autre attaque. Elles ont piqué tout le corps et fait des chemins. Elles mangent ton sang.
Il n’y en a pas qu’une il y en a plusieurs, s’il y en a une isolée, c’est qu’elle est paumée, il y a aussi les éclaireuses, dont le travail est de toujours être en avance ; c’est comme une armée. L’essence, les huiles, ça les empêche de passer et ça calme. On va faire un chemin autour du lit pour les empêcher de monter. Là il y en a une. Attends. Regarde ce qu’elle fait, où elle va. Il faut repérer et casser les chemins pour qu’elles comprennent qu’elles ne peuvent plus passer. Il ne faut pas les laisser revenir, casser les autoroutes, elles essaient, il faut maintenir la pression. Il fait chaud, il va faire très chaud aujourd’hui. Là ça va pas. Je me suis abîmé les yeux. Les mains, les bras, les jambes, les pieds, le dos, il y en a partout, sur les paupières, sur le visage, elles n’ont pas épargné le visage. Il faut un produit, téléphone à la pharmacie, demande-lui si elle trouve des granulés pour ne pas se faire piquer, ça donne une odeur au sang.
J’ai ces migraines ophtalmiques depuis quelques jours : tu parles avec quelqu’un et tu ne vois pas la moitié de son visage. Vous voulez goûter les olives ? Celles-ci sont natures, prenez les natures, c’est les meilleures, et goûtez les aubergines, c’est fait maison, ou plutôt la purée, c’est plus frais, vous aimez ? Les tomates, elles sont d’ici, venez, vous allez goûter les olives, viens, goûte les olives, celles-ci, elles sont assaisonnées maison, c’est encore meilleur, goûte ! La vendeuse a réussi à m’isoler, elle t’a éloignée et je me suis fait complétement arnaquer. Les petits poissons ne sont pas frais et ils ont une drôle d’odeur. J’ai pas mangé de viande ni de poisson depuis le XXième : indicial. Ce gâteau, je le trouve bizarre, on dirait qu’il est mort, il doit avoir au moins deux cents ans, les fruits sur la mousse sont étranges, on arrive pas à savoir s’ils sont congelés. Ils sont embaumés, et la génoise doit être passée, elle n’a pas de goût, c’est comme une éponge. C’est quoi cet embouteillage, le bus a une heure de retard, il y a un attentat ? Ça doit être pour la commémoration de la libération de la Côte d’Azur ; le 23 août 1945, jusqu’en 1940 il y avait des phoques ici, les phoques moines. Ça va ils nous laissent passer, ils vont juste contrôler le sac de palmes. Cache les oursins, je les ai pêchés ce matin, tu plonges sous l’eau et tu les décolles, il faut prendre uniquement les oursins qui ont un petit chapeau, ils se mettent des décorations dans les épines, c’est très joli, les autres tu les relances à la mer. Les épines bougent encore, regarde dans ta main, cette étoile sombre, tu la vois partir, elle coule, elle devient terne. Ça y est, regarde t’as changé de couleur. On a changé mais on dit rien.