Entretien avec Women’s History Museum

— Ada O’Higgins

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Interview de Women’s History Museum

Publié initialement dans Dis magazine: http://dismagazine.com/dystopia/78009/womens-history-museum/ –  mis en ligne le 14/09/2015

Le « museum » était à l’origine un temple, un édifice qui abritait des offrandes destinés aux déesses. Mais, colonisés par le regard masculin, les musées contemporains sont des lieux conçus pour abriter les artefacts d’une civilisation masculine élitiste, des endroits de fétichisation, d’admiration béate et de violence, tout ce à quoi les femmes et leurs corps sont soumises régulièrement.

La marque Women’s History Museum  (WHM) est un paradoxe : une histoire de la femme écrite par Amanda McGowan et Rivkah Barringer, assistés par une équipe tournante de collaborateurs. Ce sont les artistes Misty Pollen et Shahan Assadourian qui ont respectivement réalisé les prises de vue et la conception du premier lookbook de WHM, dans une voiture de location, conduite jusqu’à un terrain abandonné du Queens, NY.

Avec sa déconstruction des tissus, l’utilisation de ballons d’exercice en plastique, de peaux, de tatouages temporaires et de soie calcinée entre autres divers  matériaux, WHM est une expérimentation qui prend des vestiges carbonisés de l’identité féminine et les transforme en un testament de créativité et de pouvoir discrédités.

J’ai rencontré Amanda et Rivkah dans leur atelier et nous avons discuté de la scène de la mode new yorkaise, de l’humour et des artefacts de seconde main. Le duo de designers aborde également les paradoxes de leur médium : concernant la fondation de WHM, Amanda se souvient : « On se sentait simultanément aliénés et attirés par tout un tas de choses qui se passaient à New York. On essayait de trouver notre propre  relation à cet environnement. On la cherche toujours. D’une certaine façon,  la mode va à l’encontre des individus  que nous sommes, sur le plan de la morale. »

Ada O’Higgins : En effet, la mode est un espace où le pastiche et le collage sont nécessaires au processus créatif, et où les notions de bien et de mal sont souvent confondues. Pensez-vous que la mode soit un espace qui échappe à l’éthique et à la moralité ?

Amanda McGowan : On a hésité longtemps à se lancer dans la mode d’une manière ou d’une autre parce qu’on n’était pas certains de pouvoir travailler dans ce domaine d’un point de vue éthique et social. Les designers condensent la culture et en sortent du neuf mais cela peut poser problème. Ils font des professions de foi mais qui sont souvent prudentes et sans danger : un ourlet non fini par ci et un mannequin androgyne par là et c’est tout. La mode est une grande plateforme qui touche un nombre incommensurable de gens, mais la manière cool l’emporte souvent sur le fait d’avoir une conscience. Mais je crois qu’aujourd’hui  les consommateurs sur Internet peuvent demander des comptes aux designers, à un petit degré.

Ceci dit, nous ne pensons pas être exemptés de toute critique. Lorsque je fais une création, j’essaye toujours de penser à sa représentation. Utiliser le corps des autres est déjà, en soi, de l’exploitation. Dès que l’on met sa pièce de vêtement sur le corps de quelqu’un, on l’utilise pour son propre compte. La plupart des modèles que nous employons participent au projet. Nous considérons les modèles comme des collaborateurs.

AO : Quelles sont vos références, en matière de mode ou autres ?

AM : Pour la dernière collection, nous avons discuté de l’image numérique et de sa circulation. Souvent, dans une petite image Instagram, on ne comprend pas bien de quoi il s’agit. On voit quelqu’un qui porte un vêtement, mais celui-ci, tout en étant séduisant et excitant, est presque incompréhensible. On a voulu jouer avec cette idée, qu’un vêtement puisse paraître aussi abstrait.

On a également été inspirés par le livre de Grisélidis Réal, The Little Black Book (Carnet de bal d’une courtisane, Paris, Verticales 2005), sous titré en anglais (traduction Ariana Reines) « Days and Nights of an Anarchist Whore » ; c’est le journal d’une travailleuse du sexe en Suisse. L’auteure intercède en faveur des travailleuses du sexe dans leur lutte pour être reconnues dans les années 1970. Elle était consciente politiquement, vivant sa profession sans aucun complexe et très drôle, ce que j’admire.

Rivkah Barringer : Je suis obsédé par les costumes historiques et les femmes qui les portent. Cela m’inspire de regarder ces vêtements, et l’émotion dont ils sont imprégnés. J’adore penser aux femmes avant l’avènement des mouvements féministes et réfléchir à cette sorte de subjectivité perdue.

AO : La mode peut discuter de tous les sujets, depuis la beauté jusqu’à l’identité et la politique, mais peut-elle se remettre en cause ? D’aucuns ont pensé que le manque d’auto réflexivité de la mode était une des raisons de sa superficialité présumée.

RB : Je crois que la mode a un potentiel de subversion inexploité, mais elle a rarement essayé de s’extirper des systèmes hiérarchiques oppressifs. Ce qui me pousse est le fait qu’elle soit traditionnellement le site de la consommation et de la créativité pour  les gens d’expérience féminine, ce qui est la raison pour laquelle la mode est en général méprisée pour frivolité. Mais la mode n’est ni plus ni moins frivole que n’importe quel autre comportement social. C’est la convention sociale la plus répandue. Elle est tellement liée à nos corps et à nos expériences de vie, elle est d’ordre à la fois utilitaire et fantastique. Il y a là des intersections et des opportunités infinies d’engagement critique.

AM : L’humour et la mise à l’écart de la réalité ont été des éléments cruciaux dans la mode, bien plus que le fait d’affronter la réalité.  Les designers et les créateurs ont trouvé un réconfort dans cette communauté. Mais la mode est une industrie basée sur l’image. Il peut y avoir des entretiens mais à la fin de la journée on ne parle plus que de l’image de marque. La responsabilité en jeu n’est pas la même que celle engagée pour un artiste visuel. Le privilège intellectuel domine le monde de l’art, tandis que la mode a toujours été eu cette part de fantasme, et l’humour y est très important.

Le titre est une authentique plaisanterie

AO : Qu’en est-il financièrement, concernant le lancement de votre propre ligne ? De nombreuses plateformes encensent des jeunes designers moins connus sans parler de la réalité du combat financier engagé.

RB : On travaille tous les deux à plein temps et on ne peut compter que sur nous  financièrement, donc  c’est dur. En même temps, on bénéficie d’un certain niveau de vie confortable, ce qui nous permet de continuer. Nous n’avons pas de visées commerciales pour WHM. Au train où vont les choses aujourd’hui, les designers sont obligés de s’endetter pour vendre des vêtements. Et ils n’ont aucun contrôle sur la manière dont les revendeurs utilisent leurs pièces. Ce qui m’intéresse le plus c’est de faire des vêtements, et voir des gens les porter, pas de vendre. Ce côté intime devrait  apporter de la force.

AO : Il y a un aspect problématique du musée dans la manière dont il sort des objets de leur contexte originel et les fétichise. En tant que marque de mode, comment vous situez-vous par rapport au musée en tant qu’institution, quel est le sens de ce format d’exposition (et est-ce que par hasard il aurait un lien avec Instagram) ?

RB : Le titre est une authentique plaisanterie. C’est ma seule façon de répondre à cela. Nous créons une institution alternative. J’ai toujours adoré les musées, mais ce sont des lieux immoraux, pleins d’élitismes et de recels. Ce sont les sites exemplaires du colonialisme nimbé de sainteté et de sacré. Nous sommes bien conscients des relations fétichistes aux objets dans les musées occidentaux. Mais on se moque aussi de cela, en jouant avec cette obsession d’archivage de la mode et du monde de l’art.

Il s’agit de  créer un environnement alternatif, un diorama qui va au-delà des simples objets. Un container d’idées, un domaine. Un musée.

AM : Pendant nos années de discussion, on a voulu désespérément créer un espace idéal pour les gens et pour nous-mêmes. On est fascinés par les vêtements et les objets et on voulait créer un espace pour parler de ça, d’une manière qui ne nuirait pas aux autres. Il s’agit de créer un environnement alternatif, un diorama qui va au-delà des simples objets. Un container d’idées, un domaine. Un musée.

AO : Il me semble que la mode est une forme d’art où les gens sont moins préoccupés de leur propriété concernant une idée ou une revendication de quelque chose qui leur soit propre.  Pourtant cette idée est terriblement fondamentale pour l’idée du musée, et de l’idéal occidental de l’artiste génie masculin. Que pensez-vous de cela ?

RB : Notre collaboration est toujours un combat parce que nous sommes tous les deux des personnes très obstinées et résolues. L’idée du génie particulier est quelque chose que nous combattons toujours. C’est un idéal machiste et dépassé que je ne veux pas perpétuer. On doit toujours négocier entre nos iconographies personnelles et la marque. On s’intéresse beaucoup au collage et au quilting, ce sont des moyens de renforcer nos idées par la collision.

La manière spéciale dont nous travaillons est enracinée dans la politique féministe.  L’acte de création, qui inclut le collage, la manipulation, le pastiche, et d’autres formes revendiquées par les femmes artistes est cathartique pour moi. Cela ne me semble pas routinier, mais plutôt fertile, débordant d’idées. L’acte de malmener des vêtements et leur en rajouter est une manière d’insister sur la paternité de chaque pièce.

AO : Les codes et les signes de la mode et des vêtements parlent autant aux gens qui nous entourent que le langage que nous utilisons. Mais nos vêtements ont été créés au préalable et nous ont été vendus ; ils peuvent sembler moins manipulables que le langage.  Que pensez-vous des possibilités et des limites du langage de la mode pour construire une identité ?

Ce que les femmes portent peut combattre les codes des attentes, parce qu’on ne peut pas vraiment échapper à sa personnification à la fin de la journée.

AM : L’argent  et le privilège sont toujours un problème. En grandissant je me suis procuré des quantités de vêtements de seconde main. L’idée d’avoir quelque chose qui  n’est pas la plus belle pièce ni la plus nouvelle, mais que vous pouvez utiliser à toutes fins utiles était très  excitant. Avoir quelque chose déjà usé le rendait moins précieux et plus malléable. Je me confectionnais des tops en  patchworks bizarres avec des restes de tissus et même de vieux sous-vêtements (ce qui était mon secret), ou en coupant carrément n’importe quelle partie du vêtement que j’aimais (par exemple les manches), et je ne portais que cela.

C’est l’une des raisons qui fait que nous ne faisons pas de vêtements vierges (intacts..). Il y a quelque chose de libérateur dans un vêtement déjà sali, il est prêt à recevoir des touches plus personnelles.

Je pense toujours que le vêtement peut être une forme de résistance. Le shopping dans les friperies et sur Internet donne accès aux vêtements à diverses catégories de gens. En suivant  ces pistes, presque tout le monde peut avoir une pièce de styliste, ce qui brouille la conscience de classe et les divisions sociales.

Malheureusement, vous pouvez avoir un engagement créatif très fécond avec vos vêtements et ils ne seront pas vus de la manière que vous vouliez par la personne de la rue.  Vous n’avez pas de contrôle sur ce qu’on projette sur vous. Pour les femmes, plus spécialement pour les trans-sexuelles et les personnes non conformes au genre en général, notre habillement peut pousser au harcèlement et à la violence. Donc il y a quelques limites et des risques à exprimer sa personnalité à travers la mode. S’habiller comme on veut reste un acte de rébellion pour certains. Je pense qu’il est nécessaire et courageux pour les femmes de jouer avec les rôles imposés par la société, et assumer notre propre pouvoir.

Ce que les femmes portent peut combattre les codes des attentes, parce qu’on ne peut pas vraiment échapper à sa personnification en fin de compte.