« Je crois qu’il est temps de s’interrompre… »

— Olivier Zahm

Publié pour la première fois dans Purple Prose, nº11, 1996

 

« Je crois qu’il est temps de s’interrompre… Le moment est venu d’interrompre la terreur théorique. C’est une très grosse affaire que nous allons avoir sur les bras pour un long moment », ajoutait Lyotard en 1971 dans les premières lignes d’un essai[1]. Nous en sommes toujours là. Le désir de nouveauté, le désir de faire génération, ou de marquer son moment, continue dans la critique d’art, au moins en France, de se traduire par une position de contrôle et d’autorité sur la situation artistique, au nom de la théorie.

Pourquoi ne pas reconnaître le fait que la critique d’art dans les années 1990 n’a pas su trouver son vocabulaire, un style et une position théorique originales et débarrassés de toute libido de pouvoir. Pourquoi ne pas dire que la plupart du temps, elle ne propose en guise d’analyse qu’un grossier transfert de concepts, empruntés selon les besoins à Foucault, Deleuze, Maffesoli pour ne citer qu’eux. C’est d’autant plus regrettable qu’il est vrai aussi que les intellectuels ont délaissé la scène de l’art contemporain, qu’ils n’y voient plus aucun enjeu digne d’intérêt. Ce qui du même coup laisse libre champs à de pseudo-conceptualisations par les critiques qui entendent bien profiter de ce vide, et le combler à coup de déclarations péremptoires et gênantes. On peut regretter cet état de fait (peut-être très français), mais on ne voit guère comment on pourrait l’attribuer comme le fait un critique à un quelconque « deficit théorique », quand il s’agit précisément du contraire. À savoir d’une utilisation abusive de la théorie pour marquer son petit territoire critique et cela par simple transfert ou pillage de concepts. Ce texte introductif à l’exposition Traffic[2], formatage de la situation artistique actuelle proposé en termes d’« esthétique de la relation » et d’« espace temps relationnel », n’est qu’un simple glissement des analyses du présent social de Michel Maffesoli dans le champ de l’art contemporain (sans même le citer). En regrettant que ce sociologue de talent n’ai pas écrit le texte lui-même. On est bien d’accord avec un autre critique qui, sur un ton plus préremptoire encore, annonce qu’il est temps d’« abandonner les discours, de considérer les actes ». Mais qui ce faisant renoue avec le temps des manifestes à coups de cyber-concepts incongrus pour École des Beaux-Arts. À force de vouloir couper court aux médiations théoriques et revendiquer une théorisation sans référent, en prise directe avec l’art des années 1990 (louable souci), ce critique a tout simplement disjoncté[3]. Comme le titre de l’article l’indique, faire de la théorie ainsi, même sans filet, c’est continuer à faire du terrorisme, version « action directe[4] », sans mobile, sans raison, dans le vide. Par simple nostalgie révolutionnaire, punk ou prolétarienne comme on voudra.

Pendant ce temps, les tenants du discours des années 1970 s’amusent. Ils continuent à monopoliser le discours, confortés dans leurs conviction que tout cela est vide de sens, confus et superficiel. Le dernier article de Baudrillard, pour qui l’on fantasmait encore dans une certaine proximité avec la scène contemporaine, est très clair sur ce point. Nous sommes tous nuls. « Toute la duplicité de l’art contemporain est là : revendiquer la nullité, l’insignifiance, le non-sens, viser la nullité alors qu’on est déjà nul[5]. » Quand la théorie postmarxiste, critique et désabusée rejoint le café du commerce, il faut s’interrompre. Baudrillard dit tout haut, avec une vulgarité éblouissante, ce que les milieux intellectuels pensent en silence. La chose est entendue. Après, qui pourra contester les lectures tronquées de l’art des années 1990, par un magazine comme Artpress, prolongement de ce poujadisme théorique informulé, mais prêt à toutes les deformations de ce que nous sommes. Pour mémoire les campagnes sur six mois contre L’Hiver de l’amour par exemple. Ou plus récemment un papier sur François Roche, qui réduit son travail à une critique paysagiste du formalisme moderniste, en éradiquant toute portée sociale et politique de cette architecture contextuelle[6]. C’est le traitement que l’on nous réserve, parce que nous n’avons pas su articuler (théoriquement) notre rejet de la théorie et de la pensée critique postmarxiste dont Baudrillard est l’ultime avatar dégénéré. Autant s’interrompre. Il faut refuser de participer à la perversité de ce système qui nous méprise.

Quand tout le monde s’accorde à reconnaître que l’art n’adopte plus une position frontale et conflictuelle (au sens postmarxiste) avec son temps, on ne voit pas pourquoi la critique ne changerait pas d’attitude. Quand on s’entend sur la fait que l’art agit en surface et en rhizomes, par extensions et interférences, par création de relations, de proximités, d’alliances inattendues… on se demande par quel effet du sort la critique d’art échapperait à cette mise à plat. Si l’art des années 1990 ne procède plus en violentes découpes verticales, mais par lignes extensives et intensives, transversales, je ne m’explique pas comment la critique d’art peut toujours opérer selon une verticalité théorique, à coups de conceptualisation surplombantes. Si le modèle du cinéma a eu tant de succès dans le discours critique du début des années 1990, c’est parce que le cinéma fonctionne concrètement depuis longtemps à l’horizontal. Non par ruptures, mais en relation multiples avec l’industrie, les média, les techniques et modes de représentation. La mode aujourd’hui a tendance à remplacer le modèle cinématographique, parce qu’elle aussi fonctionne avec de multiples contraintes, au plus près du corps, sans faire de révolution, mais par négociations, déplacements, relectures. On ne voit pas pourquoi la critique d’art, qui parle si bien de mutations et de transformations, échapperait à ce qu’elle annonce.

Horizontalité / verticalité : c’est une question d’attitude. Une question de style aussi. La critique continue à se dresser sur un marche pied, à hauteur (théorique) de l’époque, alors que cette même époque est un champ d’expansion, d’interférences et d’ouverture maximum. Dans son obsession à vouloir faire « époque », ou faire « génération », à coup de concepts d’emprunt, elle ne fait rien d’autre que sans cesse faire le point. Peut-être est-ce un travers national. Comme le disait Deleuze : « Les Français sont trop humains, trop historiques, trop soucieux d’avenir et de passé. Ils passent leur temps à faire le point. Ils ne savent pas devenir[7]. » La critique d’art m’apparaît toujours comme un cadastre, un système de points et de positions, quand on attend du mouvement (non un « mouvement »). La critique d’art, c’est justement l’occasion de sortir de la théorie de l’art, de rencontrer et d’interférer avec l’art, c’est-à-dire de trouver une position et un style.  C’est générer des interférences, non additionner des références. « Les concepts, disait Deleuze, ce sont exactement comme des sons, des couleurs ou des images, ce sont des intensités qui vous conviennent ou non, qui passent ou ne passent pas[8]. »

Je ne pense, je n’existe que si j’intercepte. Je ne suis pas en position d’autorité ou de supériorité analytique. Je n’intercepte que si je traverse une multiplicité de réseaux que je constitue en partie par mon interférence, qui me renvoie à moi-même, et le long desquels, je rencontre une variété de messages, d’idées, d’activités à écouter, à amplifier, à prolonger. Je ne suis pas autre chose que cette manière d’intervenir et d’être comme interférence. Et cela ne se situe pas hors du champ théorique, mais dans sa sortie, à sa périphérie, là où justement les concepts rencontrent une zone incertaine de brouillage et de mise à l’épreuve et qui force la théorie à se défaire de son usage abusif du langage (comme instrument de domination ou de contrôle). Cela ne veut pas dire faire un procès à la théorie, et ne pas voir les liens que l’art développe avec la pensée dans ses émergences les plus contemporaines. Au contraire. Mais c’est trouver la bonne distance, la bonne position à l’égard de la théorie pour que s’établisse un réel rapport à l’art, seule chose qui finalement légitime la position du critique (la réalité relationnelle autant que conceptuelle de sa position). Quand on énonce la fin des  référents et systèmes interprétatifs, il faut donc interférer. Savoir interférer. L’interférence, c’est la nature même de ce magazine. Purple Prose a sans doute une pleine valeur critique, dans son ensemble, dans ses intersections, dans ses assemblages et ses collisions. C’est une manière, à plusieurs, à trente ou quarante personnes par numéro interposé, de sortir de la critique. De quitter la théorie, pour la confronter à son dehors, à ce qui l’assaille de toute part et l’agite en autant de perturbations ou de légèretés.

L’interférence n’est pas un effet de mode, c’est une théorie du temps, une théorie stylistique et ludique du temps opportun. C’est une manière de produire de l’actualité. Mais une actualité sans évènement, sans l’annonce d’un nouveau mouvement ou d’une nouvelle période de l’art. Une critique d’art, privée de fondement philosophique, en même temps que libre d’utiliser tous les débris des méta-récits modernistes, n’annonce pas la nouveauté, elle fait actualité. Elle produit des collisions, des rapprochements, des échanges, sans position surplombante, par assemblages empiriques et sensibles. Des interférences, non de nouvelles définitions ou de nouvelles périodes.

Une critique qui fasse interférer l’espace de l’art avec le temps de la culture, le temps du corps, le temps de l’économie, du désir et des images. Une critique de l’actualité, une actualité critique n’est pas un énième énoncé (autoritaire / artificiel) du nouveau, c’est l’activité et la vitalité du présent. C’est ce qui se passe quand on fabrique un magazine. On interfère, par le filtre temporel d’un portrait diffracté de soi et de son moment. Filtre éphémère, mais bien réel. Sans prétention à faire date, mais qui peut servir de calendrier.

  1. [1] Jean-François Lyotard, Rudiments Païens, Paris, Christian Bourgeois, coll. 10/18, 1977.
  2. [2] Nicolas Bourriaud, « Introduction à l’esthétique relationnelle », dans cat. Traffic, Bordeaux, CAPC, 1996.
  3. [3] Frank Perrin, « Actions Directes, Notes pour un Manifeste Mutationnel », Blocnotes,nº 12, avril 1996.
  4. [4] Ibid.
  5. [5] Jean Baudrillard,  « Le Complot de l’Art », Libération, 20 mai 1996.
  6. [6] Artpress, nº212, avril 1996.
  7. [7] Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996.
  8. [8] Ibid.