La mode en crise

— Daniel Horn

Givenchy pre-fall 2016

Givenchy pre-fall 2016 collection

En ce moment, malgré tout, l’énergie est au centre de la marque.
(commentaire : archives You Tube sur le défilé de Vetements, automne/hiver 2016/17, mars 2016, Paris)

On a fait grand cas, dernièrement, dans les rubriques mode des journaux et dans la blogosphère, des ruptures, des inquiétudes et des rébellions divulguées dans le monde frénétique et glamour des grandes maisons de couture. Le surmenage et l’exaspération exprimés récemment par des acteurs de l’industrie tels que Raf Simons ou Alexander Wang qui ont quitté brusquement deux des maisons les plus vénérées, abandonnant leurs boulots prestigieux et lucratifs la saison dernière – en raison de surcharge de travail, d’épuisement et/ou de stagnation – semblent cependant arriver curieusement tardivement du point de vue du discours contemporain.

Les conditions alléguées, caractéristiques du travail post-fordiste telles que l’épuisement, l’auto-exploitation, la dépression et le désintérêt, sont celles qui ont nourri des carrières artistiques entières et des positions curatoriales pendant plus d’une décennie ; principalement par un retour à une théorie continentale post-marxiste portant sur le capitalisme avancé et l’aliénation formulée dans les années 1970, qui a resurgi dans les années 2000 et a atteint son apogée dans la crise financière de 2007/2008. Les diagnostics exposés ci-dessus coïncidaient avec la montée de l’art contemporain vers la sphère sociale de son choix de façon descendante, depuis les particuliers les plus fortunés jusqu’aux cadres de plus en plus moyens, avides d’être divertis et assiégés aux foires, aux vernissages et aux biennales par ce que Benjamin Buchloh avait déjà qualifié de Lumpenprolétariat habillé en Prada [1].

Le discours – ou malaise culturel – de l’aliénation du capitalisme avancé et de la complicité incontournable qu’il suscite, qui empiète sur l’autonomie artistique et le sens critique de l’avant-garde, est peut-être logique vu d’une perspective évolutive. Dans ce qui apparaît comme un retard culturel ou un écho, des stylistes comme Raf Simons qui cherchent explicitement à s’ouvrir au monde de l’art contemporain et s’identifier à lui, doivent désormais faire face aux problèmes bien connus qui ont empoisonné la bohème professionnelle pendant des décennies (The Soul at Work, etc.)

Dans la mesure où un certain art contemporain essaie d’atteindre le statut d’institution politique, une certaine haute couture recherchent une authenticité qu’on croyait perdue par un avant-gardisme contemplatif au lieu de donner satisfaction à des actionnaires manipulateurs de chiffres et à une maintenance exigeante, les acheteurs de luxe devenant impatients et pressants face au manque de concordance entre la prolifération des looks indispensables lancés sur Instagram et le concept/business désuet sur lequel fonctionne toujours les maisons de couture, à savoir compter sur un futur saisonnier qui ne permet pas de valider le panier d’achat. 

On va devenir les mastodontes du futur (Rick Owens)

Les marques de luxe qui attirent le grand public, comme Burberry, relativement épargné par la crise d’identité de la mode/art, ont en conséquence annoncé leurs prochaines étapes logiques pour se débarrasser de cette situation intolérable qui entrave la croissance. Non seulement les collections de vêtements homme et femme seront présentées ensemble dans un même défilé mais elles seront aussi disponibles sur le champ pour les acheteurs par un seul toucher de l’écran.

Plutôt curieusement, le genre et la fluidité sexuelle longtemps accréditée par divers camps dans l’industrie de la mode ne correspondent pas à ce stade à plus de produits à distribuer, mais assurent plutôt un effet d’économie et de rationalisation sur les collections, probablement compensé par une concentration sur la segmentation du marché, en ciblant les lignes les plus chères auparavant diversifiées dans les tranches de revenus, ce qui reflète bien l’éclipse et l’effacement continu des classes moyennes et moyennes supérieures des consommateurs/citoyens.

Entre en scène le Fuck You vestiaire du collectif Vetements, qui est un genre de marque anti-marque incitant les fashion victims à lâcher plus de 500 euros pour un hoody qui porte le logo approprié de la marque de sportwear Champion – ironiquement la marque qui a commercialisé la première cette pièce prototype de vêtement de sport – et un petit peu moins pour un T-shirt jaune arborant le logo rouge du groupe de transport mondial DHL.

L’esthétique rassurante et vulgaire du label à la mode semble parfaitement à l’écoute, ou prévisionnelle, – « la mode fait flairer l’actuel », selon les mots de Walter Benjamin – des attitudes populaires de je-m’en-foutiste actuellement en hausse dans les sociétés de consommation des pays développés, lequel s’alimente dans un « trumpisme » confus et détestable aux USA ou dans la xénophobie devenue la nouvelle norme des classes moyennes en Europe, avancée par exemple dans la soi disant « Alternative pour l’Allemagne », faction qui dérange la république anti-accélérationniste de Merkel.

En terminant son défilé avec le top du hit parade de 1990, « More », par le groupe The Sisters of Mercy, le styliste leader de la marque, Demna Gvasalia, a d’abord déclaré vouloir mettre l’accent sur son désir d’une production créative, et bien sûr d’un commerce, accélérés. À cet égard, Vetements signale aussi pour l’époque actuelle la fin d’un normcore que la marque s’est adroitement approprié afin de le cannibaliser et de le distancer, par un remodelage et un détournement plus ou moins radical des jeans stone wash, des blousons à capuche, des bombers, des doudounes, des vestes université et des pantalons de jogging.

D’un autre côté, 1990 représente aussi l’année zéro en termes de la naissance d’un Berlin unifié devenu la capitale de la créativité débridée et non contaminée et de la culture jeune (le club Trésor a ouvert en 1991, ce qui coïncidait plus ou moins avec l’ouverture du centre d’art Kunst-Werke, et que suivrait bientôt celle des galeries de la ville restées prestigieuses jusqu’à notre époque, comme par exemple la galerie Contemporary Fine Arts – devenue « Fine Arts » avec Bruno Brunnet – et la galerie Neuguerriemschneider).

Il est peut-être révélateur que la crise de la mode vécue par Raf Simons, dont l’esthétique techno et de rue, brute, non monétisée, du début des années 1990 a toujours été associée à sa marque (et dans une certaine mesure à Helmut Lang), soit devenue aujourd’hui pur pastiche et pourtant dépourvue de nostalgie. Vingt ans après, les riches dandys dégingandés néo-glam Gucci d’Alessandro Michele errent en pyjamas soyeux fleuris, exhibant leur capital de beige brun, jaune et orange qui semble resté coincé dans les années 1970, alors que Givenchy préfère situer ses looks plus coriaces dans le béton lugubre, « pauvre mais sexy », du décor des « Plattenbau » qui entouraient autrefois la Karl Marx Allee. La fétichisation par Saint Laurent du vintage-bobo chic de L.A. montrée au Hollywood Palladium pour la collection hommes automne-hiver 2016/17, tellement ignorante de ce qui se passait ailleurs dans la majorité des maisons de couture, n’en représente cependant pas moins qu’une autre facette de la tendance actuelle de schizo-ahistoricité.

  1. [1] Benjamin H. D. Buchloh, « Farewell to an Identity », in Artforum, vol. 51, no 4, décembre 2012, p. 253-261.
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