Les portes de la déviation, sur Sam Pulitzer à la galerie Francesca Pia, Zürich

— Daniel Horn

Sam Pulitzer, Shadow of the Problem as Such
Galerie Francesca Pia, Zürich, 25 novembre 2017 – 19 janvier 2018

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Shadow of the Problem as Such, la première exposition de Sam Pulitzer en Suisse, a-t-elle été ce que la nuit étoilée de Berlin était aux yeux de Hegel, ni particulièrement lumineuse, ni rédemptrice[1] ? À sa décharge, on pourrait remarquer que le but incertain du dilettantisme – du moins en ce qui concerne l’art en général et cette exposition en particulier – remonte à l’étymologie latine delectare : se réjouir ! On retiendra Too much tension, too much beer / What the hell am I doing here (2017) – citation d’une chanson du groupe punk Blitz – comme l’un des titres les plus accrocheurs parmi cette dernière livraison de dessins colorés et caustiques (vingt dessins pour être précis, tous de 2017, accompagnés de titres, parfois en plusieurs langues, qui dialoguent avec les légendes des oeuvres plus qu’elles ne les décrivent). Certaines de ces oeuvres, de la taille d’un bagage à main, sont probablement déjà devenues des must saisonniers, d’autres moins, c’est le sort de toute nouvelle collection. Pour ma part, je parierais surtout sur le combo Hegel-Blitz que j’évoquais en début d’article. Ce sandwich sémantique est si bien composé, et si délicieux, qu’il est difficile de résister au plaisir de mordre dedans, ce qui reviendrait à céder au piège – ou au plaisir – de l’interprétation (mon « job », en l’occurrence). En effet, si l’on fait abstraction de l’étoile, digne d’un dessin d’enfant excessivement minutieux, la pièce de la lame de rasoir imagée est tout de même assez punk (ou plutôt, elle revêt une « connotation » punk, pour faire référence au processus de mystification de Barthes ou peut-être à Malcolm McLaren, tous des hommes blancs décédés, figures de référence probablement toutes obsolètes). La philosophie continentale (Deleuze !) a la cote chez les collectionneurs, les curateurs, les advisors et bien d’autres. La lame de rasoir est donc susceptible d’être perçue comme une synthèse rusée ou une dialectique pointue et si elle ne délivre pas les « belles âmes » sous-estimées de Hegel des 99 % de cette planète de losers, elle contient tout au moins cette sorte d’acuité ou d’agencement, que les gens impliqués dans l’art contemporain ont l’habitude de s’accorder (de manière financière, sociale, institutionnelle ou académique). « Chaque ordre établi tend à produire […] la naturalisation de son propre caractère arbitraire », disait Pierre Bourdieu [2]. C’est ce que l’on retrouve dans la rétribution conceptuelle des oeuvres de Sam Pulitzer, et c’est peut-être ce qui permet aussi de comprendre un peu Shadow of the Problem as Such, si tant est qu’il y ait de réelles allusions aux vrais problèmes (mondialisation et injustice, polarisation économique croissante, violence du quotidien, défaillance de la mémoire et schizophrénie systémique, ou juste angoisse de la performance et nostalgie, pour commencer).

Sam Pulitzer présente ici un mélange visuellement juvénilisé, voire infantilisé, dans lequel la (dés)information (et/ou de la fast-poetry et/ou la procrastination réifiée) peut être assemblée virtuellement à travers des pages web mises en favoris ou grâce au bouton Google « J’ai de la chance ». Le style des illustrations sorties de dossiers informatiques au classement entropique est variable selon leur provenance. On perçoit toutefois un penchant pour un réalisme charmant, flirtant avec une esthétique muraliste des pays des second ou tiers-monde, ce qui, cela va sans dire, ne relève pas d’une pauvreté matérialiste ou d’un décalage culturel. La posture de l’artiste comme copywriter ou comme directeur artistique – pour défier l’autorité et s’en moquer, pour déqualifier l’authenticité ou pour abuser d’auratisation et de créativité – n’est pas nouvelle. Les artistes l’ont perfectionnée dès le début du XXe siècle. Et Sam Pulitzer adopte cette posture avec une aisance technique dans des productions ordonnées comme des mille-feuilles parfaits. Ses permutations aléatoires, ses non-sens copiés/collés négatifs, ses appropriations et techniques d’appropriation ainsi que ses teasers cérébraux conceptuels texte-image – les « problems » du titre – sont fournis sans coût supplémentaires avec la boîte de crayons de couleur de l’artiste. Mais maintenant, qu’est-ce qui exactement projette quoi, l’ombre de qui, sur quelle surface, quel fond, quelles conditions systémiques, quel vernissage de white cube ?

Les visiteurs furent confrontés à des portails textuels intriguantes séparant les dessins hygiéniques, ultra-protégés et délicats. Un agencement devenu presque une marque de fabrique chez l’artiste, qui s’en sert pour formaliser les capacités réflexives extra-murales et les contingences de ses productions. Personnellement, et d’un point de vue purement formel, j’aurais pu me contenter de ces textes, mais c’est une question de goût, et de ventes. Les dessins mériteraient d’être rassemblés dans un beau livre, mais ce serait probablement trop désuet et trop introverti, et certainement sans aucun intérêt commercial. En réalité, les dessins gagneraient à être agrandis pour être affichés dans le métro, dans des fast-foods ou tout autre espace semi-public où des individus aliénés – ou simplement fatigués – viennent s’assoupir ou s’asseoir, le regard dans le vide (un endroit banal, mais situé ailleurs, en circulation). Le texte d’introduction, dense et polyphonique, n’est toutefois pas destiné à une réflexion ou à une consommation immédiate (contrairement aux proverbes que l’on pourrait trouver au-dessus des portes d’une maison rustique, ou dans les interventions d’un Lawrence Weiner). Cela demanderait en effet des contorsions acrobatiques et une vision surhumaine. Le texte possède un vernis poétique certain, non seulement pour simuler une profondeur, mais aussi pour encourager un positionnement quelconque par rapport aux oeuvres, à l’espace, aux autres spectateurs, au système, aux possibilités et aux contraintes, à l’ensemble et à ses parties.

Traduit de l’anglais par Aurélien Ivars

Haut : Where Is Santiago Maldonado?, 2017, crayon de couleur et vinyle adhésif sur papier, encadré, 32 × 47,5 x 3,5 cm

  1. [1] « Die Sterne, hum! Hum! Die Sterne sind nur ein leuchtender Aussatz am Himmel ». Citation de G.W.F. Hegel reprise par Sam Pulitzer dans Too much tension, too much beer / What the hell am I doing here (2017). Citation extraite des Aveux d’un poète d’Heinrich Heine (1854). Traduction française : « Les étoiles, hum ! hum ! les étoiles ne sont qu’une lèpre luisante sur la face du ciel. »
  2. [2] Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Genève, Droz, 1972, 164
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