Sur l’ouvrage de Giovanna Zapperi, Carla Lonzi : Un art de la vie, critique d’art et féminisme en Italie 1968-1980 

— Ariane Temkine

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Un cas hétérodoxe de critique féministe du monde de l’art

Giovanna Zapperi, Carla Lonzi : Un art de la vie : critique d’art et féminisme en Italie
Dijon, Les presses du réel, 2018

Avec Carla Lonzi : Un art de la vie : Critique d’art et féminisme en Italie, Les
presses du réel et Christophe Degoutin nous offrent la traduction d’un passionnant
travail de l’historienne d’art Giovanna Zapperi sur la féministe et critique
d’art Carla Lonzi. En 2013 elle avait d’abord dirigé l’édition française d’Autoportrait
de Carla Lonzi, un ouvrage novateur sur les artistes de l’avant-garde
italienne des années 1960. Par le montage d’une série d’entretiens individuels
en dialogue collectif Carla Lonzi rompait avec l’aspect monologique de l’écrit
d’art, et donnait à entendre la voix d’une nouvelle génération d’artistes [1].
Dans son dernier ouvrage, Giovana Zapperi s’est attachée à reconstituer la trajectoire
de vie de Carla Lonzi, apparemment scindée en deux par la découverte
du féminisme qui l’aurait poussée à déserter le monde de l’art.
Carla Lonzi (1931-1982), icône du féminisme italien, est l’autrice de textes
fondamentaux pour le néo-féminisme différentialiste [2],
qui s’affirmait dans l’Italie des années 1970 comme Sputiamo su Hegel (1970),
La donna clitordidae e la donna vaginale (1971), Taci, anzi parla. Diaro di
une femminista (1978), qu’elle publie de façon indépendante avec son collectif
féministe Rivolta Femminile. Méfiante à l’égard des mouvements sociaux et de la
politique au sens large, elle ne s’implique pas dans les mobilisations féministes
de l’époque. Son féminisme prend plutôt la forme d’un positionnement existentiel,
éprouvé au sein d’un groupe de femmes, et appuyé par une activité de théoricienne.
Elle est peu connue à l’étranger en partie du fait de la radicalité de son positionnement
séparatiste, qui refuse toute recherche de reconnaissance par la société patriarcale,
et enserre longtemps la diffusion de ses écrits au seul territoire italien [3].
D’autre part, en Italie même, sa notoriété en tant que féministe a longtemps occulté
son activité de critique d’art, position qu’elle a pourtant exercée pendant dix ans
avec un grand talent comme en témoigne l’inestimable Autoportrait (1969).
En plus du séparatisme et du refoulement de son activité de critique sous celle
de féministe, son hétérodoxie par rapport au « canon » de l’histoire de l’art féministe
tel que fixé en Amérique du Nord, accentue sa méconnaissance à l’étranger. Au contraire
de ses consoeurs qui, outre-Atlantique, militent pour l’inclusion des femmes artistes
et des critiques femmes dans le champ de l’art, Carla Lonzi pose l’incompatibilité
radicale entre le groupe des femmes et le monde de l’art. La culture, comme l’art sont
pour elle des champs structurés par le pouvoir patriarcal où nulle tentative de
réforme n’est possible, ni même souhaitable. Les aménagements ne sont rien
d’autre que des compromissions, et elle éprouve une franche hostilité envers
les femmes artistes ou les artistes féministes, qu’elle accuse d’instrumentaliser
le féminisme pour gagner la reconnaissance des hommes qui seuls fixent
la valeur dans le monde de l’art. Cette position iconoclaste la rend peu lisible,
même dans la perspective d’une histoire de l’art féministe, plutôt orientée vers
une critique interne du champ de l’art, et non vers le désaveu total. Le grand
intérêt du travail de Giovanna Zapperi sur Carla Lonzi réside dans cet effort
de traduction et de diffusion du travail d’une théoricienne féministe radicale,
dans l’extension du spectre complexe qui lie féminisme et monde de l’art.
Récemment redécouverte pour son activité de critique d’art en Italie et
outre-Atlantique, la plupart des études sur Carla Lonzi tendent à reproduire la
fracture de son existence en se concentrant exclusivement, soit sur son activité
de critique d’art, soit sur ses écrits et son positionnement féministes. Activités
idéalement séparées en deux décennies, les années 1960 pour la critique d’art
qui culmine avec la publication d’Autoportrait en 1969, les années 1970 pour
les écrits féministes jusqu’à Vai Pure, Dialogo con Petro Consagra en 1980. Au
contraire, le travail de Giovanna Zapperi sur Carla Lonzi consiste à penser
malgré la fracture les formes de continuité entre ses deux positions, celle de
critique d’art et celle de féministe, et précisément à suivre sa subjectivation
en tant que féministe depuis sa position de critique d’art. Davantage qu’à la
cassure ou à la succession, Giovanna Zapperi s’intéresse au renversement opéré
par Carla Lonzi entre critique d’art et critique féministe de l’art, ce qui offre
un axe novateur pour penser l’organicité des trajectoires féministes. Giovanna
Zapperi à travers un travail de recherche dans des archives éparpillées, reconstitue
la critique du monde de l’art et de la culture effectuée par Carla Lonzi
depuis un « dehors », soit un point de vue féministe séparatiste.
À la recherche des glissements et des continuités, l’ouvrage adopte
une structure chronologique en sept chapitres. L’épilogue est consacré à
l’actualité de Carla Lonzi dans le monde de l’art contemporain
et revient sur l’utilisation de ses écrits par plusieurs femmes artistes
comme le duos Cabello/Carceller, Claire Fontaine, Chiara Fumai, ou
encore Silvia Giambrone. Le livre débute avec l’entrée de Carla Lonzi,
ancienne élève de Roberto Longhi, dans le monde de l’art en tant que
critique après son refus d’une carrière universitaire, et se clôt autour
son dernier livre Vai Pure, dialogo con Pietro Consagra. Plutôt qu’un
dialogue, Vai Pure expose les mésententes existant entre son compagnon
de vingt années le sculpteur Pietro Consagra et elle, confrontation qui
aboutit à leur séparation. Malgré le caractère très intime de cet ouvrage,
il constitue aussi sa plus virulente critique de la structure patriarcale du monde
de l’art. Au travers des reproches fait à son compagnon, elle éclaire le virilisme
des artistes et théorise l’aliénation spécifique des artistes à leur travail. Ainsi
dans l’extinction du registre amoureux, Carla Lonzi analyse la totale subordination
des artistes à la production de leur oeuvre, travaillant sans horaire –
tout le temps –, et motivant tous leur choix à l’aune de leur intérêt, contraintes
subies par les compagnes qui doivent encore soutenir la créativité masculine
par leur écoute, leur encouragement, leur renoncement, leur travail affectif.
Giovanna Zapperi examine aussi comment Carla Lonzi s’est construite
en tant que féministe, avant de rendre sa position publique lors de l’affichage
du Manifeste de Rivolta Femminile dans les rues de Rome et de Milan.
Subjectivation nécessairement antérieure à 1970, « l’année zéro » du néo-féminisme
italien, donc ancrée dans sa décennie de critique d’art. Giovanna Zapperi
éclaire en filigrane les traces de la prise de conscience féministe de Carla Lonzi
par ses écrits critiques, et particulièrement dans le dialogue qui la lie avec son
amie, l’artiste Carla Accardi. Les deux Carla jouant l’une pour l’autre le rôle
de l’interlocutrice privilégiée, de nécessaire témoin validant la réalité de la
structure patriarcale du monde de l’art, et s’encourageant l’une l’autre dans la
reconquête de leur autonomie via la prise de conscience féministe et la constitution
du collectif Rivolta Femminile. Un chapitre est consacré à l’histoire et
au rôle assertif qu’a joué cette amitié féministe dans le devenir féministe de
l’artiste et de la critique, et permet de réinscrire le féminisme dans un toile
complexe de solidarité entre femmes.
Ainsi on comprend sous l’apparente fracture, la centralité du monde de
l’art et des artistes dans l’univers intellectuel de Carla Lonzi. L’art, ses institutions
et ses travailleur.euse.s servent de support critique aux desseins
féministes de Carla Lonzi bien après sa désertion de la critique d’art. La persistance
du lien n’empêche pas la transformation radicale, et sur vingt années,
Giovanna Zapperi nous donne à lire comment le travail théorique féministe de
Carla Lonzi bouleverse sa pensée du monde de l’art. Ainsi, pour Carla Lonzi,
le personnage du critique d’art, d’abord instance exerçant un contrôle autoritaire
sur les artistes et la créativité devient un spectateur instrumentalisé par
l’artiste dans sa course à la reconnaissance. De même l’artiste, figure ultime
du travailleur aliéné en 1980, représentait dans les années 1960 le seul individu
libre et authentique, rescapé de la corruption des rapports sociaux par sa
créativité. Giovanna Zapperi démontre encore la porosité du vocabulaire et
des concepts de l’art moderniste qui infiltre ses écrits féministes. Les thèmes
de l’authenticité, de l’autonomie, de la créativité, mais aussi le problème de la
reconnaissance traversent l’entièreté de l’oeuvre de Carla Lonzi. Pour Giovanna
Zapperi, la totalité du vocabulaire féministe de Carla Lonzi est « hantée » par
l’idéologie moderniste, et elle établit un lien fécond entre la position de l’artiste
moderniste, qui fait abstraction des rapports sociaux et l’idéal lonzien
de la féministe séparatiste, retirée du champ social – patriarcal – dans un
entre-soi féministe. Séparatisme paradoxalement bourgeois chez Carla Lonzi,
du fait de sa dépendance économique à l’égard de son compagnon. Enfin certains
procédés techniques, comme l’enregistrement sur magnétophone et la
transcription, l’attachement à la forme dialogique, tissent des liens discrets
entre Autoportrait et Vai Pure.
Carla Lonzi : un art de la vie : Critique d’art et féminisme en Italie, ouvrage
exigeant nous offre un cas d’étude singulier pour penser la multiplicité des
positionnements féministes en rapport au monde de l’art, du dedans comme
du dehors. La complexité du parcours intellectuel et existentiel de Carla Lonzi,
subtilement retracée par Giovanna Zapperi, donne corps aux réflexions féministes
les plus contemporaines (Living a Feminist Life, Ahmed, 2017) sur les
possibilités restreintes de construction de vies féministes.

En haut : Une fête chez Jacqueline Vodoz à Venise, octobre 1976 (photographie publiée dans La presenza dell’uomo nel femminismo, Milan, Scritti di Rivolta femminile, 1978)

  1. [1] Autoportrait entremêle les voix et les silences d’une dizaine d’artistes : Carla Accardi, Getulio Alviani, Enrico Castellani, Pietro Consagra, Luciano Fabro, Lucio Fontana, Jannis Kounellis, Mario Nigro, Giulio Paolini, Pino Pascali, Mimo Rotella, Salvatore Scarpita, Giulio Turcato, et Cy Twombly…
  2. [2] Différentialiste, pour qualifier un des courants du féminisme en général et du néo-féminisme en particulier, attaché à comprendre et théoriser les différences entre les femmes et les hommes comme une différence des sexes, souvent par une mobilisation d’écrits scientifiques et médicaux, un recours au caractère inné et/ou biologique des différences. Quand les féministes matérialistes inscriraient la production de ces différences dans un cadre économique. Mais bien sûr les différents courants du féminisme sont toujours en dialogue.
  3. [3] Ses écrits féministes ne sont pas traduits en français à l’exception de Crachons sur Hegel. Une révolte féministe, Paris, Eterotopia, 2017.