54, boulevard Raspail

— Stefan Germer

Cet article a été initialement publié en allemand dans le numéro 9 de la revue Texte zur Kunst (mars 1993).

Les échanges théoriques internationaux ont jusqu’ici largement ignoré un groupe d’auteurs français qui s’intéressent aux questions de la représentation du pouvoir et du pouvoir de la représentation, des rapports entre les images et les textes et de l’autoréflexivité des médias visuels. À part une réception ponctuelle en Angleterre, aux USA et aussi en Allemagne, les écrits de Louis Marin, Hubert Damisch, Daniel Arasse et Georges Didi-Huberman sont ignorés et sont restés sans influence sur la critique d’art et l’histoire de l’art. Avec un double inconvénient : alors qu’une forme de réflexion philosophique qui pense le visuel comme critique du discursif a pris ses distances avec l’histoire de l’art et la critique d’art, l’isolement des théoriciens français par rapport au courant principal des échanges internationaux les a conduits à une forme d’autosuffisance intellectuelle qui fait peser un doute sur la pertinence de ses objets. La difficulté de situer ces auteurs commence dès la terminologie employée : le terme de sémiologie s’est imposé de manière générale, sans que cela donne vraiment une idée du travail poursuivi. Je ne suis même pas sûr que l’on doive parler d’un groupe. Les convictions des auteurs pris individuellement diffèrent nettement des unes aux autres, et pour une part elles se contredisent. Ce qui réunit ces auteurs, c’est moins un ensemble théorique commun que leur position dans le champ universitaire. Tous travaillent à l’École des hautes études en sciences sociales, c’est-à-dire : au-dehors de l’hostilité qu’en France, l’histoire de l’art nourrit envers la théorie et le positivisme. Par opposition à cette étroitesse d’esprit, il y a à l’École une sorte de culte du non-disciplinaire. Dans Dissemblance et Figuration, Didi-Huberman argumente cette manière de faire : « Pour y comprendre quelque chose, écrit-il [il faut] penser de telles catégories au contrairede leur acception courante dans le monde actuel des spécialistes de l’art[1]. » La pulsion anti-disciplinaire s’appuie sur la conviction que l’histoire de l’art déplace son objet, qu’elle le réduit à un fragment de savoir discursif, qu’elle ne rend pas justice à sa complexité et à ce que cet objet oppose comme résistance aux tentatives de l’histoire de l’art pour le saisir et l’expliquer. L’histoire de l’art – c’est le reproche de Didi-Huberman – transforme les images en concepts, ou pour être plus exact, occulte tout ce que l’on ne peut pas réduire à des concepts. « Les livres d’histoire de l’art néanmoins savent nous donner l’impression d’un objet véritablement saisi et reconnu sous toutes ses faces […] Notre question est donc celle-ci : quelles obscures ou triomphantes raisons, quelles angoisses mortelles ou quelles exaltations maniaques ont-elles bien pu amener l’histoire de l’art à l’adoption d’un tel ton, d’une telle rhétorique de la certitude[2] ? » À l’École, on contrecarre cette rhétorique de la certitude par un intérêt pour les phénomènes visuels qui ne se laissent pas réduire à un concept. Ce qui sert de guide, c’est la conviction que le texte et l’image représentent des ordres de signes différents, et que l’on ne peut pas simplement et sans reste passer de l’un à l’autre. C’est pourquoi l’on concentre souvent son intérêt sur des aspects qui, dans une perspective universitaire, paraissent secondaires, voire insignifiants, mais qui dans l’analyse des sémiologues se révèlent symptomatiques parce qu’ils mettent en question, minent ou liquident les systèmes de représentation et de signes. Le credo des sémiologues, c’est que douter de la représentation est inhérent à la représentation. Hubert Damisch l’a montré en prenant comme exemple les effets troublants des nuages dans la peinture occidentale[3]. Didi-Huberman l’a montré à partir de la fonction que remplissent les parties non figuratives de la peinture de Fra Angelico[4]. On reprend cette manière pour aborder les œuvres du minimal art[5], surtout pour les œuvres de Tony Smith et de Robert Morris. Didi-Huberman commence par l’impression de « présence[6] », que les minimalistes tenaient pour la qualité particulière de leurs œuvres, et Michael Fried – leur critique le plus acéré – pour la marque de leur théâtralité avide d’attention. Didi-Huberman ne se range ni à l’avis des artistes, ni à celui du critique, mais démontre dans un long parcours intellectuel, partant du « fort-da » de Freud pour arriver à Derrida, en passant par les images dialectiques de Benjamin, que dans la sculpture minimaliste, il ne s’agit pas de présence, mais des traces d’une disparition du sujet, et de la représentation inquiétante du retour de ce qui a disparu[7]. La thèse n’est ni étonnante ni remarquablement neuve à la grande époque du minimalisme, Rosalind Krauss et Annette Michelson avaient déjà énoncé le même postulat, et mis en évidence la supériorité particulière des œuvres minimalistes sur la tradition des sculptures européennes, fondée sur l’effet de présence. Même si Didi-Huberman donne beaucoup d’arguments de manière plus exhaustive, qu’il les enracine de manière plus complète dans l’histoire des idées, et qu’il les pense jusqu’à leur terme de façon plus conséquente, son passage en force présente les traits d’un donquichottisme intellectuel : il imagine des adversaires où il n’y a que de vieux moulins théoriques. Ses réflexions sur le caractère tautologique de la représentation de la présence (ou de l’immanence de Ad Reinhardt « Art is Art, everything else is everything else ») ont beau être justes, on a beau avoir envie de l’approuver quand il dit qu’il ne peut y avoir de présence pleine (ni dans l’œuvre d’art ni nulle part ailleurs) parce que celle-ci est toujours traversée par le souvenir, l’absence, le refoulement et l’oubli, et il reste la question de savoir pourquoi nous devrions, une fois de plus, prendre en compte les courts-circuits théoriques de la fin des années 1960 et du début des années 1970. Le sentiment de frustration avec lequel nous reposons le livre de Didi-Huberman a pour origine qu’il ne parvient pas à rendre plausible la pertinence de son objet. Ou pour être plus exact : qu’il ne pense pas cet objet de manière historique. Le minimal art devient un type idéal construit hors des circonstances de sa constitution et de sa réception. C’est fatal, car Didi-Huberman évite ainsi un détail. La garantie de « présence » des œuvres a été nettement moins philosophique qu’institutionnelle. Il est naïf d’interroger la « présence » sans évoquer le contexte muséal qui a fait de Smith, de Judd et de Morris des artistes importants, et de leurs œuvres, des œuvres « présentes ». Le minimal art – vendu lors de sa naissance comme quintessential American – doit sa survie aux musées allemands. Ce n’est qu’avec sa muséalisation (et avec la spectacularisation croissante de l’activité des musées décrite par Rosalind Krauss dans le numéro 6 de Texte zur Kunst, 1992) que le minimal art est devenu cet objet de réflexion que Didi-Huberman croit trouver en toute simplicité. L’occultation de l’Histoire, le renoncement à une réflexion sur les conditions institutionnelles font partie des faiblesses qui caractérisent les théoriciens dont il est ici question ; il y a dans leurs réflexions une autosatisfaction qui fait étonnamment abstraction du monde réel, et leur capacité à voir les choses en est amoindrie. Le fait que les sémiologues soient isolés des échanges théoriques internationaux est sans doute l’une des raisons de cet écart, mais cela ne peut le justifier complètement. On peut sans doute l’expliquer par les conditions spécifiques dans lesquelles se mène en France le débat sur l’art contemporain. L’effondrement du marché spéculatif dans les années 1980 a définitivement poussé dans les bras de l’État la scène artistique, dont l’organisation était déjà fort étatique – l’existence de l’art contemporain est organisée par l’État –, cela ne résout pas la question de sa pertinence, mais reporte cette résolution sine die. En conséquence de quoi, les débats sur l’art contemporain manquent d’acuité et de thématique. À titre de compensation, on se dispute à propos du retour du religieux dans l’art, ou bien l’on prête l’oreille à un réactionnaire qui peut écrire dans Le Monde que Andy Warhol est un corrupteur de la jeunesse, une affirmation à laquelle, naturellement, le public réagit vivement… On n’a plus qu’à espérer que le récent surgissement de publications nouvelles, et que la création fébrile de revues, de Documents à Purple Prose en passant par Bloc-Notes,  ramène le débat dans la réalité.

 Traduit de l’allemand par Gérard Briche

  1. [1] Georges Didi-Huberman, Fra Angelico. Dissemblance et Figuration, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1995, p. 10.
  2. [2] Georges Didi-Huberman, Devant l’image. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, Paris, Les Éditions de Minuit, coll.  « Critique », 1990, p. 11.
  3. [3] Hubert Damisch, Théorie du nuage. Pour une histoire de la peinture, Paris, Seuil, 1972.
  4. [4] Georges Didi-Huberman, Fra Angelico. Dissemblance et Figuration, op. cit.
  5. [5] Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Les Éditions de Minuit, coll.  « Critique », 1992.
  6. [6] Ibid., p. 37.
  7. [7] Georges Didi-Huberman, Fra Angelico. Dissemblance et Figuration, op. cit., p. 68.
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(ENG) Haacke, Broodthaers, Beuys in May N°1