Sur Le Livre d’image de Jean-Luc Godard au Théâtre de Vidy, Lausanne

— Ferdinand Gouzon  

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Jean-Luc Godard, Le Livre d’image, projection-installation
La Passerelle, Théâtre de Vidy
Lausanne, 16 – 30 novembre 2018

A la manière de l’interprétation d’une composition musicale, Jean-Luc Godard a
commencé à expérimenter des dispositifs scéniques pour montrer son dernier film, Le
Livre d’image, d’abord au théâtre du Vidy, à Lausanne, en récréant sa salle de
montage, puis dans un hôtel à Rotterdam, et récemment, dans le cadre du Festival
d’Automne, au théâtre des Amandiers à Nanterre, en investissant tout l’espace, sur
scène et hors scène, avec un corpus d’oeuvres filmiques et sonores. On ne peut s’empêcher
de songer à la distance qui sépare cette présentation dynamique de la rétrospective
organisée par le Centre Pompidou en 2006, qui avait fait l’objet d’une
réappropriation critique et destructive de Godard.

Le film est signé Jean-Luc Godard. Il s’intitule Le Livre d’image, sous-titré
« Image et Parole » – au singulier. La projection a lieu en cette fin novembre
crépusculaire au théâtre de Vidy de Lausanne dont la modernité de métal se
dresse comme une ombre inquiétante aux abords du lac Léman. La nuit, jaunie
par les lueurs pâles des réverbères et mouillée d’une pluie fine, m’escorte
jusqu’à l’entrée du bâtiment dont la durée de vie, lors de sa construction en
1964, ne devait pas dépasser six mois. Un lieu éphémère donc, un lieu qui
défie le temps, précisément choisi par Godard pour montrer son film. L’idée
est de le projeter dans des conditions proches de sa salle de montage située
dans le sous-sol de sa maison de Rolle ; une sorte de « voyage autour de ma
chambre » à la manière de Xavier de Maistre, dont le livre éponyme fut
publié en pleine Révolution française à Lausanne justement. Je vais ainsi avoir
l’insigne privilège d’entrer dans l’espace mental du cinéaste, son laboratoire
secret, la zone grise et idéale dans laquelle il a crée ses derniers films. Sur
les murs de la grande salle de réception, quelques affiches de collages
à la manière des Histoire(s) du cinéma sont épinglées au mur. J’ai à peine le
temps de m’attarder sur les photogrammes et les citations que la petite foule
venue assister au film entre dans le couloir qui mène à la salle de projection.
A côté de l’ouvreuse, une pile de cartes postales éditées pour l’occasion ; j’en
saisis une au passage où je lis cette phrase : « Antiques repères : c’est un
chien qui reconnut Ulysse à son retour d’Odyssée », au-dessus d’une photo
représentant un chien, puis une seconde où apparaît l’ombre du cinéaste avec
chapeau, pardessus et valise sur fond bleu fauve de branches entremêlées. En
avançant, à droite, une photo encadrée dont le verre a été partiellement brisé
de Erich von Stroheim, longue cigarette de luxe à bords dorés aux lèvres et
monocle sur l’oeil, tenue blanche d’apparat à la manière soldatesque : martial.
Et ainsi tout au long du couloir : quelques tableaux modernes, des collages
sommairement fabriqués, beaux en cela, une citation sur une page d’un livre
d’André Bazin sous cadre de bois doré qui apparaît tandis que les autres lignes
ont été rayées : « La perspective fut le péché originel de la peinture occidentale.
Niepce et Lumière en furent les rédempteurs. » Tout cela me ramenant
en anamnèse à ses Voyages en utopie, exposition décisive (et pourtant décriée)
dont le titre aurait dû être Collage(s) de France, qu’il fit au Centre Pompidou
en 2006 où la saturation de signes agissait comme une joie pure que seul l’art,
parfois, est capable d’offrir aux regardeurs. Cette sensation rare de se savoir
exactement au lieu où il faut au moment où il faut, et d’assister à la naissance
d’une forme… d’être au coeur d’une apparition…

Parvenu dans la salle de taille modeste, je découvre le dispositif. Une
grande télévision barre l’accès à l’écran blanc situé sur le mur du fond. Une
simple toile blanche comme un grand linceul tombant en drapés jusqu’au
sol et découpée sur la droite pour laisser place à une porte : issue de secours
vers le monde réel, celui des fausses images et du contrôle spectaculaire de
l’univers, mais aussi la porte permettant à JLG d’entrer ou de sortir de sa
salle de montage, chez lui, à Rolle. Ce sentiment physique se superposant
au sentiment métaphysique et symbolique – qui crée comme un trouble, un
vacillement – est la région centrale de cet espace mis en décor et en projection
par le vidéaste peintre. Il est renforcé par un miroir placé à l’extrême droite
de l’écran de télévision qui reflètera tout au long du film son image ainsi
redoublée ; un écho mental comme l’écume d’une vague, un trouble dans
l’oeil du regardeur car placé de biais de façon à rediriger l’image du film vers
les gradins de spectateurs. Je songe à la phrase de saint Paul dans la Première
épitre aux Corinthiens : « Nous ne voyons maintenant les choses que comme
dans un miroir et sous des images obscures. » L’installation est augmentée de
huit haut-parleurs placés tout autour de la salle et fonctionnant en stéréophonie.
Et puis, une affiche de L’Avventura d’Antonioni ; quatre ou cinq tableaux non
identifiés (à cause de la pénombre et de mon ignorance) posés à même le sol
ou fixés au mur ; un fauteuil de cuir adossé à la grande toile blanche ; des
tapis d’Orient aux couleurs terre de Sienne un peu partout au sol sur lesquels
courent les fils enchevêtrés du matériel technique ; et, devant la télévision,
un tapis de prière sur lequel est posé le livre Images en parole d’Anne-Marie
Miéville (« Moments indicibles, parfums fugitifs d’images, où il s’agirait de
filmer avec des mots ») indiquant le dialogue intellectuel et amoureux qui a
lieu entre elle et lui.

Les spectateurs s’installent en un brouhaha feutré sur des sièges peu
confortables ; je me mets au premier rang pour étaler mes jambes et être face à
la télévision. Place idéale et rêveuse : la foule derrière moi comme une présence
invisible, seulement ressentie ; je n’aime pas la confrontation des regards avant
et après les projections ; la lumière qui se rallume est comme un entremonde
où l’intimité avec le film m’effleure encore et m’éblouit ; au cinéma, j’aime
me sentir seul à plusieurs et je ne retrouve la parole qu’au moment de fouler
l’asphalte, en même temps que revient me hanter la rumeur de la ville et le
souvenir des images et des sons entrevus dans le noir.

Quelques minutes d’attente, puis plongée soudaine au noir et la voix
sépulcrale, tremblante de Godard retentit dans la salle tandis qu’à l’image,
saturée de bleu et de jaune, des mains manipulent de la pellicule au-dessus
d’une table de montage. Les signes sont parmi nous à présent, des bribes
de phrases et de musiques s’arrêtent puis reprennent brusquement, révélant
les images – comme autant d’épiphanies – ou bien s’en désolidarisant de
manière tranchante. Ils viennent de partout, devant derrière sur les côtés, ils
se dédoublent, chargent sabre au clair avec les venimeuses premières notes
de Cossacks Are de Scott Walker et la voix reconnaissable entre toutes de
Pierre Guyotat parlant de peinture. Et puis le timbre de voix de Godard qui
reprend le contrôle des ténèbres, surgissant par-dessus l’écran noir : « Il y a
les cinq doigts de la fée / Ensemble, ils composent la main / la vraie condition
de l’homme / penser avec ses mains. » Ce début de film est extraordinaire, je
reconnais certaines images et certains sons, d’autres non, mais cela n’a aucune
importance. Ils s’enchaînent de façon poétique, comme des enluminures, tout
en dissonances et superpositions quand l’écran, tout à coup, devient noir
puis se ranime d’un seul coup, inondé de couleurs fauves. Façon élégiaque
de souligner que si le cinéma a tout au long de son histoire produit des
millions de fantômes, ici, l’image, en les arrachant à l’oubli, en les ranimant,
leur rendait une force d’apparition. Et qu’ainsi, image et parole, montées
ensemble selon un ordonnancement mystérieux, rendaient leur visage aux
morts, aux vaincus de l’histoire, sursaturés de lumière blanche et de couleurs,
tels des explosantes fixes et convulsives enrubannées de citations énigmatiques.
J’assiste à la résurrection de ces porteurs de lumière menant une guerre sainte
au milieu de paysages infâmes. Les fleuves de sang qui sous-tendent l’image
résonnent alors avec les phrases implacables, violentes, prophétiques de Joseph
de Maistre rappelant au Mal éternel qui hâte depuis la nuit des temps la chute
de tous ces fous de vérité dans la succession implacable des âges.

Il y a dans ce déroulé épique une fluidité, une nervosité qu’il n’y avait pas
dans les Histoire(s) du cinéma. Une vitesse d’apparition et de disparition parfois
autorisée à faire un saut hors de la mélancolie, jusqu’à des rires résonnant dans
la salle lorsque JLG évoque ces « maîtres du monde qui devraient se méfier
de Bécassine parce qu’elle se tait ». Ou, plus tard, dans la partie « Heureuse
Arabie », des femmes esquissant des sourires face aux spectateurs, comme
des étoiles dans la nuit immonde de la guerre. Ce seront alors tentative de
narration piochée dans le livre d’Albert Cossery Une ambition dans le désert,
mais aussi extraits musicaux, bribes de poèmes, fragments de films, images
d’enfants jouant ensemble, libres et fiers, bords de mer comme des paradis
bleus, innocence fracassée par les bruits secs et puissants, m’arrachant à mon
siège, de mitrailleuses et d’explosions, comme pour souligner la vie innommable
faite à ces peuples qui sont pour nous, occidentaux, images déchirantes
d’ailleurs et de lointains. Quel que soit l’angle de regard, celui désuet et charmant
de l’orientalisme, celui destructeur des images de Daesch déferlant sur
nos écrans ou encore celui, partiel, censuré, de nos journaux télévisés, nous
ne parvenons jamais à sortir du cliché concernant l’Orient. Nous n’atteignons
aucune vision vraie de l’enchevêtrement des mille et une histoires qui se trament
là-bas, dans les plis et replis des déserts de sable, au coeur de ces lieux
sacrés qui sont à l’origine de nos croyances et, en conséquence, nous ont donné
au cours de l’histoire une part essentielle de notre âme.

Mais avant ce retour à l’enfance (et à la scène primitive, au crime) de
l’« Heureuse Arabie », une phrase de Rainer Maria Rilke (auteur du Livre
d’images, au pluriel, daté de 1899) annonçait l’acte trois du film : « Ces fleurs
entre les rails, dans le vent confus des voyages. » C’est l’histoire d’un train
filant à toute allure au coeur du temps, incarnation du mouvement, prenant
la forme de tous les trains, traversant tous les paysages, toutes les époques,
qu’ils soient de guerre ou de paix, jusque dans les forêts blanches et silencieuses
des mille voix hurlées de l’Allemagne nazie, mais aussi fonçant dans
le désert égyptien, sillonnant l’Afrique fantôme, rejoignant le terminus Saint-
Pétersbourg depuis Varsovie, attendant dans les nappes de vapeur et les sifflements
la séparation des amants s’embrassant une dernière fois sur le quai de
la gare. Une histoire de tous les trains réels ou rêvés ayant configuré des territoires
d’amour, de fuite et de séparation, une histoire porteuse de vies et de
morts, de ténèbres et de miracles, de désespoir et d’enfance transportant à son
bord les fragments de mémoire et de vie de tout un chacun.

Et à chaque nouvel acte, transparaît cette recherche insensée de la signification
de l’art et de la mort, du déferlement de l’histoire et de la mémoire
retrouvée. Et le film digresse sans fin, comme si le cinéaste remontait le fleuve
du temps à contre-courant, empruntant chacun des affluents jusqu’à sa source,
puis faisant demi-tour, choisissant un nouveau passage, un autre nord-ouest,
la voie droite perdue mais ponctuée de signes saisis au vol comme des lueurs
de sens au milieu des ténèbres ou comme autant de repères temporels qu’une
archéologie singulière parvenait à faire remonter à la surface. Il y a le torrent de
Maistre, la rivière Rilke, l’oasis Cossery, le cours d’eau majestueux Montaigne
et son Esprit des lois qui n’est pourtant pas parvenu à stopper l’horreur de
l’histoire. Pourquoi cela ? Car cet esprit est devenu l’apanage des puissants ;
l’esprit fracturé d’une Europe conçue contre les pauvres gens, une Europe qui
n’a pas les vertus nécessaires et ordonne chaque jour aux massacres économiques.
Une Europe affranchie de toute espérance ou de progrès spirituel. Spectacle
lamentable d’une humanité ne cherchant plus à instruire mais à détruire, et
qui tente d’oublier que toute société est bâtie sur un crime commis en commun pour,
aveuglée, continuer sa marche féroce vers le pire. Ou bien alors, contre cet état
de fait, pensons malgré tout et de toutes nos forces que « les pauvres sauveront
le monde / ils ne demanderont rien en échange / ils feront cette colossale
affaire. » (Georges Bernanos, Les Enfants humiliés, Gallimard, 1949).

Chacun peut ainsi tenter d’atteindre lui-même sa région centrale, celle de
la possibilité d’amour. Comme les amants de la nuit qui se chuchotent les
plus belles phrases du monde à l’abri du bruit et de la fureur. Ainsi, cet enfant
jouant à la roue avec une pellicule de film au bord du désert. Ainsi, la vie
sauvage et sacrée des animaux, nos compagnons les plus fragiles. Mais aussi
la rencontre, le miracle qui « ouvre le temps à l’absence de temps où il n’y a
pas lieu d’attendre » (Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, Gallimard, 1962)
avant que le paradis perdu de l’heureuse Arabie, le monde d’avant la chute,
celui du paysage intérieur, de l’enfance rêvée – car à chacun son royaume –,
ne vienne ou revienne nous hanter et finir le film sur ces harmonies fragiles et
notes bleues qu’il nous revient de défendre car « même si rien ne devait être
comme nous l’avions espéré / cela ne changerait rien à nos espérances / elles
resteraient une utopie nécessaire / et le domaine des espérances serait plus
vaste que de notre temps / de même que le passé était immuable / de même
les espérances resteraient immuables. »

Le film s’éteint sur les cinq doigts de fée d’une main, c’est l’aurore comme
la décrivait Homère, blanche sur fond noir, comme aux premiers temps du
cinéma. Je sors de la salle, une joie infinie monte en moi, silencieux, étourdi
– esbaudi –, comme si m’était apparu un tableau peint de la main de Lorenzo
Monaco, à sa sortie de l’atelier, à Florence, dans les années 1420, juste avant
que l’invention de la perspective ne relègue des siècles durant son art flamboyant
dans les ténèbres du temps.