Sur l’exposition de David Douard, Innerspace : Jean Comandon/David Douard

— Benjamin Thorel


Exposition

David Douard, Innerspace : Jean Comandon / David Douard
Bétonsalon, Paris
15 février – 24 mars 2012



Start, 2011, détail

Il y a dans l’exposition de David Douard Innerspace plusieurs faux départs. Le titre, qui renvoie au film de Joe Dante où un Dennis Quaid miniaturisé explorait de l’intérieur les mystères de l’organisme. Le charme désuet de l’imagerie des documents et films de Jean Comandon (1877-1970), pionnier du cinéma scientifique, éparpillés dans l’installation de Douard – la présentation des archives de Comandon étant une figure imposée par le lieu d’exposition. L’atmosphère de désordre adolescent entre écrans, appareils de projection, enchevêtrements de câbles, poufs informes, sofa. Ou encore, la sophistication agressive des portraits de personnages virtuels affichés aux murs, ou de certaines sculptures éminemment sexualisées. Enfin, le paysage bizarre qui procède des associations ambiguës du végétal et du minéral, du métal et du plastique, de l’électronique et de silhouettes humaines.

Toutes ces tonalités, ces impressions indiquent combien le travail de Douard se déploie par états – états de conscience, émotions –, par stimulations et appels à l’attention – dans la profusion d’éléments, on est sans cesse distrait par le lancement d’un film ou d’une piste sonore, aussi bien que par des détails aussi incongrus qu’elliptiques, chaussures, casquette virtuelle, banc vide, paquets de céréales, etc. – par échos formels, mais aussi par nappes – l’espace est partitionné par des tapis, ou des volumes simples, mais reste fluide, la répétition et la diffusion de motifs et de figures assurant comme une continuité. Le parcours est dense, évoque une demeure, mais aussi une fantasmagorie construite comme un lieu d’expérience : dans cet espace clos, Douard se concentre sur le potentiel expressif et métaphorique des formes, les hybride et les met en mouvement. Aux objets trouvés, outils ou instruments sont ainsi attribués de nouvelles fonctions, d’autres activités, comme ces journaux en boule qui deviennent digestion, ou ces nombreuses tiges métalliques qui évoquent des présences silencieuses. De simples signes se muent en organismes instables et mouvants, à mesure que David Douard sature l’espace, quitte à basculer dans le récit.

Le répertoire d’images et de signes repris par Douard permet ainsi de mettre en place un glissement des significations, et de mettre en évidence des connexions souterraines entre des « ordres » a priori différents. L’œuvre Blue, par exemple, consiste en une présentation du film Blue, de Derek Jarman, sur un écran plat, posé sur un équipement de bureau standard encombré de fils, devant lequel se trouve une paire de chaussures de sport informellement recouvertes de plâtre. L’installation souligne comment, de la bande-son mixant voix enregistrées et morceaux de musique électronique, à la plénitude virtuelle de l’écran bleu, l’émotion du récit-testament de Jarman dépend de la constitution d’une entité synthétique. Ailleurs, les premières minutes du Mysterious skin de Gregg Araki – un visage d’enfant en extase sous une pluie de céréales multicolores filmé au ralenti – sont projetées depuis le ventre d’un couple de sculptures qui abritent aussi des boîtes de corn-flakes. S’appuyant sur la séduction du film et l’anthropomorphisme fruste de structures aux allures domestiques, l’ensemble reproduit une torpeur aux accents comiques, qui s’enlise dans les appareillages autant que dans les matériaux. Plus loin, de petits haut-parleurs sphériques, suspendus de manière suggestive, diffusent faiblement la musique stéréotypée d’un jeu vidéo. Synthétisés dans la matière, les affects semblent corrompre les substances qu’ils traversent, tout en assurant leur réalité sensible – comme si l’opposition habituelle entre la froideur des réseaux et la chaleur obsolète des organismes cédait devant la réalité de leur superposition et de leur équivalence motrice.

Le prétexte Comandon permet à Douard d’élaborer le scénario de cette confusion. Plutôt que de piocher dans la réserve d’images du cinéaste, l’artiste esquisse un avatar contemporain de ses recherches, accumulant sur Internet les indices d’un projet de caméra microscopique appliqué à un iPhone, qu’il illustre de tirages couleur et d’un intitulé aberrant, « True Vision Ltd. » Le dispositif en question se focaliserait sur la peau, surface ambivalente qui est l’un des motifs clés de l’exposition. Qu’elle soit comme ici un objet à scruter, qu’elle rime ailleurs avec un écran ou soit explicitement évoquée par le revêtement d’un volume, la peau, interface par excellence, devient chez Douard le théâtre d’événements tant physiques que vibratiles ou psychiques. Son rendu digital, par définition lisse et « parfait », en fait dans un premier temps une surface neutre, renvoyant à une culture de l’écran qui prend pour acquise l’efficacité rutilante du visuel. Ces modélisations, moins uncanny que grotesques, sont en miroir des vitres du lieu d’exposition, où se répète en transparence la figure d’un micro-organisme aux allures de gribouillis. Le parallèle est également provoqué entre le fétichisme de ces surfaces glacées et la pédagogie IIIe République des films de Comandon, où la promotion de l’hygiénisme faite sur un mode cartoonesque devient équivoque. En accumulant les registres contradictoires pour rendre compte d’une même réalité, Douard brouille les oppositions ; à force de faux raccords, le paradoxe chair/écran devient ici une question de fluidité et de santé. Les figures humaines sont renvoyées à leur schématisme et leur maladresse pubescente, tandis que les sculptures prennent des qualités sensuelles, déclinant à l’envi les effets de texture, entre boursouflures, craquèlements et affaissements.

Il ressort de ces confrontations et hybridations une sorte d’« animisme », où, davantage que de transposer l’expression d’émotions dans une forme, ce dont il s’agit est, de manière plus subjective, plus ambiguë, et parfois volontairement gênante, de susciter de la part du spectateur un engagement qui le conduise à reconnaître dans un objet inanimé, dans la complexité d’une surface, ses sentiments. L’« autre » technologique ne s’envisage plus dans une opposition de nature, ou dans une lutte de pouvoir (d’usage), mais comme une position supplémentaire dans un système. Il n’y a pas de romantisme dans la nature, pas plus qu’il n’y a de raison métaphysique aux métaphores proposées dans l’exposition : le rôle herméneutique de cet animisme est d’embrayer sur un réexamen de nos capacités d’agir, de percevoir et de penser nos relations au monde, et, davantage, d’amener à considérer comment nos états sont des objets de la même espèce (de la même origine) que les objets sur lesquels nous les projetons.

Prolifération, saturation, fluidité : le régime de l’exposition est celui du trop-plein, aboutissant sur une économie problématique, irrationnelle. L’hyperconnexion des états de conscience, des émotions, de l’imagination trouble sans cesse les relations entre sujet et objet, comme si, du point de vue de la production, ces positions n’avaient plus d’importance. Dans Innerspace, volumes, sons, images, appendices technologiques, se répandent et se développent sur un mode autonome, organique, sans ordre apparent, ni cause ni impulsion particulière. L’attribution de valeurs est ici suspendue, parce que les éléments sont potentiellement illimités, répétables, autogènes. Ce n’est pas par hasard que les éléments sculpturaux apparaissent comme inachevés, figurant la confusion des règnes : leurs surfaces abîmées évoquent à la fois des terres où couleurs et choses croissent comme sous l’effet d’une « génération spontanée », et des carnations acnéiques, d’où naîtraient sans cesse de nouvelles protubérances hormonales, marques d’émotions trop fortes, trop brusques, de flux d’informations mal digérées, enlisées. À même les sols et les écrans, événements et réseaux se bouclent, leur vitesse présupposée et leur probable apathie. Cette « contre nature » curieusement hospitalière, aussi artificielle et hybride, se place sous le signe du grotesque et du décadent. La productivité mise en scène par Douard est de l’ordre de la dépense, l’imagination saturant la raison économique en court-circuitant le mental et le physique, le désir et sa faillite, la nature et ses artifices.

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