Trisha Erin

— Cecilia Pavón

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« Trisha Erin » a initialement été publié en espagnol dans le recueil Un pequeño recuento sobre mis faltas (Ediciones Overol, 2015).

« C’est un trou perdu du tiers-monde ! » avait dit T. E. Elle ne me l’a pas dit
à moi, mais j’ai entendu parler de la manière ont elle l’avait dit, contrariée,
à Alexander, le curateur du Musée national des Beaux Arts, celui qui l’avait
invitée à Buenos Aires. Elle portait une robe de Vivienne Westwood qui
reproduisait le dessin du drapeau britannique, même si, en suivant les courbes
du corps, le motif n’était pas évident à reconnaître. Dans ma pochette, j’avais
un poème sur une feuille de papier pliée en quatre, dont le titre était son nom.
Je l’avais écrit comme un genre d’hommage et je pensais le lui donner ce soirlà.
C’était la seule chose que je transportais dans ma pochette, par ailleurs
vide. Voici le poème en question :

Trisha Erin
Parfois la douleur est comme si on vous avait coupé un bras, mais j’ai un millier
de bras, et un millier de jambes, et un millier de coeurs. Je crois que je n’ai
pas fait assez d’efforts dans ma vie, c’est pourquoi je ressens de la douleur. Si
j’étais vraiment solipsiste, quelle raison aurais-je de souffrir ? Je regarderais
la lune et je saurais que la lune c’est moi. La lune ne souffre pas. C’est l’eau
qui souffre. Et je suis l’eau, je suis un château d’eau et mes entrailles sont
éparpillées dans la mer.

Ce soir-là, le musée avait organisé un dîner avec T. E. dans un restaurant péruvien
à Belgrano pour quelques personnalités de la scène locale : critiques, journalistes,
curateurs, galeristes et quelques artistes… Je n’étais invitée que pour
avoir traduit un livre de ses articles, que le curateur et moi avions intitulé
Proximité de l’amour. J’ai appris ensuite qu’elle avait adoré l’idée et le titre. La
seule chose ou presque qu’elle m’a dite quand je l’ai rencontrée brièvement le
soir du vernissage fut : « J’adore le titre. Comment en avez-vous eu l’idée ? »
Je lui ai dit la vérité, que c’était l’une de ses phrases, que je l’avais tirée de
l’un de ses articles où elle parlait de sa mère ; une femme de près de quatrevingts
ans, qui était venue à son atelier et lui avait fait des pancakes. Je crois
que ce sont les seules paroles que nous ayons échangées. C’était dans la cafétéria
à côté du musée, devant un parc, le jour du vernissage de son exposition.
C’était une belle nuit, on sentait que l’été était proche. Je me souviens
qu’il y avait beaucoup de gens entourant T. E. Alex était là, ainsi que Dalia
(mon amie artiste) et plusieurs de ses amies anglaises. Ce fut la seule chose
que j’aie réussi à lui dire, sans terminer ma phrase. Cela ne l’intéressait pas
d’apprendre que le titre était lié à l’amour volcanique que lui portait sa mère
(« volcanique » dans le sens où il est inévitable et qu’il s’épanche comme de
la lave, maintenant que je suis une mère, je peux comprendre cela). Je ne crois
pas que c’était cette sorte d’amour que T. E. attendait dans cette période de
sa vie. L’amour d’une mère n’était pas ce qui correspondait à ce moment de
son existence. Trisha ne pensait qu’à l’amour d’un boyfriend. Et puisqu’elle
était célèbre, elle ne pouvait rien entendre d’autre que son propre désir, que
quelqu’un l’aime de manière romantique et passionnée. Elle a simplement
tourné le dos et s’est mise à parler avec l’une de ses amies qui avait pris l’avion
depuis l’Australie jusqu’à Buenos Aires, uniquement pour assister à son vernissage
(les gens riches ont toujours des amis qui viennent de tous les coins
du monde pour assister à leurs événements importants). Je suis restée là, les
mains dans les poches de ma jupe, avec un pauvre sourire.
Pendant le dîner, Trish (j’avais entendu que ses amies intimes l’appelaient
comme ça) ne semblait pas très bien maîtriser la situation. J’étais placée à
une table assez éloignée de la sienne, avec des artistes de second rang. Ceux en
première ligne, comme Guillermo Kuitca, quelques critiques d’art de périodiques
importants et les deux ou trois mécènes de Buenos Aires partageaient
la sienne. Tout en dînant, je pensais à ma grande déception de cette rencontre
avec elle. À combien j’avais rêvé de ce moment en traduisant ses textes passionnés
et combien elle me paraissait mauvaise, froide et monstrueuse, taxant
Buenos Aires de « trou perdu ». Bon, d’un autre côté, je devais reconnaître
que tous les artistes du XXe siècle s’étaient montrés aussi un peu comme des
monstres. Des monstres hurlant leur difformité au monde entier avec des cris
aigus. Depuis Yves Klein qui trempait les femmes dans de la peinture bleue
jusqu’à Pollock avec ses coulures dégoûtantes et ses éclaboussures, sans parler
de la Française et ses araignées géantes. Et j’allais oublier la Chinoise psychotique
qui voyait des pois rouges dans tout l’espace environnant… ou bien étaitce
une Japonaise ? Quoi qu’il en soit, à un moment de la soirée, Trisha Erin
fit un scandale parce qu’on lui avait servi du saumon fumé et qu’elle y était
allergique. Mortifiée, la chargée des relations publiques du musée est sortie
du restaurant pour pleurer, suivie par le curateur, pour la consoler. Quelques
instants plus tard Trish s’écroulait et s’endormait la tête sur la table.
La soirée avançait et j’avais toujours mon poème dans ma pochette.
Évidemment, je ne me préoccupais plus de le lui donner, la seule chose que
je voulais était que tout cela se termine pour pouvoir rentrer chez moi. J’avais
aussi une autre pensée en tête : combien avais-je dépensé pour cette jupe en
soie de couleur chair et ce chemisier de lin noir pour ce dîner qui finalement
ne menait à rien. En faisant mon shopping j’avais fantasmé sur divers scénarios :
Trisha Erin, fascinée par ma personnalité, m’invitait à passer un mois
ou deux dans sa maison dans le sud de la France, pour que nous écrivions
un roman ensemble ; Trisha Erin était tombée amoureuse de la scène underground
de Buenos Aires, elle décidait d’acheter une galerie sans but commercial,
qu’elle financerait elle-même, dans le quartier de Villa Crespo ; elle me
nommait directrice, avec un salaire mensuel de 5000 £. Et si Trisha Erin tombait
amoureuse de mon ami Javier Barilaro, qu’elle le demande en mariage
et me propose d’être leur témoin ? Deux jours plus tôt j’avais essayé tous les
vêtements d’une boutique de quartier, avant de me décider pour la meilleure
tenue à porter pour cette occasion. J’avais perdu un après-midi entier et j’avais
pris du retard dans ma traduction d’un livre de French Theory. Tout cela en
vain. De plus j’avais opté pour le paiement en plusieurs versements avec ma
carte de crédit. Maintenant, chaque mensualité serait une dose de venin me
rappelant l’amertume de cette soirée.
Alexander venait de temps en temps à notre table, essayant de s’attirer les
bonnes grâces des différents groupes, voulant rester en bons termes avec tout
le monde. A chaque fois que le curateur bougeait, les yeux de l’artiste anglaise
étaient comme deux flèches fixées sur sa nuque. Mais la vérité était que Trisha
était amoureuse d’Alexander, et elle n’était venue à Buenos Aires que dans
l’espoir de passer une nuit torride avec son curateur, dans l’hôtel Four Seasons
de la Recoleta, où elle était descendue. C’était pour cette seule raison qu’elle
avait accepté de venir dans ce pays lointain, triste et gris, sans demander un
sou. Finalement, Alex n’a pas voulu coucher avec elle ; c’est du moins ce qu’il
m’a dit, et je l’ai cru. Même si lui aussi était un personnage assez obscur.
En traduisant le livre, Alexander et moi avions échangé exactement 1436
messages électroniques, selon les statistiques de Gmail. De son iPhone, il
m’envoyait constamment des photos de lui et de Trisha : tous les deux en
train de manger du caviar à Londres, des images paradisiaques d’un voyage
aux Bahamas pour rencontrer je ne sais quel collectionneur, des photos de
lui organisant une exposition de Trisha à Doha, des photos d’un cadeau fait
spécialement pour lui par Trisha : un dessin au crayon où elle avait écrit « Tu
m’aimes comme une étoile lointaine ». Evidemment je répondais à chaque
message, même si je ne comprenais pas bien pourquoi il me les envoyait. Une
pulsion exhibitionniste ? Est-ce que les curateurs, en plus de monter des expositions
dans des musées et des galeries, ont l’envie irrépressible d’exhiber leur
propre vie, comme s’il s’agissait d’une exposition excentrique sur Internet ?
Je suis devenue la voyeuse parfaite, la spectatrice passive qui accepte avec
amour tout ce qu’on lui a demandé de regarder, même si c’est stupide, laid
ou ennuyeux. Pour être au plus près de l’art international, j’ai perdu de précieuses
heures de travail en prêtant attention à chaque message que m’envoyait
Alexander. De plus, j’ai passé beaucoup de temps à chercher la réponse
judicieuse qui le surprendrait, qui le convaincrait que cela valait la peine
d’être mon ami. Je savais qu’il avait étudié les langues mortes à l’université,
et qu’il aimait les poètes latins, je cherchais des citations en latin pour les
incruster dans mes courriers, comme des pierres précieuses, pour l’impressionner
avec ma connaissance du monde antique (même si, en réalité, qui ne
sait pas trouver une citation sur Google ?). Une fois j’ai commencé par un
vers de Catulle : Miser Catulle, desinas ineptire (« Pauvre Catulle, arrête ton
délire »). Avec perversité, il me transférait les messages très osés que Trisha
lui envoyait : « Je parie que tu me baiseras le cul avant que les murs ne soient
peints en bleu de Prusse », et autres choses du même genre.
Je ne sais vraiment pas pourquoi je devais être le témoin de la romance
avortée entre Alex et Trish. Peut-être parce que je suis Argentine, et que, pour
deux personnes du premier monde appartenant à la scène artistique mondiale,
une traductrice argentine est comme une servante noire, à qui vous ne craignez
pas de montrer votre linge sale puisqu’elle n’appartient pas vraiment à la race
humaine. Dans les jours qui ont suivi le dîner, Alexander m’a demandé de l’accompagner
à tous ses rendez-vous avec Trisha. Je pense qu’il faisait cela pour
éviter de coucher avec elle. Ma présence servait de ceinture de chasteté symbolique
contre les pulsions psychotiques incontrôlables de la femme anglaise.
Nous sommes allés au restaurant, chez des millionnaires, nous promener sur
les boulevards, dans des pubs anglais, dans des cafés traditionnels de Buenos
Aires. La situation était toujours plus ou moins la même : Trisha se saoulait et
appelait Alex « Alejandro » (avec la jota manifestement aspirée, comme toute
bonne anglo-saxonne), disant des choses incohérentes qui ressemblaient plus
ou moins à des avances sexuelles. Après quelques heures, le désir se changeait
en haine et elle commençait à l’insulter, jusqu’à ce que l’alcool ne la terrasse et
qu’elle s’endorme dans un fauteuil quelconque à proximité. Alors, on la relevait,
on la soutenait et on la reconduisait à son hôtel.
Mais quelques jours après l’ouverture de l’exposition, la veille du jour
où ils devaient rejoindre tous les deux l’hémisphère nord, Trisha est devenue
carrément violente. Nous étions chez un collectionneur, qui avait organisé
un cocktail. Entre les sculptures grossières de jeunes artistes faites de sacspoubelles
(qui se confondaient avec le noir des plateaux de carpaccio qui circulaient
entre les invités), Trisha concentra tout son désir pour Alex et le fit
passer dans une dernière tentative pour l’amener à coucher avec elle.
« C’est notre dernière nuit à Buenos Aires, tu dois venir avec moi », lui
asséna-t-elle d’un ton péremptoire. Mais, voyant que le curateur n’obéirait pas à
sa demande, elle monta sur une table et se mit à hurler en le montrant du doigt.
« Qui es-tu ? Tu n’es qu’un curateur. Tu n’es rien ; tu n’es rien, tu n’es rien, tu
n’es qu’un curateur – rien ! Tu n’es rien ! ». Et elle répéta cela plus de vingt fois.
Alex restait calme. On fit circuler un plateau plein de grands verres à pied
remplis d’un liquide bleu. Machinalement Trisha se pencha, en saisit un et
l’avala cul sec. L’alcool sucré sembla lui donner un éclair de lucidité avant que
sa conscience ne s’écroule à nouveau et elle reprit :
« Tu n’es rien et je suis une grande artiste. Alors, si tu veux me parler,
fait d’abord une oeuvre d’art et appelle moi ensuite. » Sur ces mots, elle est
descendue de la table, a attrapé son manteau et a dévalé l’escalier en trombe.
Après avoir avalé quelques verres de la boisson bleue pour imiter Trisha,
j’ai vomi à trois reprises dans le taxi qui me ramenait chez moi. Pas dans la
voiture, heureusement. J’ai eu la délicatesse de le faire aux arrêts aux feux
rouges, en me penchant à la portière. Le fait que j’aie vomi après avoir ingurgité
quatre caipirinhas et deux curaçaos bleus n’est pas intéressant en soi, bien
sûr, cela peut arriver à n’importe qui, surtout dans ce genre de situation. Mais,
avec cet acte physiologique, j’ai senti que, une fois pour toute, j’avais laissé derrière
moi le monde glamour et envahissant de l’art contemporain. Un monde
auquel je n’ai jamais vraiment appartenu, et dans lequel j’avais pourtant rêvé
d’entrer pendant quelques mois.
Les gens qui font commerce de l’art échangent leurs âmes contre de
l’argent. Une oeuvre d’art ne peut pas être enfermée dans un manoir. Elle doit
voler librement dans l’atmosphère et laisser une trace dans l’air qui encercle
notre planète. C’est du moins ce que m’ont enseigné mes professeurs.
Trois mois plus tard, j’ai appris sur Internet qu’Alex avait été renvoyé du
musée. Quelques jours après je recevais un e-mail, me disant qu’il avait écrit
son premier poème et qu’il allait me l’envoyer.

Traduit de l’espagnol par Michèle Veubret