L’art à ses marges : sur l’exposition Les Flammes, L’Âge de la céramique, dernier volet d’une trilogie d’expositions au Musée d’Art Moderne de Paris : conversation avec Anne Dressen

— Benjamin Lignel

Nicki Green, Swaddle 4, 2017, © the artist

Nicki Green, Swaddle 4, 2017, © the artist

Cet entretien porte sur Les Flammes, L’Âge de la céramique, le dernier volet d’une trilogie d’expositions au Musée d’art moderne de Paris (15 octobre 2021 – 6 février 2022), dont la commissaire est Anne Dressen.

Benjamin Lignel : Ta dernière exposition Les Flammes, L’Âge de la céramique vient de fermer ses portes. L’occasion pour nous de revenir sur ce dernier volet de ce qui apparaît aujourd’hui être une trilogie (avec Decorum, Tapis et tapisseries d’artistes et Medusa, Bijoux et tabous), où tu interroges la relation de l’art avec ses « périphéries » : l’art populaire, les arts décoratifs ou extra-occidentaux. Peux-tu, pour commencer, tenter de résumer ton parcours curatorial, et ce qui t’a menée à ce projet ?

Anne Dressen : J’ai d’abord fait des études de littérature, puis d’histoire de l’art à Paris I et à l’École du Louvre avant de finir à NYU (New York University) – des approches complémentaires. Ma recherche de master portait sur l’histoire des espaces alternatifs des années 1950 aux années 1980 à New York. Quand je suis rentrée à Paris, j’ai rejoint le MAM (Musée d’Art Moderne de Paris), ce qui peut surprendre. Cela dit, rétrospectivement, j’ai toujours travaillé sur les marges des frontières de l’art traditionnel : dans le cadre d’expositions monographiques d’artistes méconnues en France comme Carol Rama et Sturtevant, ou d’expositions de groupe… Ma première exposition s’intitulait ainsi Off the record et proposait une compilation de sons d’artistes dans le jardin des Cordeliers. Ensuite, il y eut Playback, autour du clip vidéo. Ces deux propositions présentaient des pièces sonores et des vidéos musicales produites pour, ou inspirées, par la télévision. Je suis donc partie de la culture pop pour aller vers les arts populaires !

BL : Comment ferais-tu la différence ?

AD : La culture pop, c’est le côté spectaculaire, les moyens mis en œuvre, le côté racoleur, souvent capitaliste, mais aussi ce qui vient de la foule. Le mainstream a toujours été dénigré par le musée et les intellectuels, en France spécialement, qui lui vouent une sorte de méfiance et de mépris. Les arts populaires sont plus humbles, mais ça ne veut pas dire qu’ils ont été admis au musée pour autant ! Le musée reste élitiste dans l’âme : il a besoin d’exclure pour exister. Il faut rappeler que la France est restée un pays très centralisé et très vertical. Ce qui me semble intéressant dans cette opposition entre le high and low, c’est de rendre apparent ce jugement de valeur. Cela pourrait être un garant contre le populisme qui menace aujourd’hui les musées. Ce jugement est la résultante du regard, souvent surplombant, des historien.nes, des curateur.rices et des conservateur.rices de musée (cette dénomination en dit long), qui permet in fine de rester entre soi, en veillant à séparer l’art de la vie. Les artistes, par contre, se sont beaucoup intéressé.es aux arts populaires. Ils et elles portent sur le monde un regard plus ouvert et transversal, mais pas nécessairement dupe. Ils et elles aident à penser autrement les frontières et les classifications qui ont été imposées par les institutions.

BL : En 2013, tu conçois une exposition intitulée Decorum.

AD : Decorum portait sur la relation entre l’art et le textile ; elle était transversale et transhistorique, ce qui est le trait commun de la trilogie d’exposition, avec Medusa, sur l’ornement, et Les Flammes, sur la céramique. Decorum comportait des pièces de différentes typologies, anonymes ou signées, du Moyen-Âge à nos jours, relevant du décoratif, de l’architectural, du mobilier ou du sculptural. Le projet d’une trilogie prend forme seulement au moment où j’installe Decorum et que l’idée de Medusa m’apparaît comme une évidence car certain.es artistes avaient produit à la fois des textiles et des bijoux, séduit.es par l’idée de créer des œuvres dans une logique de l’utile, pour mêler l’art et la vie. L’exposition Medusa, à laquelle tu as participé comme expert invité, posait déjà la question de l’ornement abordé comme marqueur d’identité, supports de valeurs et de rituels.

BL : Cela a-t-il été difficile de faire entrer l’artisanat et le décoratif au Musée d’Art Moderne ?

AD : Ce sont vraiment les artistes qui m’ont donné l’envie d’aborder ces questions, invalidant l’idée préconçue selon laquelle un objet fonctionnel ne peut être considéré comme de l’art. Certain.es de ces artistes sont d’ailleurs présent.es dans les trois expositions, à l’instar de Mai-Thu Perret, Nick Mauss, John Armleder, Marc Camille Chaimowicz, Sylvie Auvray, et Daniel Dewar et Gregory Gicquel. Ils et elles m’accompagnent, et nos approches se nourrissent mutuellement. Mes expositions ont proposé des confrontations entre des objets qui ne sont en général pas mis en relation, des objets d’art populaire, décoratif, ou extra-européen, que les artistes ont parfois collectionnés, ou dont ils et elles se sont inspiré.es. J’ai aussi souhaité créer des relations avec des pièces plus anciennes, mais sans principe chronologique, de manière souvent intuitive. J’ai découvert, par exemple, la Nouvelle Tapisserie et les Biennales de Lausanne sans savoir que je renouais avec une histoire oubliée du MAM, celle de son département d’art et de création textile dirigé par Danielle Molinari dans les années 1980. Cette histoire était alors absente des ouvrages sur les chefs-d’œuvre de la collection du musée. Ces trois expositions de groupe sont thématiques, mais pas au sens traditionnel du terme : l’idée est moins de montrer la parenté, la cohérence d’un mouvement temporel, ou d’une zone géographique, que d’essayer de déceler la complexité et les contradictions d’un médium spécifique « mineur » (textile, bijou ou céramique) qui a été dénigré, pour comprendre ce qui a tant gêné, en proposant de regarder les œuvres concernées autrement. La question est alors de se demander pourquoi tous ces médiums ont été exclus ou relégués en périphérie du musée. J’en suis arrivée à la conclusion que la perception de ces médiums est liée à des préjugés qui ont trait au genre, à la classe sociale et à la race ; ils nous obligent à revoir la définition de l’art et l’histoire de la modernité. En effet, les artistes ont souvent adopté ces médiums dans leurs pratiques pour repenser ces catégories. Cette implication, aussi bien sociale que politique, « provoque » l’ordre établi.

BL : Les trois médiums choisis forment des territoires immenses et cela t’a permis d’établir, à l’intérieur de chaque catégorie, des dialogues, et des contrastes.

AD : Effectivement, chaque médium recouvre différents mondes et réalités. Je cherche à remettre en question les habitudes de monstration mais aussi les lectures toutes faites, les a priori, à travers un large spectre d’objets. Ce qui me guide, c’est l’envie de ne jamais imposer une seule vision. Il n’y a pas une trajectoire imposée mais des occasions de se frayer son propre parcours, et permettre, au fil des rencontres, des révélations personnelles.

BL : Parlons justement de rencontres : tu étires la rencontre avec l’objet, à ce qui le précède (la fabrication) et à ce qui le suit (son utilisation). Je pense que ce qui est remarquable dans la trilogie, c’est sa dimension anthropologique. Il ne s’agit pas juste de montrer comment des gens portent des bijoux, utilisent le textile, ou produisent des céramiques, mais de faire allusion à des pratiques sociales. Tu t’écartes donc de la mission du Musée d’Art Moderne, qui se concentre sur l’intention de l’artiste et la rencontre formelle, esthétique et symbolique avec l’œuvre. Tu vas au-delà.

AD : Dans Les Flammes par exemple, la thématique des « techniques » (suivie par les deux autres : « usages » et « messages ») évoque une dimension matérielle, le savoir-faire, mais aussi l’imprévisible et l’inconnu qui font partie intégrante de la fabrication de toute céramique. C’est pour cela que les céramistes placent souvent des grigris (kiln gods) sur leurs fours. Mais il y a aussi une esthétique de l’effondrement programmé. Le « sloppy » est un courant céramique qui cherche l’accident volontaire, qui valorise le difforme. C’est un mouvement de contre-culture comparable aux sculptures textiles du post-minimalisme, souples, avachies, qui étaient un commentaire critique sur l’idée de la masculinité triomphante. La seconde partie portait sur la diversité des « usages » et cherchait à ne pas opposer ce qui est artistique et ce qui est utilitaire, comme c’est trop souvent le cas, dans la culture occidentale – contrairement au Japon par exemple. La thématique des « messages » proposait, de son côté, de repenser l’idée que le décoratif est nécessairement apolitique. Mais la partie sur la « technique » était aussi politique, en posant la question de son omission dans les discours sur l’art et dans l’histoire de l’art. Dans le monde occidental, c’est l’intention de l’œuvre d’art et son sens qui priment sur la matérialité. Dévoiler la manière dont les œuvres sont faites leur retirerait a priori leur force conceptuelle, et leur mystère. Ça touche directement au mythe de l’œuvre transcendantale. Le « manuel » est dévalué, ou considéré comme « sale », pour reprendre Mary Douglas[1] et son livre sur l’idée de « dirt ».

BL : Quand s’opère ce tournant de la séparation des objets en arts « libéraux » et arts « mécaniques » ou mineurs ?

AD : C’est un long processus. Mais la distinction entre arts libéraux et mécaniques remonte à une période entre la Renaissance, quand le dessin est reconnu comme une cosa mentale, et le XVIIIe siècle. Cela explique cette opposition et cette hiérarchisation entre les objets dits fonctionnels, les objets d’art décoratifs (ou l’artisanat d’art) et les œuvres d’art (que l’on pourrait appeler les « objets d’art » !). L’ouvrage de Richard Sennett[2]The Craftman, traduit en français par Ce que sait la main, montre l’aberration de cette distinction entre le corps et l’esprit, l’intellect et le manuel. Tout est beaucoup plus intrinsèquement lié, et informé l’un par l’autre.

BL : Peux-tu expliquer le titre que tu as choisi : Les Flammes, et son sous-titre L’Âge de la céramique ?

AD : « Les Flammes » renvoie évidemment à une donnée physique, la chaleur qui transforme la terre en céramique. C’est aussi métaphoriquement une forme de passion, d’ardeur qui peut renvoyer à l’engagement dans le travail de la terre, ce matériau élémentaire, disponible. Cela induit une dimension plus politique, en tout cas une forme de positionnement. Le sous-titre « L’Âge de la céramique » suggère, lui, la manière dont la céramique, comme le tissage, n’a jamais été considérée, du moins par les préhistorien.nes, comme une révolution technologique et culturelle méritant de lui consacrer un « âge » dans le découpage du temps. Je crains que cela ne reflète une lecture erronée, complètement anachronique des préhistorien.nes qui ont associé, inconsciemment peut-être, les premières céramiques au domestique, au culinaire, et donc au féminin, leur accordant finalement moins d’importance qu’à ce qui relevait de la chasse et de la guerre qui correspondent, eux, aux âges de la pierre, du bronze ou du fer.

BL : L’âge de la céramique, n’est-ce pas aussi le moment actuel ?

AD : Oui, c’est finalement l’envie de célébrer cet âge aujourd’hui, à un moment où la céramique semble être plus acceptée, largement adoptée par les artistes, faisant l’objet d’expositions, et devenue une pratique amateure extrêmement répandue.

BL: Est-ce qu’on peut évoquer l’aspect militant de tes expositions ? Dans Les Flammes et dans Medusa, tu fais voir des pratiques qui sont mal vues, que l’Histoire a laissées sur le bas-côté. Tu parles d’arts minorés ou des communautés marginalisées. Peux-tu parler du lien que tu fais entre les deux ?

AD : « Mal vu », c’est ce qui est mal vu, dénigré, perçu comme mauvais genre, qui ne mérite pas de s’y attarder ; mais c’est aussi ce qui n’a pas été bien regardé, ce qui n’a pas été assez vu, ce sur quoi on n’a pas suffisamment passé de temps. C’est parce que cela été minoré que cela a été écarté et invisibilisé des recensions de l’Histoire, des collections des musées d’art. Ce n’est pas un hasard si ces médiums sont liés à des minorités.

BL : Le lien, tu le fais notamment à travers la dimension domestique et les activités que l’on appelait des « ouvrages » de dames.

AD : Les ouvrages de dames concernent les travaux d’aiguille, le tissage, la couture, mais aussi, dans une certaine mesure, la poterie amateure, ou la peinture sur porcelaine. On les voit comme des pratiques secondaires, comme des pratiques artistiques qui ne comptent pas, alors qu’elles étaient de véritables moyens de subsistance ; ces travaux pouvaient être réalisés chez soi. Il est intéressant de remarquer qu’au cours du XXe siècle certain.es artistes vont, non pas souhaiter s’émanciper de ces médiums, mais au contraire, les revendiquer pour en faire le vecteur d’une émancipation féministe possible. Niki de Saint Phalle, par exemple, fait des bijoux et des parfums, car cela lui permet de financer ses projets de sculptures monumentales. Judy Chicago a travaillé avec toute une équipe de bénévoles pour les broderies et les porcelaines de son grand Dinner party ; dans l’exposition, je la place en relation avec une figure beaucoup moins connue de La Borne, Marie Talbot, qui est une vraie « ovni » à son époque, dans les années 1840 : issue d’une famille de potiers, elle était, en tant que femme, cantonnée au rôle d’anseuse (pour des pichets et des cruches, et d’autres objets utilitaires). Or, ses Femmes fontaines sont de vraies sculptures figuratives, et dérogent complètement au rôle assigné à ses pairs… Dans l’exposition, je fais aussi allusion aux médaillons de femmes historiques réalisées par le couple JJ Lerat en 1950 sur la façade d’un lycée de jeunes-filles à Bourges, mais aussi au service d’assiettes The Famous Women Dinner Service de Vanessa Bell et Duncan Grant, vingt ans auparavant, à Charleston en Angleterre. De nombreuses céramistes femmes vont s’emparer de ce médium au XXe siècle. Pour moi, ça rejoint aussi la manière dont certaines insultes racistes où homophobes ont pu finalement faire l’objet d’une réappropriation par les communautés qui en ont été les victimes pour devenir des sujets de fierté. Dans les communautés queer actuelles, on remarque que la céramique est très souvent plébiscitée. Est-ce en raison de son côté prosaïque, « terre à terre », ou kitsch, qui peut heurter le bon goût avec son imperfection intrinsèque, et ses accidents de cuisson, qui dérogent et jouent avec une vision normée de la forme ? Ce médium, qui n’est pas du côté du pouvoir, représente une sorte de contre-culture, une contre-esthétique possible. Il a aussi une vertu thérapeutique : manipuler la terre soigne, apaise, en permettant de construire, déconstruire, reconstruire. Ainsi, Ehren Tool organise des workshops de poterie dans toute l’Amérique pour d’anciens vétérans traumatisés par la guerre.

BL : En fait, tu dis à la fois qu’il y a quelque chose dans la matérialité de la céramique qui rentre en phase avec un projet esthétique queer et que cet art mineur s’accorde avec une manière de revendiquer une différence, d’occuper la marge volontairement pour résister aux formes d’oppression ou de suppression dont ces communautés sont victimes. Et ainsi défendre la céramique, c’est une forme de résistance. Ce que tu dis là, ce lien que tu fais, je pense qu’il y a peu de gens qui le font en France. J’ai vu plus de curateur.rices ou d’artistes aux États-Unis revendiquer effectivement ce trait d’équivalence entre art minoré et communauté marginale, faisant de cette revendication une identité et déclarant : « Queer is Folk and Craft is Queer. »

AD : C’est vrai que cette corrélation revêt une forme d’évidence pour moi.

BL : Parlons justement de ta méthode et de la part qu’occupe la collaboration et l’intuition dans ta démarche. Tu as parlé du rôle des artistes, dont certain.es vont t’inspirer pour tes projets, par leurs œuvres, vos échanges, et qui interviennent souvent du côté de la scénographie par exemple. Il y a aussi des « conseiller.es » et des « expert.es scientifiques et techniques » dont tu t’entoures pour travailler et cerner avec toi différents aspects d’un sujet très vaste pour chaque exposition.

AD : Oui, parce que je ne suis spécialiste d’aucun de ces trois champs. Même si j’ai étudié l’histoire de l’art dans une approche encyclopédique et généraliste, je ne me sens pas spécialiste, et je suis heureuse de ne pas l’être. Je pense que ça me permet de regarder de manière un peu moins partisane, et plus contemporaine, des pièces plus anciennes et de mettre en relation différents univers. Si je venais du milieu de la céramique contemporaine ou de faïences hispano-mauresques, je n’aurais certainement pas fait la même exposition.

BL : Comment te prépares-tu ? Certaines découvertes ont-elles changé ta vision initiale de la céramique et quels sont les obstacles que tu as rencontrés en chemin ?

AD : J’ai fait plusieurs voyages de préparation entre 2018 et 2019, trois ans avant l’exposition, qui ont été tout à fait décisifs. L’œuvre de Nicki Green, c’est à Pittsburgh que je l’ai découverte, au NCECA, avec Namita Wiggers qui avait dirigé un temps le Contemporary Craft Museum à Portland. J’ai aussi eu la chance de visiter plusieurs villages Pueblos amérindiens au Nouveau-Mexique ; avant ça, j’ai effectué un voyage déterminant au Japon, sur les traces du Mingei, cette philosophie qui loge la beauté dans l’utile. Je suis aussi allée en Italie à Albisola, voir la Casa Jorn. Et puis, entre les différents confinements, j’ai fait beaucoup de voyages en France, entre Saint-Amand-en-Puisaye, La Borne, Vallauris, et Cluny pour voir Jean Girel. Ce sont des lieux qui renvoient tous à une histoire spécifique de la céramique, avec des traditions qui subsistent encore aujourd’hui. Mais le plus important reste toujours de visiter les réserves des musées : faire l’expérience de rencontres avec des œuvres, parfois complètement accidentelles et inespérées. Certaines sont devenues mes pièces fétiches de l’exposition, comme ce pot à pinceau chinois de la fin du XVIIIe qui a l’air d’avoir été sprayé dans les années 1980. C’est typiquement un objet que j’ai tout de suite voulu emprunter : il relève presque du « plagiat par anticipation » (un sujet d’exposition en soi, que j’aimerais bien présenter un jour), qui déroge à la chronologie officielle et attendue. L’abstraction n’est pas nécessairement une invention européenne du début du XXe et il est fondamental de porter un regard moins eurocentré sur l’art.

BL : C’est comme si tu restituais au public, des apprentissages, des moments de découverte qui te permettent aussi de structurer l’exposition. Le pot à pinceau était placé à côté d’un vase plus classique qui s’intitule 1000 fleurs.

AD : Oui, dans les réserves, les pièces n’étaient pas rangées au même endroit, mais les deux sont chinoises, contemporaines l’une de l’autre, de mêmes coloris… Ailleurs, j’ai plutôt associé des pièces distantes dans le temps et dans l’espace pour montrer des formes de survivance, que ce soit par coïncidence ou sous influence. J’ai ainsi placé un Souvenir du « Déjeuner en fourrure » de Meret Oppenheim, l’une des icônes du surréalisme, près d’un bol chinois Song à l’émail dit « effet fourrure de lièvre ». Les transferts culturels dans l’histoire de la céramique sont nombreux, et j’ai voulu montrer le néo-japonisme ou néo-orientalisme de la céramique, flagrant si l’on regarde la pratique d’atelier de poterie (studio pottery) occidentale depuis les années 1950.

Anonyme (Jingdezhen, Chine), vase 1000 fleurs, Qing dynasty (1644 - 1911), règne Qianlong (1736 - 1795), Musée national d'art asiatique Guimet, Paris

Anonyme (Jingdezhen, Chine), vase 1000 fleurs, Qing dynasty (1644 – 1911), règne Qianlong (1736 – 1795), Musée national d’art asiatique Guimet, Paris

BL : Ta manière de créer « des passerelles » ou « des résonances » revient à considérer l’œuvre non pas de façon autonome mais en relation avec d’autres. Ça contredit l’idée d’autonomie, l’un des grands principes du modernisme. J’ai l’impression que ton choix de l’artisanat et du décoratif est aussi une manière de faire se rencontrer des œuvres en se rapprochant de ce qui se passe dans l’espace domestique.

AD : Je m’intéresse à des propositions qui inventent d’autres manières d’exposer en dehors du white cube muséal, mais aussi aux artistes de la critique institutionnelle qui dévoilent le contexte de la monstration : comme Fred Wilson, et son geste simple d’intervertir deux objets en ferronnerie (un élément d’argenterie et un joug d’esclave) de deux vitrines de la Maryland Historical Society en 1992, que tout rapprochait en matière de médium et de dates, et surtout dans les liens de causes à effets (la traite négrière comme production de richesse extrême que le musée séparait à dessein) ; ce projet était très justement intitulé « Mining the museum » (Miner le musée). Ou encore Louise Lawler, qui fait des gros plans photographiques sur des rencontres impromptues d’objets (un Pollock et une soupière de Limoges), de celles qu’on trouve dans un intérieur de collectionneur. Dans un atelier d’artiste, il n’y jamais un tableau ou une sculpture isolée, mais toujours la présence d’autres objets, d’outils, de tests, de photos, de cartes postales.

BL : La scénographie occupe une place capitale dans ta redéfinition de l’exposition.

AD : Oui, dans toutes mes expositions, il y a une attention portée à la mise en scène, et à l’artifice que le display muséographique impliqueCette abstraction du contexte, cette sacralisation, n’est ni neutre, ni objective, et s’accompagne d’une injonction implicite à adopter un comportement particulier : chuchoter et garder une distance, ne pas toucher… autant de marques de déférence à témoigner face à l’œuvre. Le white cube agit sur l’œuvre et sur le visiteur ! Mais cette convention est récente. Dans Decorum, j’ai eu le plaisir de travailler avec Marc Camille Chaimowicz. Il a placé des socles volontairement asymétriques avec des couleurs, des motifs partout, des tapis sur lesquels on pouvait s’asseoir ou même marcher ; il y avait aussi une compilation de musiques d’ameublement à la Satie, conçue par Jean-Philippe Antoine… Dans Medusa, j’ai cherché à évoquer la présence du corps (avec un miroir peint de Nick Mauss, mais aussi des mannequins d’Atelier EB, ou encore des photos d’objets portés dans différents contextes). Dans Les Flammes, nous avons décidé, avec l’artiste et conseillère artistique Natsuko Uchino, de mettre des plantes dans certains vases. Même si elles étaient séchées, on laissait entrer un élément organique, généralement interdit au sein du musée… Un ensemble de lampes en céramique était aussi allumé, activant ainsi leur rôle fonctionnel. Autant d’exemples de détournement possibles.

BL : Outre les artistes, y a-t-il des historien.nes et des curateur.rices qui t’ont aidée à réfléchir aux décloisonnements et à la réconciliation dont tu parles ?

AD : Bien sûr, Georges-Henri Rivière qui a pensé et fondé, dès les années 1930, le Musée National des Arts et Traditions Populaires [MNATP]. Un musée pensé et fondé par Georges-Henri Rivière, dès les années 1930, qui est une émanation du Musée de l’Homme. C’était un projet politique inédit qui appliquait une approche inspirée de l’ethnographie à des objets français, faisant preuve d’un regard moins classiste, si l’on considère que les collections de la plupart des grands musées sont en fait les objets provenant de l’élite. En réaction, Rivière a procédé à de nombreuses collectes, mené des études très précises pour recenser à la fois des objets modestes mais aussi la manière dont ces objets étaient faits, afin de les recontextualiser ensuite dans des intérieurs reconstruits, qui avaient un côté théâtral mais sans mannequin.

Ce qui m’a intéressée, ce sont toutes ses vitrines séquencées, cherchant à faire comprendre l’importance de ces objets ordinaires, et à traduire des gestes, et à préserver un savoir-faire et des objets qui étaient en danger de disparition si le musée ne s’étaient pas intéressé à eux. Il était surnommé « le magicien des vitrines ». Ne serait-ce que par le fond noir qu’il utilisait, il créait une forme de théâtralisation et de re-contextualisation qui a complètement révolutionné la manière de penser les musées. Dans Les Flammes, il y avait une vitrine hommage à Rivière intitulée « De la terre au pot », où se déclinaient, un peu comme un storyboard en 3D, toutes les étapes du tournage d’un pot à lait, reconstituée par Natsuko Uchino, pour qui Rivière est aussi une figure majeure, et Marie-Charlotte Calafat, une conservatrice du Mucem (Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée) où les collections du MNATP sont aujourd’hui conservées.

BL : Dès la fin des années 1930, Rivière pressent que si l’on ne préserve pas ces savoir-faire folkloriques et populaires, et si on continue de les opposer à la modernité, on va finir par les oublier. Cette manière-là de penser me rappelle ta façon de créer des dialogues, plutôt que de penser en polarité, en opposition.

AD : Ce qui est intéressant, c’est sa manière de ne pas opposer « nous » et les autres, ou le passé et le présent, mais de voir la diversité, les contrastes au sein d’un même pays. Il a évolué avec son époque, son musée était vivant, il a intègré par la suite des pratiques urbaines contemporaines – le cirque, le skate, le graffiti, etc. – en recourant toujours à des dispositifs de médiation technologiques, sonores notamment. En inventant les vitrines de fil de nylon il s’est imposé comme un artiste, affirmant une grande singularité dans un milieu très normatif, mais sans sacrifier à l’exigence scientifique. Je suis convaincue que ces approches sont non seulement compatibles mais aussi nécessaires au sein des musées.

BL : Ce qui m’amène à la question de ce que l’on a appelé ensemble le « spectatorship », c’est-à-dire les modalités d’interactions qu’encourage une exposition auprès de ses publics : l’exposition peut être plus ou moins didactique ou expérientielle, et les publics à leur tour engagés ou passifs. Comment est-ce que tu conçois la rencontre des spectateurs et spectatrices avec Les Flammes ?

AD : Un espace spécifique d’ateliers pratiques, de démonstration ou d’initiation, permettait de voir le processus de fabrication d’une céramique, en temps réel et au sein des œuvres, ce qui est peu courant. Il y avait aussi plusieurs films qui montraient les conceptions des pièces, pour que ce ne soit pas uniquement une présentation d’objets finis. Et sur les étagères de cet atelier, on voyait des expérimentations d’élèves du programme MAGMA de TALM (les Beaux-Arts du Mans) dirigé par Natsuko Uchino. L’autre projet spécifique à l’exposition était « la vitrine de la collecte », un projet tout à fait expérimental, inédit pour le MAM, plutôt inspiré des musées de société et des éco-musées, qui traitent de questions d’histoire et de société et ont souvent recours à ce principe de contributions extérieures pour constituer leurs collections. Dans Les Flammes, ce projet participatif permettait aux visiteur.euses de déposer pendant toute la durée de l’exposition un objet qu’ils et elles avaient conçu ou avec lequel ils et elles vivaient. In fine, il s’agissait de mélanger des pratiques complètement professionnelles avec des pratiques amateures, ou d’enfants, sans critère de sélection imposé, de manière plus horizontale.

BL : Proposes-tu une forme de regard critique sur l’autorité habituelle du musée et sur les modalités de choix de ce qu’il présente ?

AD : Je m’intéresse aussi aux musées tels que les artistes les ont envisagés, à l’instar du musée sentimental itinérant de Spoerri. Un autre projet de Les Flammes est l’exposition « en valise », inspirée de la Boîte en valise de Duchamp. C’est une valise à tiroir (du type vanity cases) qui contient des objets en céramique, en grès, en terre cuite, en faïence, en porcelaine, chinés aux Puces, ou reconstitués par Natsuko Uchino et Clovis Maillet, comme la Vénus de Dolní Věstonice, qui date de - 29 000 avant notre ère ; ainsi qu’un jeu de cartes encochées, dans le style de celui des Eames, reproduisant des œuvres de l’exposition. Mobile, cette exposition miniature peut sortir du musée pour s’adresser aux publics dits « empêchés » (qui a priori ne viennent pas au musée : qu’il s’agisse de personnes âgées ou hospitalisées, détenues en prison, en situation de handicap). Ce format m’intéresse car il peut faire perdurer l’exposition et l’activer au-delà de sa date de fermeture. Et puis il y a récemment eu le colloque « Céramique et politique » à l’INHA qui a permis de revenir sur plusieurs enjeux de l’exposition avec du recul, quelques mois après sa fermeture.

Vue de l'installation de Natsuko Uchino et Brigitte Penicaud dans l'exposition Les Flammes au Musée d'Art Moderne de Paris, 2021

Vue de l’installation de Natsuko Uchino et Brigitte Penicaud dans l’exposition Les Flammes au Musée d’Art Moderne de Paris, 2021

BL : Parlons maintenant de la réception critique de Les Flammes. Le « grand » public semble avoir vraiment apprécié, ainsi que les artistes. Les retours les plus sévères ont plutôt émané de certain.es critiques d’art et de sociologue ?

AD : Dans artpress[3], il y eut un article sur la perte de repères : sur le fait d’oser accrocher un plat perforé de Fontana à côté d’un égouttoir à fromage du XIXe siècle du Mucem. Cela allait pourtant au-delà d’une simple coïncidence formelle. Le journaliste a oublié de relever qu’il y avait aussi une assiette Mingei à proximité, qui invitait à regarder autrement les objets autour, qu’ils soient artistiques ou populaires. Le Mingei nous invite à percevoir la beauté des objets quotidiens. Le critique semble aussi avoir oublié l’histoire du geste duchampien. Quand Duchamp choisit, comme readymade, le porte-bouteille, il s’agit aussi d’un égouttoir et il joue bien sûr sur la polysémie du terme : il veut violenter le bon goût, l’égoutter, s’en débarrasser… Ailleurs, j’ai décidé de mettre à côté d’un sublime torse de Rodin, l’extrait torride de Ghost (où Demi Moore et Patrick Swayze créent au tour une forme à l’image de leur désir grandissant) car ce film a joué un rôle sociologique important dans la popularisation de la pratique amateure de la céramique. Cet extrait est aussi mythique que mielleux. Dans l’exposition, il y a énormément de pièces céramiques qui, dans leurs textures ou dans leurs représentations, renvoient à la physicalité et à la sensualité du corps, à ses fluides et à ses plaisirs, et plusieurs commentateurs (dans la presse mais aussi sur les réseaux sociaux ou le site Internet du musée) se sont offusqués de leur côté obscène.

BL : Parlons aussi du billet de Nathalie Heinich[4] paru dans la revue Franc-Tireur, qui te reproche de pratiquer un féminisme queer mal placé et qui taxe l’exposition de « woke », lui reprochant d’être inclusive et bien-pensante sur le modèle américain, de reconnaître que l’histoire et surtout l’histoire occidentale s’est constituée selon des structures patriarcales. Finalement, tout ce qu’elle lui reproche sont pour moi des qualités.

AD : Oui, le terme de « wokisme » est utilisé par ces critiques de manière péjorative. Ce qui est en soi paradoxal. Ces nouveaux réactionnaires se réclament des Lumières et pourtant s’élèvent contre l’éveil. Ils militent contre le séparatisme, mais accentuent les divisions. Finalement, cela rappelle que les Lumières ont initié beaucoup d’obscurité, sous couvert de leur allégeance à la raison, et leurs défenseurs ont hérité de certitudes hypocrites, dont on a beaucoup de mal à se défaire, à l’image de notre période actuelle d’extrêmes régressions et contradictions. In fine, ces différentes critiques traduisent vraiment le refus de remettre en question certains statu quo et prennent position pour un maintien des critères et des ordres anciens. On notera d’ailleurs que ce qui a choqué les différents détracteurs de l’exposition relève plus des questions de genre, ou de classe, que des questions post-coloniales.

BL : Il faut reconnaître aux institutions muséales le pouvoir de créer des catégories et d’organiser les choses mais aussi de les déranger. J’ai d’ailleurs envie de me faire l’avocat du diable et de te poser une question : tu interroges les hiérarchies entre bon goût et culture pop ; mais aussi les catégories comme « œuvre d’art » et « ouvrage populaire ». Est-ce que le risque n’est pas d’effacer les distinctions qui existeraient entre art et artisanat ?

AD : Mon objectif n’est pas d’effacer ces distinctions. Ce que j’essaie de montrer, c’est autant la qualité artistique de pièces artisanales que le côté artisanal de certaines pièces artistiques et la force critique de certaines propositions. Je cherche finalement plus à interroger les hiérarchies que les catégories, et à chaque fois je me demande : « Mais qui a vraiment intérêt à garder et à préserver ces structures ? Et qui s’y s’oppose ? ». Et là, ce ne sont pas que les musées, c’est tout un marché, qui sous couvert de défendre des valeurs, protège en fait un système qui n’a pas toujours intérêt à ce changement de paradigme. Effectivement, j’ai dérangé, et je dis « dérangé » en toute conscience : je n’ai pas rangé comme on le fait habituellement, les torchons et les serviettes. À la limite, les défenseurs de la céramique contemporaine veulent bien être associés aux artistes mais pas aux artisan.es, et nous reprochent un « nivellement ». Comme si le fait de regarder avec un œil un peu distant ces différentes formes, revenait à tout niveler vers le bas, alors que c’est juste se demander : « Qu’est-ce qui les sous-tend ? D’où ça vient ? Qui les instruit ? Qui les instrumentalise ? »

BL : « Qui a intérêt ? » est une question cruciale. Ça me fait penser aux musées du XIXsiècle, à l’invitation implicite faite aux bourgeois à participer à l’élaboration du sens des pièces qu’on leur montre et par là, à constituer leurs propres sujectivités uniques. C’est comme ça qu’en parle le sociologue Tony Bennett[5], qui pointe les dimensions hégémoniques du projet muséal…

AD : C’est ça que, justement, je trouve important. En France, depuis la Révolution, les anciennes collections royales appartiennent en théorie au peuple… Neil MacGregor, l’ancien directeur du British Museum, disait que le musée anglais était fondé sur l’idée qu’il appartenait aux citoyen.nes, d’où sa gratuité. Mais on peut se demander de qui il parle : pour tout un pan de la société d’origine immigrée, non européenne, l’histoire, telle qu’elle est contée, ne renvoie à aucune forme d’identification possible, et rien ne raconte leur histoire autrement que sous l’angle de la soumission, ou de la prédation, de trésors de conquête…

BL : Effectivement. L’hégémonie culturelle de la couche supérieure de la population – française ou anglaise – s’exprime dans les institutions, qui nous invitent à croire que les goûts de la noblesse sont un idéal de goût. Cette idée a survécu à la démocratisation de la vie politique et on continue de penser au musée comme arbitre du bon goût. Dans cette perspective, des assiettes cassées, ou un égouttoir à faisselle, ça pose un problème. Ça en pose de multiples. Ce n’est pas qu’une question de hiérarchie. Les accepter, ça revient à se dire : « Tout cet échafaudage, auquel on nous a forcé à croire, est peut-être caduque. »

AD : Cela étant, certains musées changent ! Je rentre de Londres, et dans les collections du British Museum justement, il y a un tout nouveau parcours proposé, sous l’angle LGBTQ+.

BL : Des artistes comme Nicki Green nous invitent à considérer sérieusement le fait que le choix de la céramique, le choix du bijou ou le choix du textile, ce sont en fait des choix éthiques, qui peuvent porter un projet de revendications politiques, sociales, et d’identités de groupe.

AD : C’est vrai que ça me semble important de montrer la dimension politique que ces choix peuvent sous-tendre ; mais dans le même temps, il est tout aussi important de montrer que, quand on dit « politique », ça ne veut pas nécessairement dire « progressiste ». Défendre l’artisanat, et le retour à la terre, peut aussi être un repli autarcique de défense du terroir, et des traditions, et pas seulement un engagement humaniste. Des positions complètement opposées peuvent se retrouver un moment à défendre ce qui a l’air d’être équivalent. C’est ce que j’ai essayé de transposer dans l’exposition en montrant des médaillons à l’effigie du maréchal Pétain.

BL : Forrest Pelsue, qui t’a assistée sur l’exposition, effectue d’ailleurs un beau travail sur la dimension nationaliste de l’artisanat pendant l’Occupation. Pétain sert de trait d’union entre le Rivière d’avant-guerre et le Rivière d’après-guerre. Rivière perçoit la dérive possible du mouvement de défense de l’artisanat : l’attention portée aux traditions françaises mène très directement aux discours pétainistes sur la spécificité du génie français, sur le lien entre terre et culture. C’est intéressant de voir que l’artisanat a pu être le cheval de bataille de mouvements réactionnaires, traditionalistes et racistes, et aussi de mouvements progressistes. Les deux co-existent.

AD : Oui. Et il faut ajouter que Rivière a aussi participé au financement de la mission de Dakar-Djibouti en 1931 pour le musée de l’Homme, en pleine période coloniale. Il faut toujours considérer un contexte plus large. Et aujourd’hui, il ne faut pas sous-estimer non plus le lien de l’artisanat avec le « greenwashing », qui, sous couvert de critique du capitalisme et de la consommation à outrance, est en fait une récupération viciée par le capitalisme d’une certaine idée du craft. Le texte de Jenni Sorkin[6] dans le catalogue Les Flammes le souligne, critiquant l’instrumentalisation de l’idée de bien-être par le recentrement, une forme de marketing actuel qui peut être une forme de manipulation.

BL : Oui, l’objectif est de faire croire qu’on a tous.tes le droit au bonheur – une promesse néolibérale forte –, qu’avec la terre, on va tous.tes aller à la rencontre de nous-mêmes… À propos d’individualisme, je ne pense pas avoir vu des exemples de poteries comme expression d’un travail collectif. L’exposition Les Flammes passe quand même essentiellement par la reconnaissance de l’auteur ou de l’autrice unique, singulier.e. Et je me demande si dans tes questionnements politiques, il ne faudrait pas faire davantage de place, non seulement à l’anonyme, mais aussi au collectif ?

AD : Tu as raison. On pourrait aller plus loin. Mais le terme « anonyme » révèle souvent une certaine paresse de la part des musées. Quand on le connaissait, par exemple pour des pièces faites en manufacture, ou en collaboration, on a mis sur les cartels le nom du décorateur ou de la décoratrice, ou le nom du tourneur ou de la tourneuse. Il y a bien une assiette anonyme d’Extinction Rébellion qui renvoie à un collectif qui cherche à rester anonyme, mais c’est vrai qu’il y avait peu de pièces réalisées de manière collective. Le principe de nommer, de redonner une identité, une existence, ne serait-ce que pour mieux situer, géographiquement, ou avec une date plus précise, est capital. Par exemple, Theaster Gates, cet artiste afro-américain de Chicago, a fait un vrai travail d’historien qu’il a ensuite partagé à l’occasion d’expositions[7], de conférences. Il était à la recherche d’une autre généalogie céramique, non occidentale ou orientale. C’est ainsi qu’il a retrouvé la trace de jarres en grès de David Drake, Dave the Slave, devenu ensuite Dave the Potter, un homme esclavagisé de Caroline du Sud, qui était aussi poète. Dans le catalogue, on reproduit tous les poèmes qu’il a gravés et signés sur des jarres en grès qu’il était forcé de tourner pour ses maîtres successifs dans les années 1840. Rétrospectivement, ce sont des témoignages historiques et artistiques fondamentaux d’une époque dont on a que peu de traces. C’est la voix d’un esclave, d’une force et d’une humanité incroyables. Ces textes sont des marqueurs de résistances, à la fois cryptés, si poétiques, que ses maîtres n’ont pas perçu la force subversive et de rébellion qu’ils véhiculaient.

BL : C’est l’écho d’un travail qui, là encore, est davantage effectué aux États-Unis qu’en Europe. Et que tu vas sûrement poursuivre dans le futur ?

AD : Je veux poursuivre mes recherches autour de ces médiums, qu’il s’agirait maintenant d’entrecroiser davantage les uns avec les autres ; il faut continuer de réécrire – et on est plusieurs à s’y atteler – les canons et les récits consacrés de la modernité. Autrement dit, repenser la manière dont l’art, historiquement, s’est nourri des objets issus du décoratif, de l’artisanat, souvent produits par des femmes, ainsi que des arts des classes populaires, et des productions extra-occidentales. Repenser ces mythes de l’art autonome, qui ont fait leur temps en montrant les objets et les figures manquantes dans l’histoire officielle de l’art. Cela incite à penser un nouveau type de musée. On pourrait l’appeler le musée des « arts pluriels » ou le musée des arts « impliqués » plutôt qu’« appliqués ».

  1. [1] Cf. Mary Douglas, De la souillure : Essais sur les notions de pollution et de tabou, Paris, Éditions de la Découverte, 2005.
  2. [2] Voir Richard Sennett, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Albin Michel, 2010.
  3. [3] Richard Leydier, « Tout a changé, oui et non », artpress, n° 495 (janvier 2022).
  4. [4] Nathalie Heinich, « L’art du micmac woke », Franc-Tireur, n° 8, 5 janvier 2022 [En ligne], https://www.franc-tireur.fr/lart-du-micmac-woke.
  5. [5] Cf. Tony Bennett, The Birth of the Museum: History, Theory, Politics, Londres, New York, Routledge, 1995.
  6. [6] Jenni Sorkin, « Le centrage et le problème du recentrage » dans Anne Dressen (éd.), Les Flammes : l’Âge de la céramique, cat. exp. (Paris, Musée d’Art Moderne de Paris, du 15 octobre 2021 au 6 février 2022), Paris, Paris Musées, 2021, p. 198−199.
  7. [7] Cf. l’exposition To Speculate Darkly: Theaster Gates and Dave the Potter, Milwaukee Art Museum, Milwaukee, 16 avril − 1er août 2010 et Orron Kenyetta, Ethan Lasser, et al., Outlasting Denial: A Case Study in Curatorial Activation around Dave the Potter, Milwaukee, Chipstone Foundation, Green Gallery Press, 2015.