L’herbe et la pratique de la liberté

— Claire Fontaine

 « Il est vrai que l’herbe ne produit ni fleurs, ni porte-avions, ni sermons sur la montagne. Mais en fin de compte c’est toujours l’herbe qui a le dernier mot […], la fleur est belle, le chou est utile, le pavot rend fou. Mais l’herbe est débordement, c’est une leçon de morale [1]
Henry Miller, Hamlet

Ce dossier a des longues racines qui s’enfoncent dans une rencontre avec Helena Reckitt à Toronto en 2014 à l’occasion de l’exposition qu’elle avait organisée à la OCAD University intitulée Getting Rid of Ourselves, qui résulta en un dialogue, qu’elle voulut à son tour poursuivre avec ses étudiantes et ses collègues du cours d’études curatoriales de Goldsmiths par un groupe de lecture, qui donna ensuite lieu à deux colloques : le premier se tint à Goldsmiths sous le titre de Feminist Duration in Art and Curating en 2015 et le deuxième intitulé (en hommage au livre-phare de Carla Lonzi Vai pure) Now You Can Go en 2016, occupa quatre journées (et soirées) et prit place dans plusieurs lieux de Londres.

Une partie des échanges de Now You Can Go fut rapidement postée sur YouTube, les autres n’existent que sous forme de notes pensées pour l’oralité que les autrices n’ont pas voulu systématiser en les transformant en textes écrits. Ce qu’on lit ici ne sont pas des actes de colloques, ce qu’on publie n’est pas un état de lieux de quoi que ce soit. D’ailleurs des ramifications de ces projets se prolongent dans notre présent : le 1er octobre 2016 à La Monnaie à Paris a eu lieu le colloque Work, Strike and Self-abolition. Feminist perspectives on the Art of Creating Freedom, qui incluant d’autres voix, convoquant d’autres problèmes, poursuit la recherche.

Feminist Duration in Art and Curating et Now You Can Go sont nés dans un contexte où, bien que de façon non programmatique, la hiérarchie entre le visuel et le conceptuel avait été abolie avec succès. Une fois ce mur abattu, la question de la forme de vie fit naturellement irruption dans les débats : créer des œuvres, des pensées, des modes d’existence, des agencements, des formes de vie, depuis cette perspective, fait partie d’un continuum qu’il faut aborder et analyser comme tel, sans le compartimenter. Les crispations des féministes du passé envers une identité professionnelle vue comme un compromis indigne, celles des artistes ne supportant plus leur contexte humain, social, professionnel, celles des mères luttant contre une identité-prison et les impératifs contradictoires de famille et de société et tant d’autres questions émergèrent : un laboratoire de la lucidité voyait le jour. On opérait en l’absence de quelque plateforme identitaire que ce soit. On observait les femmes (et on s’observait nous-mêmes) à l’intérieur de la société en pleine conscience de nos complicités avec le désastre et de notre pouvoir de l’arrêter. Une fois abandonné tout rêve d’extériorité aussi bien que d’exemplarité, on mettait la théorie et la pensée au service de la vie en libérant la parole et en faisant émerger de réflexions irrévérentes, joyeuses. On trouvait dans le sens de ces recherches un paradigme qui nous autorisait à fuir les hiérarchies habituelles sans même devoir s’arrêter à les critiquer et à procéder dans une direction qui permette de faire cœxister art contemporain et pensée radicale. En dehors de la cage de la pensée critique, hors de tout commentaire ou rapport prescriptif du conceptuel envers le visuel, l’immense puissance des théories féministes (socialement humbles et politiquement nobles) prouvait sa capacité à fertiliser et inspirer l’expression visuelle.

Il y a un art de penser qui crée un art de vivre et ce sont là des arts qui ne s’exposent, ne se pensent pas comme tels, ce sont des formes de virtuosité qui seules peuvent permettre à l’art contemporain de sortir du gué des malentendus.Inventer sa propre liberté est un travail solitairement collectif. C’est une nécessité si nous ne voulons pas renoncer à penser : dans notre présent sillonné de guerres, il est vital de se poser la question de quel type de paix ou de trêve nous avons besoin et par quel type de travail nous souhaitons y contribuer.

Les témoignages récoltés par Lia Cigarini auprès des femmes professionnellement actives sont éclairants à ce sujet. Dans Une autre narration du travail [2] en 2006 elle soulignait que le dépassement partiel de la division entre sphère productive et reproductive n’a pas effacé le lien spécifique que les femmes ont avec la vie et le travail du soin. Un groupe de jeunes femmes interrogées sur leurs priorités entre le travail (d’amour) dont elles se chargeaient à la maison et celui qu’elle faisaient à l’extérieur et était professionnellement reconnu et rémunéré, ont répondu en refusant catégoriquement de fixer des priorités entre les deux. « Cette réponse, écrit Cigarini, est interprétée comme un exemple d’ambivalence, mais je crois qu’on pourrait et qu’on devrait la lire autrement : comme un double oui au travail et à la maternité, et donc comme une autre façon de penser le travail. […] Dans le domaine du travail, et non seulement dans celui de la sexualité, la proposition de pratique politique des femmes est radicalement différente de celle de matrice masculine. C’est une politique qui s’appuie sur les formes de vie. »

La politique des formes de vie se produit par le changement radical des hiérarchies symboliques et par l’insurrection des savoirs assujettis – l’autoconscience en est un exemple lumineux. Cigarini conclut en nous rappelant que la culture travailliste du passé (qui encore infecte de façon anachronique notre présent) n’a jamais inclus dans ses narratives l’expérience féminine du travail et que les femmes, pour produire le changement, ont fait levier sur leurs expériences les plus intimes, les plus disqualifiées, les moins valorisables au point de vue politique, qui ne trouvaient pas de place dans les paradigmes interprétatifs en cours.

Et si à la façon de l’herbe deleuzo-guattarienne cette vision et pratique de la vie, cette forme de vie du double oui avait infiltré le capitalisme patriarcal et infestait discrètement les fondations d’une civilisation destructrice ? La question n’est pas oisive et nous espérons que les textes qui suivent puissent nourrir l’espoir d’une réponse affirmative.

  1. [1] Henry Miller et Michael Fraenkel, Hamlet, Paris, Corrêa, Buchet / Chastel, 1956, cité par Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux : Capitalisme et schizophrenie, Paris, Minuit, 1980.
  2. [2] L’essai « Another narration of work » a été présenté initialement à la 12th International Association of Women Philosophers (IAph) à Rome (31 août – 3 septembre 2006) et publié ensuite dans Critica Marxista, n° 6, 2006. Le texte original est consultable sur : http://www.universitadelledonne.it/cigarini.htm