L’affect impersonnel. Sur l’exposition de Anne Imhof à la galerie Deborah Schamoni, Münich

— Kerstin Stakemeier

Vue d'installation, For Cabinet, for Rage, 2014, huile, charbon, crayon, pastel, acrylique sur soie bourette, 274 x 300 cm

Vue d’installation, For Cabinet, for Rage, 2014,
huile, charbon, crayon, pastel, acrylique sur soie bourette, 274 x 300 cm

Anne Imhof
Galerie Deborah Schamoni, Munich
9 mai – 28 juin, 2014

C’est un esthétisme qui se développe et s’amplifie sans avoir de perspective. Et c’est exactement cela qui rend son expansion encore plus agressive. Il ne se justifie pas en termes de progression. Au moyen de l’art, il se fraye une voie esthétique à travers une forme de vie qui ne garde pas ses distances contemplatives, qui semble au contraire toujours s’approcher un peu trop près, mais sans aucune intention de toucher. L’art d’Anne Imhof, ses dessins, gravures, sculptures, installations et performances, qui se déploient sur les deux étages de la galerie Deborah Schamoni à Munich, de mai à juillet 2014, se prolongeant dans les cages d’escalier et le jardin, exhale une sensation physique, affective, qui transforme tous les sentiments, toutes les émotions, toutes les pensées et tout le langage en affects, en liens somatiques puissants. Un désir qui n’est pas adressé au spectateur, mais qui vise à nourrir sa propre posture pour la dilater. En cela Imhof reproduit d’une certaine façon la même méthode que l’écrivain Kathy Acker ; celle-ci a un jour expliqué qu’elle agençait son écriture comme une forme de « body building », en un processus artistique où le corps dépouille la réalité autant que l’art afin d’en exhumer une autre forme de corps, un autre sexe, une autre posture. Dans le cas de Acker comme dans celui de Imhof, il s’agit d’un esthétisme agressif.

Dans Rage, une performance qui peut durer de deux à quatre heures, et qui fut présentée pour la première fois lors du premier week-end d’ouverture de l’exposition, sept performeurs, dont Imhof elle-même, étaient assis et évoluaient sur le sol de la galerie et dans le jardin ; ils se dirigeaient les uns vers les autres avec des mouvements lents, effectuant une chorégraphie sans spécificité particulière sous une violente lumière jaune, ou bien répétaient en chœur une suite de mots avec des variations. Loin d’être une mise en scène théâtrale, c’était exactement le contraire : les corps traversaient l’espace, mais ils étaient le plus souvent accroupis ; leurs tenues étaient dans le même style mais non des uniformes ; leurs voix étaient distinctes mais neutres et leurs visages restaient en retrait. Ce n’était pas une démonstration, mais les acteurs féminins et masculins, en jeans, Sneakers, et sweat-shirts à capuche, se détournaient de nous pour mieux intensifier leur propre espace dans la pièce. Ils partageaient cette proximité sans contact ce que l’on retrouve dans de nombreuses œuvres sculpturales et graphiques de Imhof dans l’exposition. Des corps construits par des rapprochements forcés, ici associés à un fil de langage symbolique, à des suites de mots, qui réapparaissent dans certains dessins de l’artiste. Ces mots sont répétés sur un mode choral, comme une suite d’incantations chaotiques, qui s’enflamment puis s’apaisent, et qui, là encore, ne s’adressent pas à nous mais s’amplifient par la répétition. Nous pourrions être les objets de cette performance, ses instruments, mais pas ses sujets, ni ses agents. Ceci vaut également pour les performeurs eux-mêmes, ainsi que pour Imhof. Les affects sont personnels, mais pas individuels. La question de l’agencement prend généralement la forme, encore une fois, d’un profond antagonisme corporel dans les œuvres de Imhof. Son « body building » n’est pas un constructivisme, mais une suite de poses esthétiques, des exemples d’expression de relations libidineuses sous-pression qui sont stabilisées dans une solide grammaire performative. Dans Rage, les rapprochements se transforment tout au long de la performance, ils s’intensifient et se dissolvent, en évoquant des structures hiérarchiques, de domination, d’accaparement, de soumission, d’exposition et d’adresse aléatoire, jusqu’à ce que les protagonistes se réunissent à nouveau et adoptent une posture intermédiaire, assis, accroupis, étendus et courbés. Dans Rage, l’agencement est rendu physique plutôt que personnalisé, comme dans la lumière jaune qui pèse lourdement sur le décor, comme dans l’une des incantations formulées par le chœur : « abaissez les horizons, tous les horizons… » Ici, Imhof met en scène une existence partagée mais complétement dénaturée.

Cette sensation d’un agencement qui élabore une construction à partir de relations humaines dénaturées revient dans de nombreuses œuvres de l’exposition, qui a été organisée autour de la performance. Mais la socialité partagée de cette dernière change de nature dans les objets d’art de Imhof : elle est singularisée, brisée, avec des pics de force. Les gravures de Imhof sur Dibond, ses sculptures et ses dessins au crayon, au fusain et au pastel correspondent à la nature de leur marque de fabrication : une grammaire visuelle de meurtrissures, d’égratignures, de trous, de corps morcelés, d’appendices qui apparaissent comme exhumés d’une fissure jusqu’alors implicite dans notre ordre social (qui reprend vie ici, dans une esthétique reconstituée. Les œuvres de Imhof sont physiques sans être expressives, affectives sans être sentimentales. Les langues d’albâtre, de granite et d’argile qui surgissent du sol ou d’un pack de babeurre, ou encore d’une boîte noire, sont coupées de leur fonction de communication et sont ramenées ici à leur état d’organes charnus, offensifs et libidineux. Elles réapparaissent à plusieurs reprises dans l’exposition, à laquelle elles donnent le ton pour les spectateurs, que Imhof ne perd jamais de vue dans l’utilisation de chacun de ses médiums. Ses œuvres les plus picturales, une série de grands panneaux noirs en Dibond, exposés au rez-de-chaussée de la galerie, sont tous gravés d’un dessin délicat à la hauteur du bas ventre, qui évoque ces vandalismes de voitures de luxe et qui pareillement écrase la laque, avec une série de belles lignes ondoyantes sur la surface. Et tout comme les éraflures sur les voitures sont des actions disséminées, leur apparition dans l’espace d’une galerie isole l’élégance qu’elles produisent, le désir qu’elles mettent en jeu, leur teneur libidinale. Leurs titres, Plaisir et Horizon, soulignent et poétisent ici cette allusion.

Ces exemples de brutalités magnifiées reviennent dans de nombreuses œuvres de l’artiste. Cette exposition à la galerie Deborah Schamoni pourrait offrir l’occasion de réinterpréter le discours autour de la disqualification et la réhabilitation des savoir-faire dans l’art contemporain qui a refait surface ces dernières années ; ouvrir le débat sur le fait de savoir si ces pratiques conceptuelles ont fondamentalement déplacé la virtuosité artistique en faveur de la sous-traitance d’une part, et la démystification de l’agencement artistique d’autre part. Parce que les savoir-faire que Imhof semble élaborer dans ses œuvres renouent avec la mystification, mais ce n’est pas l’art qu’ils mystifient, ce sont plutôt des relations sociales sous-culturelles et clandestines. Imhof extirpe la virtuosité des corps, du groupe de performeurs, d’instruments ordinaires comme les brosses à dents, qui apparaissent sous une forme animiste dans ses sculptures, des lanières moins banales, qui occupent ses dessins. Le mysticisme qui en ressort est l’esthétique d’un autre corps, d’une autre sensation de proximité. Encore une fois, le « body building » de Acker vient à l’esprit, des corps construits à partir d’affects qui ne sont pas traduits dans des sentiments identifiés et acceptables, qui ne sont pas jugés socialement « productifs », mais plutôt « antisociaux », comme l’a écrit Lee Edelman[1]. Chez Acker comme chez Imhof, ce sont ces corps qui sont construits et qui sont en expansion. C’est dans ses dessins que cette relation pourrait être la plus drastique, parce que le médium est le plus véritablement artistique, le plus approprié à l’« expression artistique ». Dans une petite pièce au premier étage de la galerie, Imhof a installé le « Cabinet pour Rage ». Il contient cinq palettes de canettes de Red Bull enveloppées de plastique posées sur le sol, à côté d’un dessin diagrammatique sur bourrette de soie qui recouvre tout un mur et qui diffuse les structures de Rage ; sur les deux autres murs sont accrochés deux sculptures, l’une qui ressemble à une agrafe reliant deux petites formes en argile, et l’autre une brosse à dents noircie enveloppée d’acrylique, nommeé Cobra, ainsi que quatre plus petits dessins. L’un de ces dessins spécifie les annotations pour Rage, et les trois autres semblent fouiller plus profondément ses personnages. Sur l’un d’eux, le personnage est étendu, sur l’autre il est accroupi, et sur le troisième deux figures debout se penchent l’une vers l’autre. Ce dernier dessin, de format portrait, encadré, avec un petit moule d’argile attaché et un carré de papier bleu foncé qui obscurcit la vision du haut des corps des deux personnages, montre deux corps féminins élancés. Leurs visages sont cachés par de longs cheveux. Elles portent des lanières et, alors qu’elles semblent se pencher l’une vers l’autre, la sensation de proximité est encore une fois contrariée. Si les corps sont presque identiques et que les dessins se chevauchent en partie, les mains sont retournées. Sur la partie supérieure du dessin, le papier bleu présente une composition mécanique au crayon et au marqueur, qui souligne les figures tout en embrouillant leurs formes par des trous et des élisions. Sur la partie inférieure, une ligne rouge sang a été tracée au marqueur, avec un objet en suspension qui sépare les deux corps. Imhof montre ici une proximité affective qui est intensifiée, non pas par une harmonie absolue, mais par une obstruction. L’intensification d’un point de contact qui a perdu toute banalité. Elle exhume une relation libidinale qui est recomposée par l’accentuation de ses dissemblances. Comme dans le cas de Acker, l’esthétisme de Imhof s’amplifie via par le biais d’une concentration de brutalités et de désidentification, via leur affirmation et leur prolifération artistique affective. Son exposition à la galerie Deborah Schamoni ne nous a donc pas offert une signature artistique expressive et subjectivée mais une puissante structure individuelle de performance, d’objets et de dessins qui propose un esthétisme d’affect extensible à l’infini.

[1] Lee Edelman, No Future: Queer Theory and the Death Drive, Durham, Duke University Press, 2004.