Jardin greffé. Sur l’exposition Ton portrait: une rétrospective de Tetsumi Kudo au National Museum of Modern Art, Tokyo

— John Beeson


Exposition

Tetsumi Kudo, Your Portrait : A Tetsumi Kudo Retrospective
The National Museum of Art, Osaka
2 novembre – 19 janvier 2013
The National Museum of Modern Art, Tokyo
4 février – 30 mars 2014
The Aomori Museum of Art
12 avril – 8 juin 2014



Tetsumi Kudo, Quiet Event, Kassel, 1969, happening

Tetsumi Kudo, Quiet Event, Cassel, 1969, happening

Même dans son propre pays au Japon on n’en finit pas de redécouvrir Tetsumi Kudo. Il n’a simplement jamais été solidement inscrit dans les canons de l’avant-garde de l’après-guerre, ni là-bas, ni dans son pays d’adoption en Europe, ni aux États-Unis[1]. D’une certaine façon, l’héritage de Kudo n’est pas différent de celui de Paul Thek (du moins jusqu’à récemment), ou de celui d’Alina Szapocznikow. Leur travail a également beaucoup de choses en commun. Chez les trois artistes, le corps est exposé démembré, en dissolution, enchâssé, remplacé par un sub­stitut. Dans le cas de Kudo, artiste japonais accumulant les paysages dystopiques fluorescents avec de la résine ou des peaux de plastique, les attaques nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki servent naturellement de toile de fond à sa production. Mais, comme il l’a dit un jour, son travail « n’avait pas pour but une simple protestation contre la bombe atomique, mais quelque chose qui montrait l’impasse où en était arrivée l’humanité en Europe[2] ». Son œuvre est le rendu visionnaire d’un monde qui change rapidement, où l’impuissance, la mutation, la mécanisation du corps et du langage et de l’interaction représentent la face cachée de la réalité.

Comme sa contemporaine Yayoi Kusama – ainsi que beaucoup d’autres artistes de l’avant-garde japonaise – Kudo a commencé par faire des peintures dans le courant de l’expressionnisme abstrait. (Comme le groupe Gutaï, il a réalisé des performances à partir de cette pratique. Plus tard, il s’est plus impliqué dans les happenings, en travaillant avec Jean-Jacques Lebel et Ferro – devenu Erró – à Paris au début des années 1960.) Kudo et Kusama ont aussi été abordés, avec Atsuko Tanaka et une trentaine d’autres peintres japonais, par le critique français Michel Tapié, dans Continuité et avant-garde au Japon, de 1961. Dans son article, publié dans le livre de Tapié, Tôre Haga cerne l’art avant-gardiste en se référant à une image d’un sutra bouddhiste du 3e siècle : le filet suspendu au-dessus du palais du dieu Indra. Aussi anachronique que la référence puisse sembler aujourd’hui, sa substance est d’une étonnante pertinence. Comme l’explique Haga « un nombre infini de gemmes cristallines, chacune d’elles fixées à une maille du filet, se reflètent et se pénètrent les unes les autres, de sorte que chaque joyau reflétant tous les autres est lui-même reflété par tous les autres, et ainsi de suite, à l’infini. Donc, une gemme donnée contient en elle-même toutes les autres, auxquelles elle s’inclut elle-même, et elle est en même temps contenue par toutes les autres, elle-même incluse[3]. » En essayant de décrire le treillis complexe, peut-être même fractal des drips de Jackson Pollock – ou des gestes de Mark Tobey, ou de Wols – Haga, sans le savoir, offrait un portrait primitif de la cybernétique, un cadre évocateur pour le travail de Kudo de la fin des années 1960 et des années 1970.

Le catalogue de Your Portrait présente la pièce de Kudo Distribution Map of Impotence and the Appearance of Protective Domes at the Points of Saturation (1961-1962) comme un tournant. L’œuvre remplit une salle de taille moyenne. Elle consiste en un filet tendu au plafond fixé par des phallus noirs, des panneaux perforés qui couvrent les murs également maintenus par des phallus, et deux bouquets de phallus multicolores – dont certains sont enchâssés dans des dômes en plastique transparent – qui s’étalent jusqu’au sol. Dans la version originale de la pièce, des udon sortaient de l’extrémité d’un phallus beaucoup plus gros pour se répandre sur le sol. Kudo avait placé une série d’images au milieu des udon dont des photos d’œuvres de Jackson Pollock et de Jaspers Johns et notamment d’une Target painting. Il est important de signaler que la Target with Plaster Casts de Johns, de 1955, est surmontée de moulages de parties humaines – un visage, un pied, un téton, un pénis – peints de différentes couleurs monochromes et disposés dans des boîtes en bois. Les répliques de parties de corps humain tout comme les boîtes en bois ont été d’importants dispositifs formels dans le travail de Kudo dans les années qui ont suivi.

Il y a beaucoup à dire sur les dispositifs formels utilisés par Kudo. Non seulement ils sont liés à sa philosophie, révélant beaucoup de choses sur elle, mais ils montrent aussi – si ce n’est une preuve de son influence directe – la place centrale qu’il occupe dans l’histoire de l’art contemporain et de l’après-guerre. Dans les mains de Kudo, les moulages et les répliques de parties du corps sont pour la plupart désincarnés, et souvent agrandis. Comme l’a signalé Mike Kelley dans son essai sur Kudo, « Cultivation by Radiation » publié en 2008, les parties du corps sont spécifiquement des organes sensoriels, et, qui plus est, ils ont été enfermés et exposés. Kelley poursuit : « Ces représentations post-nucléaires de l’Homme nouveau[4] sont celles de mutations impuissantes, coupées du corps et de la nature. Elles sont le résultat de transgressions scientifiques et leur survie dépend de la technologie prosthétique[5]. » Par exemple dans l’Amour de Kudo (1964), cette prothèse prend la forme d’un mécanisme où deux têtes hypertrophiées aux lèvres qui se touchent sont agrafées par des fils, ce qui leur permet de transmettre les mots « Je vous aime » en morse. Plus tard, avec la série Cultivation by Radioactivity in the Electronic Circuit (1967-1970), ces prothèses prendront la forme de petits composants électroniques – comme des résistances et transistors – dépassant des soubassements de serres fluorescentes de formes diverses habitées par des organes sensoriels, des plantes et des insectes.

Ces œuvres forment un excellent pendant à la série des Reliquaires technologiques de Paul Thek – de grosses tranches de viande suintantes, des os et de la peau (faite de cire) enfermés dans des caisses de Plexiglas souvent teintes en jaune néon. La Meat Piece with Warhol Brillo Box de Thek (1965), de cette même série, présente également une littéralité d’un aspect important du travail de Kudo. Sa palette technicolor, ses idées d’innovation technologique et ses références aux loisirs et à la consommation populaire (ses premières boîtes en bois étaient peintes à l’extérieur pour évoquer des dés à jouer et renfermaient des emballages d’aliments et de boissons de marques connues) sont des containers pour le cœur battant derrière la pop : des morceaux de viande mécanisés.

En plus des boîtes, des dômes en plastique et des serres en Plexiglas, Kudo a aussi encastré ses narrations matérielles dans des aquariums, des terrariums et des cages à oiseaux (comme dans les magnifiques séries qu’il a souvent appelées Your Portrait, de 1965 jusqu’à 1981), sur des poteaux à la verticale (comme Portrait of Ionesco 1970-1971) et sur des chaises. Dans un groupe d’œuvres montrées lors de son exposition personnelle au Stedelijk Museum en 1972, des lambeaux de peau sont étalés à côté d’énormes têtes sur des chaises longues et des cerveaux hypertrophiés à côté d’un cocon sont appariés avec des morceaux de peau dans des landaus d’enfants. En réalité, les chaises de Kudo sont plus qu’un réceptacle pour des substituts de parties du corps puisqu’elles agissent comme un espace psychique pour le spectateur. On a pu rapprocher cette relation au spectateur de certaines pièces de Isa Genzken, et il semble qu’elle ait beaucoup emprunté à Kudo dans l’un de ses projets, appartenant au Skulptur Projekte Münster 2007. Comme dans Your Portrait May (1966) de Kudo, inclus dans la sélection du Stedelijk, son projet consistait en une installation de plusieurs unités, chacune comprenant plusieurs objets : une chaise, un parapluie et un substitut de partie de corps humain (Genzken avait utilisé des poupées).

Même sans preuves d’influence directe, il est difficile de ne pas considérer Kudo comme un artiste hautement influent, étant donné le nombre d’œuvres de jeunes artistes contemporains qui partagent des similitudes formelles avec son travail. Bien sûr, on ne peut pas négliger le fait qu’ils ont hérité du monde futur que Kudo voyait se profiler. Même si nombre d’expositions récentes ou de textes pourraient être un bon exemple et qu’il serait donc arbitraire d’en choisir un seul, un article récent de Michele D’Aurizio, « Prisoner of Flesh », semble néanmoins parfaitement cerner le travail de Kudo : il y fait référence à l’imagerie cyberpunk, qu’il appelle une « version pop des théories post et trans-humaines les plus osées », et décrit le corps humain comme « le terrain sur lequel l’avenir se jouera : une technologie modifiable, prête à accepter les greffes de software et de hardwarequi stimulent ses capacités physiques et mentales, pour survivre lui-même, devenir plus humain que l’humain[6]. » L’une des préoccupations premières des jeunes artistes, ajoute-t-il, est la relation de pouvoir entre les humains et la technologie. Il prend comme exemple Andrei Koschmieder (dont les travaux sont axés sur la main désincarnée, emblème de l’expérience sensorielle de la technologie de l’écran tactile), Stewart Uoo (dont les cyborgs amputés, post-apocalyptiques, sont suspendus à des poteaux dressés), Nicolas Ceccaldi (qui dans le passé a utilisé des dômes en plastique et des cages à oiseaux extrêmement semblables à ceux de Kudo), et Jana Euler (dont les peintures montrent souvent des organes sensoriels isolés, arrangés selon les impératifs du cadre). Bien qu’elles ne soient pas mentionnées dans son article, certaines installations de Mathis Altmann, des parties du corps fixées mélangées à des déchets ménagers, et les maquettes de paysages de Veit Laurent Kurz montées sur des tables (et garnies de fleurs démesurément hautes) pourraient aussi y figurer.

Après que Kudo a été atteint du cancer qui l’emportera finalement en 1990, il intitula l’une de ses dernières œuvres For the Souls of Young Art Students (1986-1987). À partir de ce moment, son travail avait fondamentalement changé. Il était presque entièrement réduit à du fil tissé, enroulé dans diverses formes organiques – c’est-à-dire abstraites et non corporelles. Il était devenu contemplatif et trans­cendant, l’artiste ayant cessé de repousser les limites de ses arrangements structuraux de formes familières, même si souvent métamorphosées de manière grotesque. Atsuhiko Shima, le curateur à l’origine de la rétrospective et l’auteur de la majorité des textes du catalogue, révèle que ses conversations avec la veuve de l’artiste, Hiroko Kudo, ont énormément contribué à sa compréhension de l’œuvre. C’est en raison de cette contribution, à n’en pas douter, que Shima peut décrire le travail de Kudo en fonction du symbolisme du tricot, où un simple fil est enroulé sur lui-même pour former un lainage. À défaut d’autre chose, ce geste pourrait nous rappeler que – dans le réseau transparent de notre monde aujourd’hui interconnecté – une rétrospective de Kudo au Japon peut laisser une trace ailleurs. Même si son lainage peut présenter d’horribles nœuds ou paraître élimé, notre histoire de l’art est faite d’une seule pièce.

Traduit de l’américain par Michèle Veubret

  1. [1] Cette rétrospective vient à la suite de celle du National Museum of Art, à Osaka, en 1994, d’une exposition personnelle à La Maison rouge, à Paris, en 2007, et d’une rétrospective au Walker Art Center, à Minneapolis, en 2008-2009.
  2. [2] Toshi Ichiyanagi, Tetsumi Kodo, Hayao Kawai, et Yujiro Nakamura, « Expressions of Space And/Or Spaces of Expression », transcription du symposium, Association japonaise pour les études sémiotiques, Gendai Shiso, juillet 1982, p. 101-105, in Atsuhiko Shima et al (ed.), Your Portrait : A Tetsumi Kudo Retrospective, Osaka/Daikin, The National Museum of Art, Foundation for Contemporary Arts, 2013, p. 128.
  3. [3] Michel Tapié et Tôre Haga, Continuité et avant-garde au Japon, Turin, Fratelli Pozzo, 1961, non-paginé.
  4. [4] Référence à l’utopie de la création d’un être humain idéal.
  5. [5] Doryun Chong (éd.), Tetsumi Kudo, Garden of Metamorphosis, Minneapolis, Walker Art Center, 2008, p. 52.
  6. [6] Michele D’Aurizio, « Prisoner of Flesh », in Kaleidoscope, n° 16, automne 2012.