Hors de la boîte, sur le film The Square (réalisé par Ruben Östlund)

— Jason Simon

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Avant la réalisation de The Square (2017), Ruben Östlund s’est entretenu avec
le directeur du Moderna Museet, Daniel Birnbaum, pendant plus d’un an. Le
film en a bénéficié, car Östlund et Claes Bang, son acteur principal, maîtrisent
parfaitement le langage codé du cadre culturel et institutionnel de l’art contemporain.
Pour les familiers du monde de l’art, The Square est devenu le film
à voir, et il a fortement touché les points sensibles, en pour ou en contre, de
cette partie du public au moins. La gamme des catégories et des situations
plus que reconnaissables invite à une considération réflexive de nos propres
réponses : une ambivalence entre le malaise et le plaisir d’être conquis par
l’esprit sournois du film. Le fait qu’il semble si juste et si cynique à la fois
amène une sorte d’admiration/répulsion devant ses rares aspects comiques.
The Square est également structuré par des séquences distinctes, comme le
sont les pensées qu’il nous a inspirées, exposées ci-dessous.
The Square est un étrange héritage de l’époque intellectuelle de Birnbaum :
une satire sombre et une oeuvre de cinéma populaire, célébrée par la critique,
qui tire le maximum des fausses vanités du musée pour les dévoiler. Les oeuvres
d’art, les titres, les motivations et les tâches professionnelles imbriqués dans
l’intrigue sont pour la plupart totalement plausibles, même si les choix dramatiques
ne le sont pas : les discours d’ouverture, le chef invité au dîner, la soirée
dansante endiablée où l’équipe du musée participe plus activement que tous
les autres convives, tout cela est dépeint adroitement et semble étrangement
familier. En contrepartie d’une telle fidélité, le jury du Festival de Cannes, sous
la présidence de Pedro Almodovar (qui n’est pas étranger au portrait comique à
la limite de la caricature), a récompensé Östlund de la Palme d’or. Lorsqu’une
satire autocritique si particulière perce et qu’elle est reconnue, qu’elle n’obtient
rien de moins que la plus grande récompense du Festival, on peut alors
se sentir soulagé que le genre perdure. On avait proclamé la fin de l’ironie, au
moins la satire vit-elle toujours. Et c’est un jeu d’enfant que de puiser dans le
monde de l’art, source fiable pour les tournages, depuis au moins Daumier.
Les caricatures du monde des connaisseurs, du snobisme artistique et de la
création isolée sont des genres comiques sur lesquels on peut s’appuyer et qui
positionnent les spectateurs payants radicalement à l’opposé, du côté de la collectivité
distraite, divertie par les films populaires. Alors, pourquoi Birnbaum
a-t-il accepté de participer ?
Le moment charnière du film, qui a été choisi pour illustrer l’affiche, est
une performance réalisée lors d’un dîner de gala du musée par un artiste
appelé Oleg, qui joue un homme-singe. Tout en hurlements, grognements et
muscle, il sème la panique, dompte le public et efface l’autre artiste concurrent
nommé Julian (vêtu d’un pyjama ordinaire comme le Schnabel du même prénom,
joué par Dominic West) ; il amorce une tentative de viol qui éveille la
foule en tenue de soirée à la violence et la pousse à des cris passionnés, allant
jusqu’à « Tuez-le ! » La force viscérale de la scène est due à l’acteur Terry
Notary. Dans la vie réelle, Notary est un acteur professionnel spécialiste des
rôles de singes pour l’industrie cinématographique. Les talents d’imitation
de gorilles de Notary recouvert d’effets spéciaux ne sont pas ici saisis comme
ils le sont habituellement, derrière une image de synthèse, d’un costume et
d’un masque, mais pleinement révélés comme la pratique artistique fictionnelle
d’Oleg. Être capable d’imiter un grand singe dominant dans un film à
gros budget est manifestement une pratique artistique, bien qu’elle devienne
vicieuse ici, au gala du X-Royal, en mordant la main qui la nourrit. La scène
est un long tour de force de malaise intense, et elle signale le début de la fin
du personnage principal, Christian, le directeur et conservateur en chef du
musée. Le mérite en revient à Östlund, qui exploite un glissement entre beaux arts
et cinéma – incarné par Oleg/Notary – tout en jouant sur les pratiques
artistiques contemporaines comme des totems vides.
Le style dramatique retenu – qui a été comparé aux maîtres du prénumérique,
et qui ici semble rappeler délibérément Caché (2005) de Michael
Haneke – sonde impitoyablement ses personnages. Comme l’installation vidéo
d’Oleg que nous voyons plus tard projetée au X-Royal Museum, les grands
écrans représentent un nouvel ensemble de privilèges qui traversent les frontières
institutionnelles, y compris celles d’Östlund. Le cinéma numérique a
ramené le genre de l’observation, dans la comédie comme dans l’art vidéo, pour
notre âge d’or du contenu scénarisé préparé à l’avance. Limités uniquement
par le temps et le stockage numérique, au lieu de la vieille angoisse de la pellicule
et des coûts de laboratoire pour la réalisation d’un film, les grands écrans
et les longues focales signalent le chevauchement du cinéma et de l’installation
vidéo artistique qui est le terrain littéral et figuratif du film The Square.
En contraste, les petits écrans mobiles sont destinés au montage accéléré, aux
collages de texte et de son sur une texture d’image pixelisée, comme la désastreuse
vidéo promotionnelle du musée postée sur YouTube. Cependant, tout au
long du film, en dépit de l’attention portée à ce qui est montré, c’est l’impossibilité
de dire ce qui est signifié, ce qui est évident, qui cause pratiquement
la perte la plus drôle de tous les personnages : quand les musées sont pleins à
craquer de médias, la crise du musée est une crise de contenu.
C’est Lola Arias, une artiste et sociologue argentine, qui est l’auteure de
l’oeuvre d’art éponyme du film ; son personnage est entièrement absent, donc,
de manière allégorique, Christian doit constamment la remplacer et représenter
l’oeuvre : défendre ses visées humanistes, son altruisme et son civisme, enseigner
ses principes charitables et incarner sa beauté avec son apparence physique
de mannequin. Il échoue presque à tous les coups, en général sans s’en rendre
compte. Le sujet de la satire est toujours plus ou moins allégorique, en suspens
entre des signifiants ; dans ce cas, quelque chose comme tenaillé entre le familier
corrosif et l’ambition sans espoir. Faire de ces mésaventures et contretemps
une infortune particulière de la masculinité est le point fort de la satire d’Östlund.
Son film précédent, Force majeure (2014) est un rendu plus convaincant de
l’art du cafouillage chez certains privilégiés inconscients du naufrage de leurs
propres motivations et comportements. Dans ce film, une jeune famille en
vacances à la montagne doit survivre à la crise de lâcheté de son naïf patriarche.
Mais, dans The Square, l’homme au centre de l’histoire est seul – symptôme du
monde de l’art que le film d’Östlund ne peut pas manquer d’évoquer non plus.
Aucun personnage n’est vraiment le méchant de son propre récit, un angle
mort qui est un terrain propice à la satire. Mon propre malaise au sujet de ce
film est bien pris en compte par Östlund, et cela risque de me satiriser moi même.
En tant que genre, je peux objecter contre le cynisme du film ; je peux
demander : avons-nous toujours besoin que l’on nous rappelle, encore et encore,
que l’art contemporain est le terrain de jeu de riches ignares et leurs courtisans
et fournisseurs de contenu sous-payés et surdiplômés ? Que ce film et
notre monde de l’art actuel fassent la paire ou non est un débat stérile. Dans
ce sens, la farce d’Östlund est parfaitement réussie. Après tout, on peut être
satisfait d’avoir une satire qui défie de telles vaches sacrées, et qui est récompensée
d’un prix pour cela. Trump ne rit pas, et cela pourrait être une raison
suffisante pour défendre le genre, à défaut du film. The Square est plein de
petits résidus d’intention libérale, qui flottent dans l’air comme l’art dans le
musée. Dans les moments drôles du début, la sollicitude sombre dans la négligence,
la réparation se transforme en maltraitance, la restauration en destruction
et les sentiments partagés sont inversés par les étrangers comme par les
profiteurs. Ces événements se construisent à l’arrière-plan comme des séries
chorales, jusqu’à ce qu’ils se matérialisent sous la forme de mendiants et de
sans-abris qui jalonnent les trajets quotidiens de Christian dans Stockholm.
C’est l’art qui brise le contrat social, le noble immigré qui expose le sectarisme
et les mensonges de Christian. Ce dernier est un adolescent joué par Elijandro
Edouard, qui vit dans les banlieues dures et qui jure de « créer le chaos » pour
Christian, et qui y réussit. À ce moment, le film a quitté le musée, et il n’y
retournera pas. Les forces sociales ont rattrapé l’art, le curateur et la comédie,
et nous ne pouvons plus que fixer, médusés, Christian à côté de ses filles, en
nous demandant ce qu’il va bien pouvoir devenir, sans l’art, sans farce.

Traduit de l’anglais par Michèle Veubret

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